Ce que la guerre fait à la recherche (1)
Comment chercher, comment écrire lorsque son terrain est en crise? Il y a quelques jours, la sociologue Anna Colin Lebedev commençait à constituer, sur twitter, une liste de jeunes chercheuses et chercheurs qui, en ce moment, travaillent sur les régions de l'Ukraine et de la Russie. Pour Entre-Temps, elles et ils ont accepté de répondre à quelques questions, pour tenter de comprendre ce que la temporalité de la guerre fait à celle de la recherche.
Cette semaine, nous nous entretenons avec Thomas Da Silva, doctorant en études slaves à l’Université Paris Nanterre, spécialiste de la guerre irrégulière dans l’espace post-soviétique. Il travaille sur les combattants pro-russes et russes, notamment dans la région du Donbass.
Entre-Temps : On imagine que ce moment, que nous vivons collectivement, ici, en Europe, résonne avec une tonalité particulière pour vous, en tant que chercheur dont le terrain est précisément celui qui est au cœur du conflit. Comment est-il possible de continuer à travailler, comme chercheur, depuis ces dernières semaines ?
Thomas Da Silva: La première difficulté a été de sortir de l’état de stupéfaction dans lequel nous avons tous été plongés lors du début de l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février dernier. Nous avons tous, chercheurs travaillant sur la région, développé des contacts, des connaissances voire des amitiés tant en Ukraine qu’en Russie ce qui nous affecte personnellement. Dans ces conditions il est difficile de reprendre le travail de recherche, d’autant plus que contrairement aux journalistes habitués à travailler à chaud, la plupart d’entre nous aura donc besoin d’un peu de recul afin d’affronter la situation et de nous remettre au travail.
D’un point de vue pratique, les perspectives de recherche s’assombrissent. L’Ukraine tout d’abord devient tout d’un coup inaccessible pour des raisons évidentes liées à la guerre. Les historiens craignent pour le sort des archives qui risquent soit d’être saisie par les Russes dans les villes occupées, soit endommagées ou détruites par les combats en cours.
La situation en Russie depuis le début du conflit le 24 février porte un coup d’arrêt à toute possibilité de travail de terrain universitaire, déjà éprouvé par deux années de pandémie, puisque la cessation de toute coopération universitaire rendra impossible la délivrance de visas. De plus, la dérive de plus en plus autoritaire, qui a certes toujours été une réalité dans la Russie de Vladimir Poutine de ces dernières années rendait les conditions de travail de plus en plus compliquées pour les chercheurs étrangers. Le brutal durcissement de ces quinze derniers jours et la criminalisation des « fausses informations » sur la guerre rendent donc tout travail sur place impossible. Ce qu’il nous reste, c’est l’observation numérique à travers les réseaux sociaux ainsi que les liens interpersonnels avec les Russes et les Ukrainiens restés sur place ou bien en exil.
Entre-Temps : On peut aussi se demander ce que change le fait que, depuis le 24 février, les combattants sur lesquels vous travaillez soient devenus, aux yeux de l’opinion européenne, les ennemis ?
Thomas Da Silva: Concernant les combattants, après une phase d’exposition dont ils avaient fait l’objet entre le début de la guerre dans le Donbass au printemps 2014, ils étaient tombés dans un certain anonymat en Occident mais également en Russie quelques mois après la signature des accords de Minsk en février 2014 et l’enlisement de la guerre dans l’est de l’Ukraine. Cette anonymisation était dans un sens propice pour effectuer un travail de recherche et aller à leur rencontre, tant l’indifférence dont faisait alors preuve la société russe à leur égard les blessait et poussait donc certains d’entre à s’exprimer avec qui s’intéressait à eux.
La reconnaissance des Républiques auto-proclamées de Donetsk et de Lougansk par la Russie puis le début de l’invasion du pays a suscité majoritairement un fort enthousiasme parmi les combattants. Beaucoup d’entre eux qui étaient rentrés en Russie attendent de pouvoir retourner y combattre. Pour l’instant je n’ai pas repris contact avec les combattants que j’ai rencontrés mais je continue de les suivre sur les réseaux sociaux russes.
Entre-Temps : Votre sujet de recherche est devenu, depuis deux semaines, un sujet que les journalistes traitent quotidiennement et qui est devenu un sujet d’actualité, dont certain.es, parmi nous, parlent, à table, en famille, entre amis. Ce n’était pas le cas avant, il y avait moins de points de vue différents qui circulaient, quotidiennement, autour de votre sujet. Qu’est-ce que cela vous fait que votre travail soit à ce point-là discuté et devienne un sujet d’actualité ? Comment participez-vous à ces discussions ?
Thomas Da Silva: L’attention se porte davantage sur l’agression militaire russe en Ukraine et sur le sort des villes et de la population ukrainienne que sur les combattants pro-russes du Donbass qui sont moins sous le feu des projecteurs qu’en 2014. Mais cela pourrait changer si le conflit devait s’installer dans la durée. Déjà, on remarque que les forces russes déployées sont composées de conscrits, très jeunes, et qui attirent plus de pitié qu’autre chose surtout les prisonniers qui sont filmés et demandent à leurs mères de venir les chercher.
Il est vrai qu’entre 2014 et 2015 beaucoup de monde, du journaliste au simple observateur s’intéressaient aux combattants russes et pro-russes partis combattre dans le Donbass en dehors de tout statut officiel. Ces derniers exposaient leurs faits d’armes sur les réseaux sociaux russes et il était assez pratique de discuter avec les journalistes et autres observateurs qui pouvaient attirer l’attention du chercheur sur des profils ou des faits particuliers. En effet, opérer seul une veille des réseaux sociaux est quasiment impossible et je pense que la discussion est d’autant plus intéressante quand l’objet de recherche du chercheur se retrouve sous les projecteurs. Même si parfois, cela peut susciter des polémiques houleuses, l’interaction et la discussion donnent lieu à des échanges fertiles et qui sont donc bénéfiques pour tout le monde.
Entre-Temps: Comment, dans ce moment, se pose, pour vous, la question de la spécificité de la démarche de recherche ? Quand il s’agit d’informer sur ce qui est en train de se passer – comme une nécessité impérieuse, à laquelle, même si vous ne le souhaitez pas forcément, vous vous devez de répondre – comment parvenez-vous à tenir votre travail à distance de celui de journaliste ?
Thomas Da Silva: Pour ma part, je pense qu’il est important de ne pas réagir à chaud et de prendre le recul nécessaire sur les évènements afin de pouvoir proposer de les décrypter et échafauder des analyses pertinentes. C’est ce qui différencie notre travail de celui des journalistes qui doivent principalement établir et relayer des faits, produire de l’information dans un laps de temps très court. Leur travail nous est néanmoins précieux et nous nous appuyons beaucoup dessus même si à posteriori on peut être susceptibles de nuancer leurs propos.
Entre-Temps: Et, peut-être, une dernière question : est-ce que cela peut être, d’une certaine façon, galvanisant, de se retrouver au cœur de cette actualité, aussi terrifiante soit-elle ?
Thomas Da Silva: Certes, se retrouver au cœur de l’actualité n’est pas anodin. Chacun réagit à sa manière, je ne vous cache pas que l’état de sidération dans lequel m’a plongé l’agression russe de l’Ukraine m’a rendu, les premiers jours, apathique. On pense tout d’abord à ses connaissances et ses amis sur place avant toute autres considérations professionnelles qui nous apparaissent bien secondaires devant l’horreur qui touche la population ukrainienne. Mais ceci étant dit, il est important de reprendre ses esprits dans un futur proche afin d’essayer de comprendre ce qui s’est passé et ce qui se passe actuellement car nous vivons à tout point de vue un moment tragique et historique, une véritable rupture de l’ordre international tel qu’il a été bâti depuis la fin de la guerre froide voire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.