L'école au péril des urgences du présent
Depuis plusieurs années, l’école publique, censée être l’incarnation éternelle des « valeurs de la République » est soumise aux injonctions sans cesse réitérées de donner du sens à un présent dramatique – un présent dont intellectuels et politiques, si prompts à faire reposer cette mission sur les épaules des enseignant·e·s, peinent pourtant à légitimer les règles de fonctionnement et à dessiner un futur qui laisserait un espoir pour tous.
Pourrait-on envisager de ne rien dire suite à l’assassinat de Samuel Paty ? Pourrait-on envisager une simple minute de silence dans nos établissements, avec quelques mots sobres rappelant son parcours et son métier ? Non, sans doute. Et ce n’est pas parce qu’il était professeur. Mais parce que justement, depuis des années, l’école publique, censée être l’incarnation éternelle des « valeurs de la République » est soumise aux injonctions sans cesse réitérées de donner du sens à un présent dramatique, un présent dont intellectuels et politiques, si prompts à faire reposer cette mission sur les épaules des enseignants, peinent pourtant à en légitimer les règles de fonctionnement et à dessiner un futur qui laisserait un espoir pour tous.
De l’école élémentaire au lycée, l’injonction paradoxale est sans cesse de mise : nous sommes censé·e·s transmettre un savoir détaché des contingences du politique, apprendre à apprendre, de la manière la plus neutre possible. Et ce dans le soupçon permanent de la droite qui voit du gauchisme pédagogiste partout, dans le soupçon permanent d’une certaine gauche qui voit de la domination structurelle partout. Dans le même temps, chaque événement grave survenant dans la société est suivi d’une demande immédiate et pressante envers l’école publique. Pour nous, chaque jour doit être le même que sous la troisième République et en même temps, rien ne doit plus jamais être comme avant environ tous les six mois.
Dans ce moment où un de nos collègues a été lâchement assassiné au nom de l’idéologie djihadiste, le courage est aussi celui de dire le concret, le réel de ce que seront les « jours d’après » : des modules spécifiques sur la liberté d’expression ou sur les caricatures à insérer dans nos journées déjà trop remplies.
Ne nous mentons pas à nous-mêmes. Nous savons très exactement ce qui va se passer. Du matériel pédagogique sera élaboré à la hâte, destiné à être la base d’un enseignement reproductible chaque année. Le ministère et les collectivités territoriales rivaliseront de brochures faites ad hoc, les éditeurs de quotidiens ou d’hebdomadaires d’actu réservés aux établissements scolaires feront de même avec un numéro spécial et, très certainement, aura-t-on aussi quelques projets collaboratifs, un concours de dessins ou de poèmes primés. Voilà le réel. Cela ne signifie pas que certains de ces contenus ne seront pas pertinents, intéressants, motivants. Cela ne signifie pas que les élèves ne seront pas intéressés et en demande.
Mais la réalité, c’est qu’au bout de trente minutes, de toute façon, nous passerons à autre chose. Car nous avons des programmes chargés. Car nous avons aussi à mettre en œuvre les cinquante autres modules de l’année décidés en toute urgence après des évènements ou des débats politiques tous aussi graves les uns que les autres. Nous avons la journée contre le harcèlement scolaire, le parcours égalité hommes femmes, la charte de la laïcité, l’éducation aux médias, la lutte contre le conspirationnisme, etc. Dans le premier degré, nous devons enseigner un temps qui va de la Préhistoire à l’époque contemporaine en trois ans, à raison d’à peine une heure par semaine, parce que nous devons privilégier les apprentissages fondamentaux. Dans le secondaire, les séquences d’histoire s’enchaînent avec celles de géographie puis d’éducation morale et civique (EMC) à un rythme tel que plus les années passent et plus les élèves se retrouvent face à une parole professorale, magistrale, là où l’âge venant les adolescents devraient avoir la possibilité d’intervenir toujours plus afin de se saisir des enjeux épistémologiques des questions que l’on enseigne. Les professeurs d’histoire-géographie, matière sans cesse convoquée par les politiques pour servir de ciment républicain, passent d’une période à l’autre, d’un évènement fondateur à un évènement rupture sans jamais être assurés que les élèves au capital culturel le moins favorisé aient pu se saisir efficacement de ce que leurs camarades plus favorisés ont déjà acquis souvent en dehors de l’école. Bien des questions historiques deviennent difficiles à enseigner.
Oui, les concurrences mémorielles perturbent la tenue de certains cours. Oui, les contradictions entre les valeurs de la République, que nous ne changerions pour rien au monde, et leurs concrétisations insuffisantes dans les quartiers populaires, où vivent de jeunes Français qui n’ont plus le temps d’attendre ce que la République a promis à leurs grands-parents, rendent les cours d’EMC difficile à accepter, surtout quand leur objectif relève essentiellement du martelage de ces dites valeurs. Oui, il n’a pas fallu longtemps pour qu’après l’assassinat de Samuel Paty ressurgisse dans le débat la question, en lien avec la religion du terroriste, des difficultés rencontrées lors de l’enseignement du cours sur la Shoah dans les classes de collège et de lycée.
Mais qui s’est ému, quand à l’occasion de la rédaction des nouveaux programmes de terminale d’histoire de tronc commun – seuls programmes dont on est assuré qu’ils seront mis en œuvre devant tous les élèves de terminale générale –, la place de l’enseignement de cette question a été réduite quasi à néant, noyant la Shoah dans un cours de deux heures durant lesquelles tous les crimes de masse de la Seconde Guerre mondiale doivent être abordés ? Qui s’est alerté parmi ceux qui se lancent dans de grandes leçons sur les échecs de l’école et le scandale que constituent ces cours qui ne se déroulent pas correctement ? Il est illusoire de croire que traiter en quelques dizaines de minutes la Shoah, évènement fondateur au cœur de la reconstruction démocratique de la France et d’une partie de l’Europe, suffiraient à démonter le processus qui a conduit l’Allemagne et l’Europe à s’abîmer par l’anéantissement d’une composante essentielle de son histoire, ni à en démontrer les spécificités et le caractère universel et ce qui en découle pour l’ensemble des citoyens. Qui ?
Personne d’important, personne n’étant considéré comme important avant le 16 octobre : des professeurs soutiers de la République dont la parole n’est plus d’or depuis trop longtemps. Des enseignant·e·s dont l’expertise sur leur métier est moquée depuis des décennies par l’institution elle-même. Alors que le politique nous affuble à nouveau du titre de « hussard noir » de la République, le ministère de l’Éducation nationale, entre consultations de pure forme à chaque réforme et discours populiste dévalorisant en direction de l’opinion, ne semble guère prompt à valoriser la mission de l’enseignant.
Des parents réactionnaires se croient en droit de juger des contenus que nous enseignons et fondés à pousser leurs enfants à les refuser. Des parents de toutes professions semblent mieux connaître que nous nos disciplines et la façon de transmettre nos savoirs. Mais ils se pensent d’autant plus légitimes de le faire que depuis de trop nombreuses années nos hiérarchies ne nous accordent aucune considération et ne peuvent que conduire à délégitimer notre place dans nos classes. Après les attentats de 2015 a été mis en place un programme entier d’éducation morale et civique. Il était alors difficilement applicable immédiatement et bien des séances se sont résumées en élémentaire à une trace écrite sur les symboles de la République, puis à des coloriages de Marianne et du drapeau français. Enseignant·e·s ou accompagnant·e·s des élèves en situation de handicap (AESH), nous avons tout·e·s vécu la frustration de séances passionnantes sur l’égalité hommes femmes, ou la liberté de la presse, et ce moment où enfin les élèves s’approprient les contenus et ont envie de participer et d’apprendre plus… Et où malheureusement les programmes nous contraignent à clore pour passer à une autre matière.
Mais dans notre communauté éducative, et nous pouvons en être fier·e·s, l’entraide, le partage de connaissances et du travail existe. Et en quelques années, outre les contenus fournis par les sites officiels du Ministère, une pratique participative de la matière s’est développée sur internet, où l’on pouvait trouver des ressources inépuisables et passionnantes proposées par des enseignant·e·s qui avaient travaillé tel ou tel aspect du programme, monté des projets avec leur classe, élaboré des séances complètes et reproductibles. Mais finalement le Ministre a décidé de recentrer sur d’autres apprentissages. Aujourd’hui après l’attentat, le phénomène inverse va avoir lieu. Et ensuite ? Quel résultat concret pour nos élèves ? Notamment pour celles et ceux qui ne disposent pas dans leur entourage d’un accès au capital culturel, qui permet en histoire ou en éducation civique et morale de compléter le squelette proposé en classe, par le muscle de la stimulation intellectuelle ? Il ne s’agit naturellement pas de stigmatiser ou de minorer les familles, ne pas posséder le capital culturel lié aux apprentissages scolaires ne signifie pas n’en avoir aucun qui ne soit digne d’intérêt. Mais lorsqu’on n’a pas la possibilité d’aller au musée tout le temps, lorsqu’on n’a pas de bibliothèque, pas d’abonnements à des journaux et des revues, que peut-il rester de séances d’apprentissage de notions menées à la va-vite, sans le temps de développer, d’expliquer les contextes, d’enrichir avec des projets participatifs ou des sorties à l’extérieur de la classe ? Pas grand-chose, et nous le savons bien, en regardant le résultat des évaluations d’histoire, notamment. Nous mesurons notre échec collectif, lorsqu’en CM2 par exemple, nous constatons que nombre d’élèves mélangent allègrement la Première Guerre mondiale et la Seconde, ce qui est normal puisque nous avons enseigné les deux en à peine deux mois, à raison de séances de 45 minutes hebdomadaires, qui incluent les temps de copie de la trace écrite, de préparation de la séance et tout le temps perdu dans l’exercice normal de la discipline de classe. Évidemment, la prise en compte de cette réalité va à l’encontre d’un besoin bien légitime, ne pas faire comme si rien n’était arrivé et rendre hommage à la mémoire de notre collègue. Il va aussi à l’encontre de notre propre traumatisme de salarié·e·s, de notre identification à la victime de cet attentat. Mais nous devons prendre garde à ne pas projeter notre ressenti sur nos élèves, et cela aussi fait partie des devoirs de nos professions.
Nous vivons une période difficile, nos élèves aussi, et très certainement une partie d’entre eux aura passé des vacances d’automne avec d’autres traumatismes, d’autres actualités, d’autres craintes : la perte d’un grand-parent décédé de la Covid19, la peur du virus, la lassitude de l’enfermement et de l’isolement liés à la pandémie. Et puis les drames personnels de l’enfance et de l’adolescence, que nous avons connus, nous aussi, et notre métier, c’est aussi sans cesse avoir ce recul, nous mettre à la place des élèves que nous fûmes et pour qui une déception amicale ou amoureuse comptaient bien plus qu’une actualité qui était pour nous le bruit de fond des adultes. Et d’autre part, nous devons aussi défendre notre école, notre projet collectif face à des terroristes et des idéologues qui voudraient justement y prendre le pouvoir, par la violence, notamment. Un des hommages que nous devons rendre à notre collègue, c’est aussi ne pas laisser des tueurs abjects dicter le contenu de nos cours, de s’installer comme prescripteurs indirects de nos enseignements et de nos manières de transmettre les valeurs démocratiques.
Il faudra donc parler. Parler pour donner du sens. Pas du sens à l’assassinat de notre collègue qui n’en a aucun. Non, Samuel Paty n’est pas mort pour la liberté d’expression. Non il n’est pas mort au front. La grande majorité des membres de la communauté éducative à laquelle nous appartenons ne se reconnait pas dans cette sémantique martiale trop abondamment reprise depuis le 16 octobre. Nous pouvons être choqués par certaines prises de paroles de nos élèves, outrés par des remarques de parents, mais nous ne faisons pas la guerre, pas plus que Samuel Paty ne la faisait. Nous n’utiliserons pas ce drame atroce pour accomplir un programme politique antinomique des raisons de notre engagement dans l’Éducation nationale. Non, nous n’utiliserons pas notre prise de parole pour analyser un assassinat qui n’a de sens que dans l’esprit du tueur et de ceux qui soutiennent son geste, non nous ne ferons pas d’explication de texte de leur vision du monde, ce ne sera pas le moment. La recherche de sens nous la trouverons dans la réflexion, pas dans le rappel aussi sentencieux qu’il soit, des valeurs de la République. Le sens, nous le trouverons en travaillant avec nos élèves sur la signification politique et l’usage des images comme forme de la liberté d’expression, en réfléchissant, en tenant compte de l’âge de nos élèves, aux rapports complexes, contradictoires, évolutifs des monothéismes à la représentation de Dieu et de ses intercesseurs, à la caricature comme critique des religions, une caricature qui peu à peu évolue vers une désacralisation de celles-ci et en arrive dès le XIXème siècle à se moquer de Dieu lui-même et plus seulement de son clergé. On pourra faire le parallèle entre religion et politique en analysant comment en France la caricature devient également un moyen de désacraliser le pouvoir monarchique pour aboutir à l’émancipation provisoire du peuple, dans un contexte modifié par l’adoption de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. On montrera les codes de la caricature anticléricale et anti-religieuse de la Commune et de la Troisième République, les réactions outragées d’une partie des catholiques face à ce qu’ils considèrent comme une forme de blasphème visant à ridiculiser une foi en vue d’en diminuer l’influence dans un contexte où la religion apparaît comme l’ennemi de la République. On étudiera également l’histoire du temps présent, l’originalité dans le paysage médiatique de Charlie Hebdo, ses positionnements, le surgissement de la question des caricatures de Mahomet en 2005 au Danemark et leur reprise en France en 2006. Il faudra dans ce cadre se confronter à ces images, en en autorisant la légitime critique, après tout des élèves ont le droit de les trouver racistes. On les étudiera, non pas comme des étendards d’une croisade, mais comme des documents d’histoire, car comment analyser les réactions qu’elles ont pu susciter en les dissimulant ? Quel(le) historien(ne) se prive de l’analyse d’un document au prétexte que celui-ci peut choquer intimement d’un point de vue politique ou religieux ? Comment désacraliser cette question devant des élèves si sans cesse il faut aborder ces dessins comme s’il s’agissait d’un matériau tellement sulfureux qu’il faudrait en parler sans jamais le montrer ? Ce n’est pas respecter nos élèves, de quelque confession qu’ils et elles soient, de les penser comme incapables à tout jamais de prendre de la distance par rapport à leur foi. Ce ne serait pas non plus respecter Samuel Paty dont les cahiers d’élèves montrent comment il a eu soin d’aborder cette question de la liberté d’expression et le respect des croyances dans toutes ses complexités.