Transmettre

Lettres à mes élèves

Mes très chères et chers élèves, j’ai hâte de vous retrouver lundi. Ce ne seront pas des retrouvailles habituelles. La tristesse ne s’efface pas d’un revers de la main. Le deuil prend du temps. Et la violence laisse des blessures. Ces deux semaines pèseront de tout leur poids sur le plafond et sur les murs. Nous refermerons la porte de la salle de classe et nous ouvrirons grand les fenêtres. Respirer enfin dans le silence.

Joan Miró – Cahier d’ombres (1971)

Mes très chères et chers élèves,

J’ai hâte de vous retrouver lundi. Ce ne seront pas des retrouvailles habituelles. La tristesse ne s’efface pas d’un revers de la main. Le deuil prend du temps. Et la violence laisse des blessures.

Ces deux semaines pèseront de tout leur poids sur le plafond et sur les murs. Nous refermerons la porte de la salle de classe et nous ouvrirons grand les fenêtres. Respirer enfin dans le silence.

Ici, dans cette bulle, nous pourrons enfin nous poser.  Pour faire ce que nous avons toujours fait. Écouter, parler, échanger ; interroger, analyser, mettre en lien ; découvrir, apprendre, construire.

J’aimerais tellement pouvoir vous dire que cette violence extrême ne nous concerne pas. Ce serait vous mentir, me voiler la face. Elle nous concerne ô combien, parce qu’on nous l’a imposée. À dessin, ai-je envie de vous dire, parce que ce lieu qui s’appelle l’école est l’un des derniers refuges où l’on invite à prendre son temps pour construire l’intelligence en commun. Et où nous construisons nos rapports sur l’humanité.

Nous savions depuis 2012 qu’au nom d’une idéologie totalitaire des professeurs et des élèves pouvaient être assassinés ; des dessinateurs, des journalistes, des policiers et des militaires, des simples passants ou spectateurs ; des personnes parce qu’appartenant à une autre religion. Nous connaissons la profondeur de la menace du terrorisme dont l’objectif n’est pas l’assassinat, mais la peur distillée, la haine engendrée, les clivages créés. Et nous luttons avec nos armes : l’intelligence.

Ce que nous ignorions, en revanche, c’est que le monde était prêt à tomber dans le piège. Et je vous vois venir avec vos questions toutes plus pertinentes les unes que les autres et qui se résument à celle-là : pourquoi réagissent-ils exactement comme il ne faudrait pas ?

Une chose est certaine : vous n’y êtes pour rien. Cette violence que nous subissons n’est pas la nôtre. L’école est devenue le terrain d’affrontement entre adultes pour qui les élèves sont le cadet des soucis. Des objets et des fantasmes, sur lesquels on projette. La philosophie allemande utilise le terme de Mündigkeit, c’est-à-dire la capacité intérieure et extérieure à être responsable et prendre des décisions. Paradoxe ultime, alors que l’école est le lieu de l’acquisition de la Mündigkeit, celles et ceux qui la font ne sont pas dignes d’être considérés comme sujets.

Une autre l’est tout autant : nous n’avons pas peur. Parce que l’école est – quoi que les incendiaires en disent – l’endroit – peut-être le dernier – où nous dépassons les a priori, les différences pour créer un ensemble.

Comme toujours nous allons prendre le temps pour tirer les fils, saisir les enjeux, analyser les intérêts des acteurs, établir les possibilités et les contraintes historiques. Pour ce faire nous allons ouvrir grand la porte de la salle de classe. Ils et elles pourront écouter s’ils et elles le souhaitent pour apprendre ce que c’est qu’un.e élève, un.e prof une salle de classe, un cours, une école. On n’y trouve ni héros, ni ennemis ; on y trouve en revanche nécessairement en héritage le monde que les adultes ont façonné.  Nous ferons en sorte de n’y trouver ni mise en scène, ni instrumentalisation.

Nous, l’école, allons cesser d’être le réceptacle de leurs échecs, leurs incapacités à créer du lien.

Parce que notre monde, qui se nourrit de nos différences, de notre quête quotidienne de faire société, ne peut que leur tourner le dos, celles et ceux qui nous ont abandonné – pour faire carrière pour les un.e.s, par échec professionnel pour les autres – et pourtant proclament quotidiennement à qui veut bien l’entendre qu’ils/elles savent.

Contre les violences et les obscénités, nous continuerons comme avant. Avec le même enthousiasme et la même envie. Avec un peu plus de tristesse. Mais avec la volonté que le rire revienne vite.

Nous ne le devons à personne.

Juste à nous. Et à l’avenir.

Et en pensant à Samuel Paty.

Vous me manquez.

Publié le 27 octobre 2020
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