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Jean Dytar et l’appropriation des images iconiques de l’affaire Dreyfus dans #J’Accuse…! (I)

Jean Dytar

Margot Renard

Jean Dytar

Jean Dytar est auteur de bandes dessinés. Parmi ses principaux albums, un certain nombre sont consacrés au récit d'épisodes historiques. En 2018, dans son troisième album, Florida (Delcourt/Mirages), il aborde des projets coloniaux français et anglais en Amérique du Nord au temps de guerres de Religion en s'inspirant de la vie du cartographe et illustrateur français Jacques Le Moyne de Morgues. Plus récemment, en septembre 2021 sort #J’Accuse… ! (Delcourt/Mirages), qui met en scène l’affaire Dreyfus en hachures noir et blanc, entre bande dessinée, presse du XIXe siècle et dispositifs médiatiques contemporains : l’occasion de transmettre d’une façon originale d’authentiques propos tenus lors de l’affaire Dreyfus, tout en interrogeant certains phénomènes qui conduisent à la polarisation du débat public.

Margot Renard

Margot Renard est actuellement chercheure postdoctorale à l’université de Gand en Belgique, où elle poursuit des recherches sur les relations entre les auteurs de bande dessinée, l’histoire et les historiens. Sa thèse soutenue en 2018, qui portait sur les livres historiques illustrés de la première moitié du XIXe siècle, est en cours de publication chez Mare & Martin sous le titre « Les origines du récit national ». Elle a auparavant été ingénieure d’étude au sein du projet de recherche ArtTransForm (Formations Artistiques Transnationales entre la France et l’Allemagne, 1843-1870), co-dirigé par France Nerlich et Bénédicte Savoy, entre 2010 et 2016, puis ATER à l’Université de Tours de 2017 à 2020.

Jean Dytar, auteur de bandes dessinées, vient de publier aux éditions Delcourt un livre singulier autour de l’affaire Dreyfus (1894-1906), intitulé #J’Accuse… ! d’après le titre du célèbre article d’Émile Zola. Après l’Entre-vue menée avec Margot Renard, cet entretien continue à explorer son travail en se concentrant sur son rapport à certaines images produites durant l’affaire Dreyfus et qui aujourd’hui encore sont emblématiques de l’évènement dans l’imaginaire collectif.

Image #1. La dégradation du capitaine Dreyfus

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Fig. 1. Henri Meyer, « Le traître. Dégradation d’Alfred Dreyfus », Le Petit Journal, supplément illustré, 13 janvier 1895. Paris, Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme.

Margot Renard : Cette lithographie à charge d’Henri Meyer, intitulée « Le traître. Dégradation d’Alfred Dreyfus », est une des images les plus connues de l’affaire Dreyfus (Fig. 1). Comment avez-vous travaillé avec cette image qui a rapidement acquis un statut iconique ?

Jean Dytar : C’est une question que je me suis posée de manière très particulière. Comment prendre en charge cette image emblématique de l’affaire Dreyfus, qu’on a tous en partage depuis l’enfance à travers les manuels scolaires ? Au moment de représenter la dégradation du capitaine, je me suis demandé s’il fallait que je l’utilise littéralement en la copiant dans une case, comme je l’ai fait pour bien d’autres images, ou en la détournant, ou en tenant un propos particulier sur cette illustration, ou en l’utilisant plus tard… Beaucoup d’images documentent l’affaire mais peu d’entre elles sont devenues iconiques, et je ne voulais pas utiliser celle-ci comme une base de documentation ordinaire.

Cette illustration de Meyer est à l’origine une image spectaculaire, qui a vocation à frapper les imaginaires. Ce n’est pas juste un point de vue documentaire, neutre, sur un événement, mais une image produite contre Dreyfus, ce traître à la patrie (à ce moment-là, pratiquement personne n’a de raison de penser qu’il s’agit d’une erreur judiciaire) qu’on peut légitimement mépriser et dont on peut se délecter de l’humiliation, comme les prisonniers jadis exposés sur la place publique. Une fois que cette image a été sortie de son contexte et qu’elle est devenue l’illustration utilisée dans tous les manuels scolaires, elle s’est plus ou moins vidée de sa charge expressive, agressive, elle a perdu de sa substance pour devenir une vignette, un signe de reconnaissance, l’inévitable illustration de la formule « Affaire Dreyfus ». C’est jusqu’à aujourd’hui ainsi qu’elle est perçue. Je ne voulais donc pas l’utiliser en tant qu’image « dévitalisée », ni dans son sens initial bien sûr, du moins pas de façon impensée. Si je l’utilisais, il fallait que je la recontextualise comme étant une représentation du Petit Journal.

Au bout du compte, j’ai mis en scène le moment de la dégradation du capitaine Dreyfus à travers d’autres points de vue : je me suis inspiré d’une photographie notamment, prise avec une certaine distance. En l’interprétant par le dessin, j’ai abandonné la dimension de trace photographique pour en faire une image dessinée parmi les autres, mais qui conserve tout de même une certaine valeur documentaire. Puis j’ai utilisé des copies d’illustrations publiées dans Le Monde illustré, qui représentaient ce même moment de la dégradation selon d’autres points de vue, notamment à travers l’image de la foule qui contemple la scène depuis l’extérieur de l’École militaire, car le public n’a pas accès à la cour de l’École (Fig. 2). Cela me permettait de montrer le contre-champ et le hors-champ de cette image iconique, ce qui enrichit nos représentations de cet événement par rapport à l’illustration emblématique de Meyer, tout en jouant avec l’absence de celle-ci, qui pouvait être attendue.

Je créé aussi un contrepoint au propos du narrateur principal, Mathieu Dreyfus, le frère du capitaine, car c’est aussi à travers ses mots que le lecteur vit cet évènement. Or son récit est plutôt intime, il raconte que son frère a passé beaucoup de temps dans cette école militaire et s’y trouve ici humilié. Son émotion est donc très forte, et, j’espère, renforcée par l’effet de contraste avec la mise à distance de la scène, ainsi que la dimension publique rendue sensible par la foule agrippée aux barrières.

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Fig. 2. Jean Dytar, J’Accuse…!, Paris, Éditions Delcourt, 2021, p. 28.

MR : Ce qui me frappe, c’est la similarité entre cette représentation de la foule qui assiste de loin à l’évènement et certaines d’image concernant l’exécution de Louis XVI. Le peuple est tenu assez à l’écart de l’échafaud par un cordon de gardes. On a donc des vues gravées qui montrent les spectateurs amassés sous voire dans les arbres du jardin des Tuileries, qui surplombe la place, pour mieux voir l’évènement. Même si les personnages et le contexte sont différents, il s’agit aussi de mettre en scène le spectacle de l’humiliation et de la dégradation.

JD : Tout à fait, et c’est précisément ce que prolonge l’illustration de Meyer dans Le Petit Journal, en décuplant l’impact de la mise en scène des militaires auprès d’un public bien plus vaste que les centaines de Parisiens venus ce jour-là devant les grilles de l’École militaire. Le supplément illustré du Petit Journal était alors très populaire, il avait beaucoup d’influence[1].

Finalement, si je ne montre pas cette fameuse image au moment où les personnages évoquent le moment de la dégradation, je l’insère tout de même discrètement quelques pages plus loin dans une sorte de fil Twitter : elle est coupée en deux par le bas de l’écran. On pourrait avoir envie de scroller pour la voir en entier (Fig. 3) ! Je joue sur le fait qu’on connaît déjà cette illustration, donc qu’on la re-connaît, et qu’on sait ce qui se passe en bas de l’image, dans la partie manquante : le sabre que le militaire casse en deux. En l’intégrant dans ce dispositif, discrètement, il s’agissait de souligner que cette illustration a été produite juste après l’événement et qu’elle se diffuse de manière virale, devenant rapidement une image emblématique.

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Fig. 3. Jean Dytar, J’Accuse…!, Paris, Éditions Delcourt, 2021, p. 31.

MR : Votre traitement du physique d’Alfred Dreyfus est aussi intéressant : vous montrez que quelle que soit son attitude, absence d’émotion ou au contraire épanchement, il aurait été critiqué. C’est d’ailleurs ce que fait Léon Daudet, dont vous faites le commentateur de la cérémonie de dégradation, en reprenant son article paru dans Le Figaro le 6 janvier 1895 (Fig. 4). Vous dessinez aussi Dreyfus de manière très schématique, en ne retenant que la moustache, l’arête du nez et les lunettes. Pourquoi cela ?

JD : Le texte qui accompagne la scène est en effet très dur, Léon Daudet écrit que Dreyfus « n’a plus d’âge, n’a plus de nom, n’a plus de teint », qu’« il est couleur traître ». La formule a un style indéniable, mais elle est d’une violence incroyable. Ce sont des mots qui déshumanisent. J’ai mis en scène Daudet comme s’il était un chroniqueur vidéo sur internet qui commentait en direct la scène. Les images à l’arrière-plan sont inspirées de différentes illustrations de presse de l’époque. L’attitude très intériorisée de Dreyfus est historiquement avérée, même si on sait qu’il a évidemment très mal vécu cet événement. Je ne voulais alors pas trop le caractériser, avec la volonté qu’il soit perçu par le lecteur comme une silhouette fugitive, qu’il ne soit pas très incarné. Non pour le déshumaniser à mon tour, mais pour qu’on ait de lui des impressions qui correspondent à ce que le public d’alors pouvait percevoir de lui, avant qu’il ne parte au bagne. Cela renforçait à mon sens le décalage avec ce nom de Dreyfus qui allait ensuite être tellement présent dans le débat public, alors même que le premier concerné était absent et qu’on l’avait jusque-là à peine aperçu. Et le mouvement du livre amène à faire exister, in fine, Alfred Dreyfus, à le rencontrer enfin dans son humanité. Seulement, pour que ce mouvement se produise, il fallait le rendre un peu lointain et insaisissable dans les quelques rares apparitions précédentes, en particulier cette fameuse scène de la dégradation.

A la fin du procès de Rennes (à la page 295), je cite une dernière fois l’illustration emblématique de Meyer lorsque la question de la grâce présidentielle se pose : si Dreyfus refuse la grâce, il subira une nouvelle cérémonie de dégradation. Or c’est insoutenable pour lui, il dit à son frère qu’il ne sera pas capable de le supporter. C’est le moment que j’ai choisi pour montrer, pour la première fois, le sabre coupé en deux et l’attitude stoïque d’Alfred Dreyfus de façon moins lointaine. Il me semblait qu’intégrer cette image emblématique à ce moment-là était une façon de la revitaliser, de la réactiver en la réinvestissant d’affect. C’est aussi un moment de renversement de l’émotion et du message de l’image, une sorte de détournement ou de retournement, puisque cette fois l’empathie est du côté d’Alfred Dreyfus. On ne peut plus être dans la détestation du traître, on ne peut plus ignorer l’injustice qui s’acharne contre lui. On est même au plus près d’une émotion très intérieure, celle du traumatisme, celui vécu par Alfred, mais aussi d’une certaine façon par son frère. Je trouvais intéressant que cette illustration d’abord façonnée comme mise en spectacle de l’humiliation, puis devenue aujourd’hui signe visuel aseptisé de l’Affaire, soit ainsi dans ce moment du récit réinvesti comme l’incarnation d’un trauma. Cela donne une nouvelle portée à la dimension spectaculaire de cette image. 

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Fig. 4. Jean Dytar, J’Accuse…!, Paris, Éditions Delcourt, 2021, p. 29.

MR : Et à ce moment-là, vous posez la bulle du récitatif sur la tête du militaire qui brise le sabre, ce qui l’anonymise : c’est bien le corps collectif de l’armée qui rejette Dreyfus.

JD : Effectivement. Et la mise en case permet d’y opposer l’attitude droite de Dreyfus. Les premières descriptions, comme celles de Léon Daudet, pouvaient masquer les émotions de Dreyfus, or à ce moment-là du récit on ressent le caractère insupportable de l’acte de dégradation. On ne comprend pas pourquoi il est encore condamné, en réalité. Et entre-temps, pendant près de 300 pages, on a traversé l’agitation fiévreuse et délirante autour de cette histoire. Donc cette image apparaissant à cet instant du récit est aussi chargée de tout ce passif.

[1] En 1900, ce quotidien tire à un million d’exemplaires.

 

Retrouver aussi l’Entre-vue entre Jean Dytar et Margot Renard sur Entre-Temps.

Publié le 31 mai 2022
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