Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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Les "Hist-Orateurs", nouveaux transmetteurs de l’histoire sur YouTube (1)

De manière exponentielle depuis 2014, de nombreux vidéastes, en majorité amateurs en histoire, ouvrent une chaine d’histoire sur la plateforme YouTube. Arthur de Forges de Parny, doctorant en sociologie, mène actuellement un travail de thèse autour de cette nouvelle forme de vulgarisation de l’histoire. Un patient travail de recensement lui a permis de définir un corpus à partir duquel il s’intéresse à l’organisation du travail de ces vidéastes mais également à leurs différents modèles économiques, à la forme et aux performances des contenus proposés ainsi qu’aux rapports qu’ils entretiennent avec la discipline historique. Ce premier article revient sur la délimitation de son corpus et se focalise sur la socio-démographie des vidéastes tenant une chaine d’histoire.

La manière de faire de l’histoire, de l’écrire et de la raconter conditionne un grand nombre de nos perceptions du passé. Aujourd’hui, les vidéastes tenant une chaine d’histoire sur YouTube jouent un rôle de plus en plus important dans la fabrique de ces perceptions. Parmi les multiples disciplines scientifiques, l’histoire occupe une position particulière dans le paysage de l’internet à travers des sites et des blogs mais également les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram, Tik Tok). Cependant, c’est surtout sur la plateforme de vidéos YouTube que la communication historique est la plus dense (Debove, Füschslin, Louis, Masselot, 2020), et la plus diverse.

            Une histoire non-institutionnelle

Les vidéastes sur YouTube affirment que l’histoire est l’affaire de tous et se présnetent comme ses nouveaux transmetteurs. Ces nouvelles « formes » d’histoire _ auxquelles nous nous intéressons ici _ ne sont pas celles que produisent les historiens de métier, mais elles demeurent construites, agencées et organisées dans une logique et une cohérence interne. Autrement dit, elles sont intelligibles. Qu’il s’agisse du passionné de cuisine qui s’intéresse à l’histoire de la recette d’un plat et à ses variantes, du critique de cinéma qui va voir le nouveau film Dune en le remettant en perspective avec la saga de romans et les précédents projets et adaptations, ou tout simplement du passionné de jeu vidéo qui retrace l’évolution de telle licence vidéoludique, chaque objet analysé est inscrit dans un mouvement généalogique et « chevillé à un point déterminé »[1], donc replacé dans un temps historique. Dès lors qu’apparaît « l’opération historiographique »[2]  dont parle Michel de Certeau, il y a, d’une manière ou une autre, production d’histoire, une histoire différente de celle pratiquée par l’historien, mais une histoire tout de même, une histoire non-institutionnelle. Internet et la plateforme YouTube ont ainsi favorisé, par une culture participative, l’émergence de nouveaux modèles de diffusion et de production des savoirs.

Il sera impossible, ici, de traiter de manière exhaustive de l’ensemble des pratiques non-institutionnelles de l’histoire, et de rendre compte de la diversité des approches théoriques et méthodologiques que requiert un tel champ de recherche. Sont ainsi exclues de mon corpus les chaines traitant de l’histoire des personnages de fiction (de jeux vidéo le plus souvent), de l’histoire de l’art ou encore de l’histoire du cinéma _ cette dernière s’apparentant, sur YouTube, davantage à une histoire de la mise en chantier de films et est, le plus souvent, non pas l’orientation principale d’une chaine, mais un sujet secondaire, voire tertiaire. Je me focaliserai sur les chaines d’« histoire généraliste » que je définirais de manière imparfaite comme celles qui parlent du passé des hommes et non des œuvres. Ces chaines ont en commun d’être reconnues comme telles par les secteurs connexes : l’édition, la presse via des « TOP » des chaines d’histoire, ou par les vidéastes eux-mêmes lors de recommandations dans les vidéos ou sur le groupe Facebook « Forces d’interventions historiques » (qui fait figure de représentant autoproclamé des acteurs de l’histoire sur YouTube, en regroupant une centaine de membres, vidéastes ou non, comptant aussi quelques historiens de métier, échangeant à propos d’idées de sujets, d’orientation bibliographique).

            Cartographie des vidéastes tenant une chaine d’histoire

Pour comprendre la manière dont s’organise cette galaxie de l’histoire sur YouTube, il est nécessaire de se perdre soi-même dans les méandres de la plateforme, d’explorer ses moindres recoins, la plupart du temps, de manières hasardeuses. Si j’ai utilisé les ressources de trois annuaires en ligne, « Social Blade » « les internettes » et « la vidéothèque d’Alexandrie », la plupart du temps, c’est directement sur YouTube que j’ai cherché des chaines d’histoire pour constituer un corpus. La première difficulté est l’impossibilité de rechercher une vidéo par « catégorie », la seconde est l’algorithme de YouTube qui met en avant le plus souvent les chaînes disposant de grands nombres d’abonnés et publiant de nouveaux contenus régulièrement ; les petites chaines disposant entre 1 et 100 abonnés étant difficiles d’accès. Souhaitant être le plus exhaustif possible, c’est après une lente exploration, des dizaines de mots clés _ notamment « histoire », l’entrée « civilisation » associée à « grecque » ou « romaine », certains  grands noms ou  évènements _ et autres clics sur des suggestions ou des commentaires vers d’autres profils que j’ai réunis un corpus de 156 chaines non institutionnelles d’ « histoire généraliste », crées entre 2008 et 2020 ; le recensement des vidéastes étant toujours en cours. Une croissance particulièrement importante est observable de 2014 à 2018. Un pic de croissance est atteint en 2017 avant un ralentissement significatif depuis 2019.

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Le succès des chaînes est très inégal, seulement une poignée d’entre-elles concentrent la plupart des abonnés. 113 chaînes ont moins de 50 000 abonnés, parmi elles, 72 ont moins de 5000 abonnés et 41 en ont moins de 1000.

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Les vidéastes sont majoritairement des hommes, sur 156 chaînes, seulement 20 sont tenues par des femmes et 5 autres par des binômes ou des collectifs mixtes. La première femme, Charlie Danger, ouvre sa chaîne en 2014, 4 autres font de même l’année suivante, mais aucune croissance significative n’est à noter jusqu’en 2020 ; et très peu de femmes rencontrent le succès.

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À partir d’un échantillon de 90 chaînes, la moyenne d’âge est de 34 ans pour les hommes et de 32 ans pour les femmes ; la plupart ayant un niveau d’étude élevé (Bac + 4 – 5).

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Près de la moitié ont suivi ou ont commencé une formation en sciences sociales, 37% en histoire, 11% en histoire de l’art – archéologie, 1% en anthropologie. Seulement 9% ont un niveau égal ou inférieur au bac.

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            Structures et modèles économique

Ce développement considérable s’accompagne, à différentes échelles, d’une véritable organisation du travail et de l’apparition de trois grandes structures organisationnelles. Si la plupart des vidéastes demeure « indépendants », certains se rassemblent au sein de collectifs divers et constituent une structure « à réseaux » tandis que quelques-uns développent de véritables structures « entrepreneuriales » en multipliant divers partenariats, aussi bien avec des sociétés de production, des publicitaires et des institutions. Ils entretiennent également un réseau professionnel avec d’autres Youtubeurs et des chercheurs en sciences sociales.

La première, que j’appelle la structure « indépendante », est la plus répandue : un vidéaste autonome ou travaillant avec quelques amis (cadre, montage). La plupart du temps, il est seul, en face cam ou en voice over sur des images, comme Fredéric Louarn de la chaine Hérodot’com (face cam) ou Florian Guillemin de la chaine Question d’histoire (voice over).

La seconde, la structure « à réseaux » concerne notamment les membres du Label Hérodote, un collectif fondé en 2018 par 7 YouTubeurs comptant aujourd’hui une vingtaine de membres actifs, réunis autour d’une charte comprenant 5 piliers : « la Transparence », « la Qualité de réalisation », « le Travail sourcé », « la Coopération » et « la Créativité ».

La troisième, la structure « entrepreneuriale », concerne seulement 2 vidéastes : Benjamin Brillaud de la chaîne Nota Bene, et Charlie Danger de la chaîne les Revues Du Monde qui travaillent avec une équipe occupant des postes définis et spécialisés, du chef opérateur au monteur, en passant par le chargé de communication et les auteurs.

À ces trois grandes structures s’ajoute des modèles hybrides comme Manon Brill de la chaine C’est une autre histoire qui bien qu’ « indépendante » est produite par la société de production NESprod une société produisant des chaînes « scientifiques et culturelles sur le web »[3] (tout comme Nota Bene). Par conséquent, elle bénéficie d’une aide au montage et des partenariats via des sponsors (Displate, Nord VPN) collaborant directement avec NESprod.

D’autres vidéastes « indépendants » se rassemblent aussi au sein d’une chaine secondaire le vortex, s’apparentant à une structure « à réseaux », également produite par NESprod.

Enfin la chaine Confessions d’Histoire fonctionne comme une structure entrepreneuriale, mais avec une équipe technique et des acteurs bénévoles.

Ce développement exponentiel des chaînes d’histoire sur YouTube témoigne, à différentes échelles, d’une véritable organisation du travail et de l’apparition de nouveaux modèles économiques de production et de diffusion des savoirs. Leur inégal succès dépend de ce qu’on pourrait appeler « le talent » mais aussi des stratégies de collaboration entre vidéastes, des sponsors ou encore des sociétés de production, qui agissent comme « un levier dans le mécanisme d’avantage cumulatif »[4] ; favorisant ainsi le gain de réputation, de visibilité et donc de succès. Cela se traduit par la multiplication de publications d’ouvrages par les vidéastes _ comme Risques et périls – 50 catastrophes qui ont bouleversé l’histoire [5] (Florian Guillemin, Question d’Histoire) ou des bandes dessinées de vulgarisation, Petites histoires, grands destins [6] (Benjamin Brillaud, Nota Bene) _ , l’organisation du festival de Montbazon par Benjamin Brillaud ou encore la remise du prix du « meilleur YouTubeur d’histoire » au festival annuel Histoire de lire – Salon du livre d’histoire de Versailles depuis 4 ans. Ces exemples témoignent du succès de ces nouvelles formes d’histoire auprès d’un public de plus en plus large. Les vidéastes, pour la plupart autodidactes dans la recherche historique, s’autonomisent et gagnent en rigueur. Un grand nombre d’entre-eux ont affiné, avec l’expérience, leurs outils théoriques. Certains font appel directement à des spécialistes académiques pour une relecture d’un script ou lors d’une interview vidéo, publiée ensuite. Benjamin Brillaud a notamment ouvert une chaine secondaire, Nota Bonus, sur laquelle il interroge fréquemment des chercheurs sur leurs champs de recherche via sa web cam ; le tout avec une certaine proximité dans un dispositif proche de la radio.

Face à l’ampleur du phénomène, il semble important d’interroger ces réappropriations multiples de la discipline historique sur Internet ainsi que son ampleur. Les quelques éléments développés ici constituent une première étape du travail autour de ces nouvelles pratiques que j’ai engagé pour ma thèse, dont je rends aujourd’hui compte sur Entre-Temps.

[1] Georg Simmel, « Le problème du temps historique », Revue métaphysique et de morale, Vol. 100, N° 3, 1995 [1916], pp 295-309

[2] Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, Paris, 2002

[3] https://www.nesprod.net/

[4] Pierre Michel Menger, Le travail créateur, s’accomplir dans l’incertain, Paris, Seuil, 2009, p 486

[5] Florian Guillemin, Risques et périls, 50 catastrophes qui ont bouleversé l’histoire, Paris, First, 2020

[6] Benjamin Brillaud, « Petites histoires, grands destins », Nota Bene T. 1, Paris, le soleil, 2019

Publié le 1 février 2022
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