Ce que la guerre fait à la recherche (2)
Comment chercher, comment écrire lorsque son terrain est en crise? Il y a quelques jours, la sociologue Anna Colin Lebedev commençait à constituer, sur twitter, une liste de jeunes chercheuses et chercheurs qui, en ce moment, travaillent sur les régions de l'Ukraine et de la Russie. Pour Entre-Temps, elles et ils ont accepté de répondre à quelques questions, pour tenter de comprendre ce que la temporalité de la guerre fait à celle de la recherche.
Cette semaine, c’est Anastasia Fomitchova, doctorante en science politique (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / CESSP) qui a accepté de répondre à nos questions. Elle travaille notamment sur les bataillons volontaires ukrainiens et sur leur rapport à l’État.
Entre-Temps: Depuis quand travaillez vous sur l’Ukraine et le conflit du Donbass en particulier ? Comment s’est construit votre objet de recherche ?
Anastasia Fomitchova: Née en Ukraine mais ayant grandi en France, mon rapport au terrain prend ses racines dans un parcours militant entamé dans les réseaux de la diaspora ukrainienne en France et d’activistes à Kyiv après la révolution « euromaidan » de 2014. J’ai commencé par écrire un mémoire de Master 2 sur la formation de l’appareil militaire d’Etat dans la guerre, et les réseaux de volontaires qui approvisionnaient les unités militaires et paramilitaires pour comprendre comment ceux-ci s’articulaient à l’État. Active dans les réseaux de la « société civile » (notamment dans le domaine de la défense des droits de l’homme) et ayant constaté le manque d’avancement dans les réformes de « démocratisation » de l’appareil d’Etat mises en place dans le cadre des accords après Maidan, j’ai entamé une thèse en 2017 dont l’objet principal porte sur le système oligarchique. Celle ci a en effet pour objet d’étudier les effets de la guerre sur les sphères politiques et économiques, et analyser si dans le contexte post-2014 on constatait des phénomènes de privatisation et de fragmentation de la violence.
Entre-Temps: En quoi la crise actuelle affecte-t-elle concrètement votre travail ? Vous rendiez-vous sur le terrain ou projetiez vous de le faire ? Le rapport avec vos interlocuteurs de recherche s’en trouve-t-il bouleversé ?
Anastasia Fomitchova: Depuis 2014, mon parcours universitaire s’est construit en parallèle d’un parcours militant que j’ai fait coïncider à plusieurs reprises sur le terrain.
J’ai ainsi mené plusieurs terrains de recherche sous la forme d’observation participante dans le Donbass dans le cadre d’une organisation paramédicale (s’occupant de l’évacuation des blessés des zones de combat) que j’ai rejoint en 2017.
Ma famille se trouvant à Kyiv, je suis revenue dans la capitale ukrainienne début mars et ai rejoint les équipes paramédicales bénévoles mobilisées sur place pour l’évacuation des civils et des blessés. En parallèle, j’analyse l’évolution de la situation sécuritaire et l’organisation de l’aide humanitaire dans la capitale.
Entre-Temps: Considérez-vous que vous entretenez avec le flot de nouvelles quotidiennes un rapport en quelque sorte professionnel ? Cette situation modifie-t-elle plus largement votre rapport à votre objet de recherche, et la manière dont vous envisagez la suite de vos travaux ?
Anastasia Fomitchova: Je conserve un rapport professionnel au fil de nouvelles, je classe et archive les articles et annonces quotidiennes relayées sur les fils telegram. Je documente également les exactions commises par l’armée russe contre les civils.
En effet, bien que les institutions continuent de fonctionner à Kyiv, il ne me serait pas possible de mener des entretiens avec des acteurs politiques sur les programmes de lutte anti corruption aujourd’hui.
Mes recherches menées depuis 2017 m’amenaient à la conclusion d’une forme de continuité post-2014 dans l’imbrication des sphères politiques et économiques, à l’origine de la corruption systémique dans le pays. Au regard des dynamiques récentes, il s’agira désormais d’étudier l’organisation politique de la résistance ukrainienne face à l’invasion russe, et la reconfiguration du système politico-économique.