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Les mains invisibles du temps - 1/3

Cet automne, Muriel Pic propose pour Entre-Temps une série de textes et d'images dédiées aux mains. Ces mains sont comme un fil rouge, dont la trame se noue d'abord, cette semaine, autour de son récit "Affranchissements" (Seuil, 2020) et des petites enveloppes minutieusement datées qui en constituent l'amorce.

Une partie de la collection de timbres a été soigneusement rangée, chaque image minuscule bien alignée entre le carton noir et le papier transparent. Au fil des pages, le désordre gagne et ma lassitude devient de plus en plus évidente. À la fin, l’album est vide. Dans un sac plastique, à côté, un tas de petites enveloppes qui n’ont pas encore été ouvertes. Sur chacune, Jim a noté le mois et l’année de parution des timbres qu’elles contiennent. Il ne me restait donc plus qu’à les ouvrir, de la première datée de décembre 1998, moment où j’avais arrêté de me préoccuper de ses envois, à la dernière, de janvier 2001, à peine deux mois avant sa disparition début mars. Sur cette ultime enveloppe, son ultime envoi, il a inscrit la date, le mois et année comme de coutume, mais, en plus et de manière exceptionnelle, mon prénom et mon nom. […] En traçant ainsi mon nom complet sous la mention d’un des derniers mois de sa vie, Jim avait fait bien davantage qu’identifier la destinataire de l’enveloppe ; il me faisait l’auteur de son existence à la date de son achèvement, la signataire d’un récit à écrire, d’un poème encore invisible. […]

Avec ces pensées troubles, j’ai commencé à ouvrir les enveloppes les unes après les autres, en suivant scrupuleusement leur ordre chronologique, sans doute pour vaincre le vertige qui m’envahissait de m’aventurer dans un imprévisible passé. Et, de fait, j’ai revécu, enveloppe après enveloppe, puis timbre après timbre, les dernières années de la vie de Jim et, avec elles, ce à quoi je ne m’attendais pas, notre passage au troisième millénaire. Une existence anonyme et sans relief est devenue le révélateur d’un événement historique intensément vécu par une génération, que l’arbitraire du calendrier et le hasard des naissances avaient placé à une jointure entre les siècles. Le temps m’apparaissait soudain comme une somme de dates précises, mais irréelles, une vaste fiction pleine d’indications pour se perdre. Après quelques heures, plus rien de l’ordre initial des enveloppes n’existait, chacune gisant éventrée sur la table de mon bureau, les timbres épars et pêle-mêle m’offrant le tableau d’un chaos sans précédent, une grande bataille que l’histoire et le temps se livraient sous l’étoile unique d’une vie, celle d’un petit bossu dont j’étais la seule à connaître le nom complet.

Affranchissements, p. 64

Affranchissements

 

                             

Publié le 15 septembre 2020
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