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Les "Hist-Orateurs", nouveaux transmetteurs de l’histoire sur YouTube (2)

De manière exponentielle depuis 2014, de nombreux vidéastes, en majorité amateurs en histoire, ouvrent une chaine d’histoire sur la plateforme YouTube. Arthur de Forges de Parny, doctorant en sociologie, mène actuellement un travail de thèse autour de cette nouvelle forme de vulgarisation de l’histoire. Un patient travail de recensement lui a permis de définir un corpus à partir duquel il s’intéresse à l’organisation du travail de ces vidéastes mais également à leurs différents modèles économiques, à la forme et aux performances des contenus proposés ainsi qu’aux rapports qu’ils entretiennent avec la discipline historique. Dans ce deuxième article, il s'intéresse à la forme spécifique de la vulgarisation de l'histoire par ces "Hist-Orateurs".

La vulgarisation de l’histoire sur YouTube implique une posture et le conditionnement à un cadre, déterminé par des choix et des organisations de travail. Chaque vidéo, quelle qu’elle soit, face-cam ou non, est le fruit d’une configuration qui inclut et exclut des connaissances par le YouTubeur, qui s’inscrit dans un itinéraire particulier. Tout contenu audiovisuel du vidéaste implique un point de vue et tout ce qui est donné à voir et raconté dépend d’un cadre.

À partir des résultats de différentes enquêtes, notamment d’une collaboration en tant qu’auteur (toujours en cours), avec Benjamin Brillaud (Nota Bene) et Charlie Danger (Les Revues du Monde), d’une observation ethnographique du YouTubeur Florian Guillemin (Question d’histoire) lors de la conception complète d’une vidéo, et d’Ugo Bimar (Confessions d’Histoire), ainsi que de quelques entretiens qui témoignent de la pluralité des contenus et des formats des différentes chaines, l’enquête menée pour ce travail a mis en évidence que, sur YouTube, médiation scientifique et création artistique fonctionnent ensemble. Les YouTubeurs mobilisent plusieurs types de compétences : apprentissage, recherche de données (sources textuelles et visuelles), prise de vue, de sons, montage, transmission de connaissances, qui inscrivent leur démarche dans le registre d’une écriture numérique de l’histoire qui affichent des sensibilités et des ambitions différentes

À partir de l’idée d’ « écriture numérique » de l’histoire, nous considérons, au cœur de l’analyse, les singularités des pratiques culturelles de l’histoire sur YouTube dans la perspective de nous situer dans les débats sur l’épistémologie de l’histoire et de la vulgarisation.

Les problèmes théoriques de la vulgarisation

D’un point de vue étymologique, le terme « vulgariser » est présent, en France, dès le XVIème siècle sous la plume de Jean Lemaire de Belges, avant de plus ou moins disparaître des dictionnaires. Il réapparaît en 1801 dans Néologie ou vocabulaire de mots nouveaux à renouveler ou pris dans des acceptations nouvelles de Louis Sébastien Mercier, renvoyant au parler du commun des hommes avant de prendre son sens le plus répandu en 1823 chez Pierre-Claude-Victor Boiste, dans son Dictionnaire universel de la langue françoise : vulgariser signifiant alors « mettre à la portée de tous ». Le plus ancien usage du substantif « vulgarisation » apparaît, quant à lui, dans le Discours sur l’esprit positif d’Auguste Comte publié en 1844 : « l’entière vulgarisation des connaissances réelles »[1].

La vulgarisation, dans la langue positiviste d’Auguste Comte, désigne un discours qui a pour ambition de s’adresser au plus large public, notamment les non-spécialistes ; un discours répondant à la « nécessité d’une éducation universelle » et qui serait « essentiellement destinée aux prolétaires ». Cependant, comme le note Beaudouin Jurdant :

« Il ne s’agit là encore que d’un vœu purement formel, qui n’a pas encore trouvé les moyens concrets de sa réalisation. Ce n’est qu’au XXème siècle, et plus précisément après la Seconde Guerre Mondiale, que les moyens de communication de masse, à la faveur des progrès réalisés dans la qualité et le coût des publications populaires, ont pu offrir au scientisme la possibilité de satisfaire à l’exigence comtienne d’une ‘‘éducation universelle’’[2] ».

La communication des savoirs auprès de-non spécialistes remonte cependant bien en amont, et est déjà présente en France, avant le XIXème siècle. On pourrait citer Bernard Palissy, un autodidacte du XVIème siècle, préférant « dire la vérité dans un langage rustique, que mensonge en un langage rhétorique[3] » lors de conférences payantes, les cours publics de Jean Antoine Nollet au XVIIIème siècle, ou tout simplement l’Encyclopédie par D’Alembert et Diderot édité à partir de 1751. Ouvrir le champ de recherche vers celui de la communication des savoirs nécessite de la considérer comme une pratique hétérogène, dotée d’une histoire riche, non linéaire, qui s’est développée dans différents formats à travers différents médiums et plateformes, comme appartenant au champ scientifique ; ne dépendant nullement d’un hypothétique « troisième homme[4] ». À la manière de Daniel Jacobi :

« Nous proposons de substituer à l’image véhiculée par la rhétorique de la vulgarisation une autre représentation de la réalité. Il n’y a pas d’un côté un discours scientifique source, discours incompréhensible par le public moyen et de l’autre un discours second, reformulation et paraphrase du premier, destiné au plus grand nombre, mais un continuum dans lequel les scripteurs, leurs textes et leurs diverses intentions se mêlent intimement[5] »

Cette « thèse du continuum » permet de considérer la vulgarisation au-delà d’un acte de traduction, comme un acte d’écriture à part entière. 

Du vulgarisateur à l’Hist-Orateur

Si certains vidéastes mettent l’accent sur le face-cam tandis que d’autres préfèrent le voice over, ces écritures numériques de l’histoire sont profondément marquées par l’association de textes et d’images. Si associer le texte/oral à l’écriture est plus qu’une évidence, il est cependant bon de rappeler que le visuel est aussi écriture.

C’est pourquoi les termes « vulgarisateur » et « vulgarisation » sont questionnés pour rendre compte de l’originalité et de la richesse des propositions des vidéastes, comme cela a été le cas le 15 décembre 2020 lors d’un live entre les différents membres du comité du Label Hérodote (regroupant une vingtaine de vidéastes tenant une chaine d’histoire, réunis et organisés autour d’une charte). C’est Simon, de la chaine Phare à On qui a jeté un pavé dans la mare : « Peut-on parler de vulgarisation ou doit-on parler des vulgarisations ? (…) Peut-être faudrait-il trouver d’autres appellations pour parler un peu de ce qu’on peut faire nous (les vidéastes) ». En réaction, l’appellation « médiation culturelle » a été évoquée (Nico, Metalleux Curieux) et l’importance de la question a été interrogée (Rob, L’Histoire avec une grande Hache).

Avec l’expansion de sa diffusion sur YouTube, l’histoire apparaît de plus en plus visible, accessible, médiatisée et pratiquée mais aussi appropriée, assimilée, digérée, reconfigurée puis rediffusée. Les chaines d’histoire apparaissent alors comme une tribune alternative et complémentaire aux chaires universitaires mais aussi aux systèmes éducatifs traditionnels. Elles investissent l’espace public, espace où les historiens sont relativement peu présents, et n’hésitent pas, parfois, à commenter l’actualité, notamment les usages publics de l’histoire à la télévision. Ainsi lors de la primaire de droite de 2017, suite à l’expression « nos ancêtres les Gaulois » de Nicolas Sarkozy, quelques vidéastes se sont mobilisés pour fournir des réponses via des vidéos. Plus récemment, quand Eric Zemmour défend le gouvernement de Vichy prétextant qu’il avait protégé de nombreux juifs français, quelques jours plus tard, Antoine, de la chaine Histony a publié une vidéo : « la survie des juifs de France » en s’appuyant sur les travaux de Jacques Semelin. D’autres Youtubeurs tentent de décrypter le présent à partir de l’histoire ou de tirer des leçons du passé, comme Larry de la chaine HeraklesTV en soulignant une « utilité » de l’histoire.  Tous ne partagent cependant pas la même vision de ce à quoi elle doit servir.

L’intermédialité est forte chez de nombreux vidéastes. On note des apports de la bande dessinée (D-Mystif) du documentaire d’auto-fiction (Profession gangster), du dessin animé (Horror Humanum Est), de l’archéologie expérimentale (Entrer En Lice) ou encore de la parodie d’émission (Confessions d’Histoire). Parler en considération de ces formes langagières textuelles et visuelles, c’est comprendre dans le même temps que l’écriture numérique de l’histoire est dominée par l’internet en tant qu’entité et lieu culturel, dans lequel, les YouTubeurs tenant une chaîne d’histoire mettent en avant la transmission de l’histoire via divers supports et plateformes.

Déjà, en 1984, face aux nouvelles émissions TV d’’histoire, l’historien Pierre Nora interroge Alain Decaux à propos de son émission La Caméra explore le temps qu’il rattache à un nouveau genre de vulgarisation, l’ « histoire médiatique »[6], ce qui fait d’Alain Decaux un « historien médiatique »[7]. Face à l’ampleur prise par le média télévisuel, le « transmettre l’histoire » échappe au chercheur qui doit façonner de nouveaux outils théoriques. Aujourd’hui, la même problématique se pose. La transmission de l’histoire est devenue une pratique culturelle à part entière et est le fruit, surtout, de créateurs autodidactes, familiers des innovations technologiques et numériques. Le terme « vulgarisateur » montre ses limites et on pourrait imaginer un nouveau terme pour désigner ces nouveaux transmetteurs ou parleurs d’histoire : des Hist-Orateurs.

Ce glissement conceptuel du vulgarisateur vers celui de l’Hist-Orateur permet d’appréhender la transmission de l’histoire dans sa dimension d’ « écriture » et de « faire », avec un regard neuf tout en mettant en avant l’environnement dans lequel exercent les Hist-Orateurs, l’espace numérique.

La question de l’identité des vidéastes d’histoire sur Youtube a été discutée le 22 novembre 2019, lors de la 2nde édition du festival Histoire de lire. À cette occasion, l’élection du meilleur YouTubeur d’histoire s’est soldée par de profonds désaccords entre les membres du jury, notamment entre Frank Ferrand et Benjamin Brillaud à propos de ce que doit être l’histoire sur YouTube. Ce désaccord a été étudié par Prem Carriou qui, pour sa thèse, a réalisé des entretiens avec les Hist-Orateurs à propos de la chaîne « Brandon’s Stories » s’inspirant fortement de l’émission TV Secrets d’histoire :

« Nous avons sciemment choisi de ne pas citer les propos tenus par les YouTubeurs qui ne formeraient qu’un florilège de moqueries souvent cruelles. Toutefois, il est indéniable que le mépris que suscite Brandon chez le reste des vulgarisateurs atteste d’un malaise profond lié à ses créations qui, selon ses détracteurs les plus acerbes n’ont pas leur place sur YouTube en raison du discours idéologique de glorification des élites du passé et de l’apologie de leur culture de domination, tandis que les plus mesurés ne comprennent pas ce que peut apporter à la vulgarisation historique sur YouTube cette imitation des codes télévisuels ayant tant de défauts[8] ».

Secrets
« Saint Louis, sur la terre comme au ciel », Secrets d’Histoire, France 3, 09/09/2014
Brandon
« Le château royal de Fontainebleau », Brandon’s Stories, 30/12/2016

Bien qu’il y ait des désaccords entre certains YouTubeurs à propos de ce que doit être l’histoire sur YouTube et sur internet, ces nouvelles formes d’écriture numérique de l’histoire cherchent la plupart du temps, à s’émanciper des formes télévisuelles aujourd’hui incarnées par Stephane Bern, Frank Ferrant, ou encore Lorent Deutch.

L’historien et les Hist-Orateurs

Les vidéastes d’histoire sur YouTube entretiennent un rapport au temps de l’écriture qui est directement lié à la plateformisation de l’Internet et aux dispositifs socio-techniques tels que l’espace commentaire sous les vidéos YouTube ou les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter (servant surtout à faire la promotion de leurs contenus). Instagram et Tik Tok sont aussi investis en tant que plateforme par certains d’entre eux qui proposent de nouvelles formes de contenus, qui deviennent de plus en plus interactifs.

Le phénomène de l’histoire sur YouTube interroge la place de l’histoire dans l’espace public. Le développement significatif des Hist-Orateurs sur YouTube, depuis 2014, coïncide avec de nouvelles initiatives d’historiens de métier à pratiquer l’histoire « hors les murs ». Des initiatives qui ont aussi cours sur YouTube : certains étudiants en Master histoire, en doctorat ou des docteurs en histoire (Antoine, Histony ; Manon Brill, C’est une autre histoire) ont créé des chaînes et posent la question de l’efficacité d’une conception verticale de la transmission des savoirs.

[1] Auguste Comte, Discours sur l’esprit positif (1844), cité dans Baudouin Jurdant, Les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique, Archives contemporaines, 2009 [1973], p. 28-30.

[2] Beaudouin Jurdant, Les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique (1973), op cit, p 30

[3] Bernard Palissy, Œuvres, Geneve, Slatkine Reprints, 1969, p 13

[4] Beaudouin Jurdant, Les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique (1973), op cit

[5] Daniel Jacobi, Diffusion et vulgarisation : itinéraires du texte scientifique, Franche-Comté, Les Belles Lettres, 1989, p 22

[6] NORA Pierre, « Alain Decaux raconte… Alain Decaux. Entretien avec Pierre Nora », Le Débat, 1984, Vol. 3, N° 30, pp 45-80

[7] Ibid

[8] Prem Carriou, « note de bas de page 251 », thèse de doctorat : la vulgarisation française de l’histoire sur YouTube, Université Paris 3, sous la direction de Laurence Corroy, soutenance 2022

Publié le 26 avril 2022
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