Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

Exhumer

Cartes postales. Du Nord et d’ailleurs

Sur un pan de l'espace graphique rectangulaire, une image. Sur l'autre, au verso – à moins qu'il ne s'agisse du recto, question de point de vue –, un texte, une adresse et quelques marques d'expédition. Nouveau temps d’archivage et de matérialisation des cartes postales que Mathieu Potte-Bonneville lit dans l'émission "Allons-y voir". Au programme de mars, il y avait une rencontre de haute tenue à l'Académie française, un détour vers un mur plein d'absences, pour s'arrêter finalement au cœur de la bataille, dans le Nord.

Comme une baleine

Cher Patrick,

Peut-être vous êtes-vous échiné il y a peu à trouver une idée originale afin de personnaliser vos cartes de vœux. Vous auriez pu vous inspirer de la carte que l’écrivain Pierre Loti adressa en 1892 à ses pairs de l’Académie française, peu après son élection ; l’écrivain y figure, bras croisés et mains sous les aisselles soulignant le triangle de sa carrure et les courbes de ses biceps, le visage de face et le corps de trois quarts. Cette position permet à l’un des pans du minuscule ruban blanc qui lui ceint les reins de voiler opportunément l’unique partie de son anatomie ainsi dérobée à la vue du spectateur. Pour le reste, disons-le franchement, le nouvel académicien se présente à poil, encore qu’en fait de pilosité sa belle moustache en crocs y contraste avec un corps intégralement glabre, modelé par la discipline quotidienne d’exercices gymniques que l’on ne nommait pas encore bodybuilding et dont Loti fut l’un des tout premiers adeptes. 

Sous ce portrait sans habit vert, l’auteur de Pêcheurs d’Islande fit figurer de sa main et à la plume cette mention : « ça, c’est pour montrer les baleines de mon légendaire corset ». Lors de son élection, en effet, une rumeur avait couru parmi les membres de l’auguste assemblée : selon ceux-ci, la taille de guêpe de l’impétrant et l’allure de pyramide inversée de son torse auraient trahi l’usage d’un artifice, le corset, dont le port par les hommes n’était pas exceptionnel, mais n’en constituait pas moins une entorse vis-à-vis des normes du masculin, ces normes dont les adversaires de Loti reprochaient à certains de ses romans, intitulés Mon Frère Yves ou Matelot, de s’écarter un peu trop visiblement. Ainsi va le corps écrivant dans la République des lettres, cher Patrick : lorsqu’on n’y est pas – comme Balzac sculpté par Rodin – trop gros pour être présentable, on y est trop mince et trop musclé pour être honnête.

Ce qui est magique avec cette image, c’est la manière dont Loti y élève l’excès de zèle au rang des beaux-arts : face à l’injonction qu’on lui oppose d’être un homme, un vrai, il se plie à la règle tout en dérogeant effrontément à une autre obligation, celle qui attend des académiciens qu’ils se présentent plutôt habillés. De même, il balaie d’un revers de main les insinuations sur ses mœurs en incarnant l’idéal masculin – si parfaitement que l’on n’est plus très loin de la pin-up, et son portrait défie le spectateur de demeurer de marbre devant tant d’insolence offerte. Et puis, en donnant à son corps cette allure de vérité à la fois nue et sculptée, vérité dont on ne saurait dire si elle sort du puits ou de la salle de sport, Loti affole l’opposition entre authenticité et artifice – tout comme, dans sa vie et son œuvre, il a pu à la fois revendiquer de faire souffler « le grand air de dehors », et multiplier les masques jusqu’au vertige, jusqu’au point où l’exotisme orientaliste verse dans le drag – il faudrait ici dire un mot des dizaines de photographies où Loti figure travesti en Ramsès, en Turc, en paladin ou en guerrier arabe.

Dans un beau portrait paru dans le journal Sud-Ouest à l’occasion de la réouverture de sa demeure à Rochefort, j’apprends que Loti insatisfait de sa petite taille déclarait volontiers : « je ne suis pas du tout mon genre ». Cher Patrick, je ne vais pas me lancer dans une dissertation sur le genre, d’Aristote à Judith Butler, mais juste prodiguer à vos auditrices et auditeurs cette recommandation : cette année, quoi qu’il arrive, ne soyez pas votre genre.

Mathieu

Parler à un mur

Qu’est-ce qui n’est pas là quand des images vous manquent ? En 2005, la photographe franco-marocaine Yto Barrada exposait un cliché d’apparence presque abstrait : de format carré, celui-ci figure une surface discrètement striée de lignes régulières, où l’on croit reconnaître un lai de papier peint au motif imitation bois. Ce pan de mur tirant sur le jaune pâle se voit ponctué de zones d’une teinte différente, halos d’allure ronde ou rectangulaire aux limites estampées où la surface se colore d’un orangé plus intense. Ce qui se donne à lire, à deviner plutôt – tant l’interprète doit compter avec la réticence de cette image, sa façon laconique de consentir au récit –, ce qui se devine donc c’est qu’il y eut là des cadres apposés à ce mur, cartouches de forme variée alignés comme le sont aux pages intérieures des albums de Tintin les portraits des personnages secondaires ; photographies ou gravures désormais retirées après avoir fixé le visiteur durant des années peut-être, suffisamment longtemps en tout cas pour qu’autour d’elles le soleil se charge de décolorer le papier peint, dont la teinte originelle reparaît à la faveur de leur absence aux endroits qu’elle couvrirent. Ne reste plus en guise d’ombre portée que cette alternance rayée du jaune paille et de l’orange profond, comme la géométrie d’une éclipse enroulée dans le passage du temps. Autrice d’une œuvre que travaille le motif de l’exil, observatrice des vies écartelées entre les deux rives de la Méditerranée, Yto Barrada intitule son image de deux mots où percent à la fois ironie et lyrisme : « arbre généalogique ».

Qu’est-ce qui n’est pas là quand des images vous manquent ? Dans l’un de ses premiers ouvrages, intitulé L’Imaginaire et publié en 1936, Jean-Paul Sartre plaçait au fondement de l’image une double négation : pour reconnaître le motif d’une image, disait-il, pour transiter vers la chose qu’elle figure, la conscience doit nier la matérialité du support qui se présente à elle, et viser un être dont le propre est de n’être pas là. Ainsi va, par exemple, la décoration d’intérieur : le motif bois y fait oublier le papier peint, le cadre éclipse le motif, l’image encadrée dissipe la conscience du cadre et le souvenir de l’ancêtre qui s’y trouve dépeint ne se lève qu’à omettre le grain de la photographie. Il n’y a donc, conclut Sartre, d’image que pour une conscience dont la liberté native se manifeste à chaque instant dans la négation de ce qui lui fait face au nom de ce qui n’y est pas. 

Certes, semble répondre l’arbre généalogique d’Yto Barrada, mais qu’en est-il lorsque l’image de celles et ceux qui ne sont pas là n’est elle-même pas là ? Quand manque, non la présence pleine de ceux qui vous ont précédé dans l’existence, qui ont pris le soleil à votre place, qui ont pâli avant vous, mais leur absence, quand manquent ces images délavées dont l’héritage signale que c’est à votre tour d’aller dans la lumière du jour ? Quand leur disparition elle-même a disparu ? Décrochez les portraits du mur : ne reste plus alors qu’à se heurter à l’irrécusable densité des choses – cette tapisserie parcourue de décolorations livides, ce trait de rouille laissé d’un clou depuis longtemps tombé – ou à pleurer l’irréparable lacune de ce qui fut accroché là, qu’on ne sait plus. 

On reprocha souvent à Sartre, à force de définir la liberté comme un arrachement souverain, de faire peu de cas de ce qu’il faut avoir, positivement avoir pour être libre. Yto Barrada ajouterait ici : pour être libre, il faut aussi une mémoire, autrement dit avoir ses disparus, dont l’image est une façon de disposer l’absence. Mais vous connaissez les photographies, Patrick : parfois, on a l’impression de parler à un mur.

Mathieu

Avant la guerre

Vous vous souvenez de cette scène ? Mais si, regardez : sur la terre glacée d’un champ de bataille le chevalier désarçonné occupe, de dos, le centre de l’image, sa ceinture d’armes débouclée à ses pieds et l’épée fermement tenue à deux mains du côté droit, le corps parcouru de cette oscillation qui, portant la silhouette tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, bandant tour à tour les muscles de chaque jambe, anticipe et prépare le choc à venir. Face à lui, face à nous, avance depuis le fond du plan en rangs serrés un grand galop de chevaux blancs et noirs, montés de piquiers dont la proximité devient bientôt telle que leur visage casqué disparaît hors-cadre, jusqu’à laisser la tête seule des animaux investir l’écran, impassible en pleine charge comme peut l’être la face des bêtes, donnant à mesurer cette différence entre la taille d’un homme et la hauteur d’une encolure qui, durant tant de siècles, décida de la mort des combattants à pied. Ils s’approchent donc à pleine vitesse, ils fondent littéralement sur le héros et sur les téléspectateurs jusqu’à ce qu’à l’instant du choc, la caméra pivote latéralement et cadre soudain l’homme debout de profil, comme pour céder le passage à l’autre cavalerie, celle qui déboule de derrière lui, de derrière nous, et le dépasse d’un cheveu pour, éclatant dans une écume d’acier, de sabots et de neige sale, venir heurter l’armée adverse et restaurer un temps l’équilibre des forces. 

Vous vous souvenez maintenant ? Mais si : c’était dans une série d’inspiration médiévale, dont chaque saison se faisait un point d’honneur de mettre en scène une bataille mémorable, comme pour affirmer que les séries avaient ravi au cinéma le sceptre de l’épopée – car c’est toujours cela, n’est-ce pas, une scène de bataille : le redoublement dans l’ordre de la représentation des démonstrations de force que la guerre elle-même porte à l’incandescence, s’exposant dans le procès de sa réalisation à des aléas et à des contingences aussi proches que possibles des offensives qu’elles mettent en scène. Pour celle-ci, le réalisateur expliqua, je cite :

Que se passe-t-il s’il pleut ? Comment vous nourrissez 600 personnes tous les jours ? (…) Et finalement : comment vous faites en sorte d’énerver suffisamment ces gars pour qu’ils courent l’un vers l’autre, se recouvrent de boue, restent immobiles sous la pluie puis se courent dessus pendant vingt-cinq jours, dix heures par jour, le tout sans qu’ils vous disent d’aller vous faire voir ?

Toutes questions qui, on en conviendra, ne sont pas si éloignées des préoccupations militaires.

Ça y est, je suis sûr que cela vous revient : ce qu’il y avait de sidérant dans cette scène, c’est que dans une série par ailleurs tout entière vouée aux vues en surplomb, à la sky camera et aux cartographies d’ensemble, le choix fut non de survoler la mêlée pour donner à voir choix stratégiques et rapports de force, mais de ressusciter l’alternance de ces vues frontales et latérales, ce tableau de destriers écumants et de lances brisées, cette géométrie d’armures de cuir et de blessures ouvertes, le spectacle télévisé s’installant au point de rencontre exact entre la lecture longitudinale des triptyques renaissants et l’effroi de ce train que les frères Lumière firent foncer sur les spectateurs, au seuil d’un autre siècle.

Ah, vous voyez maintenant ? Épisode 9, saison 6 – par contre, impossible de me rappeler du titre de cette série, mi-médiévale mi-fantastique, qui fascina le monde entier, mais dont il paraît d’ailleurs qu’au contraire d’autres sagas contemporaines (la série des Star Wars, celle des Harry Potter), elle fait partie de ces fictions sur lesquels le public ne revient pas, qu’il ne re-visionne pas. Il faut croire que les gens n’ont pas envie de revivre une fois encore cette histoire où les personnages meurent sitôt qu’on s’y attache, cette histoire entièrement faite de luttes territoriales, de souverains fous, de trahisons et d’affrontements de puissance, sur fond d’une menace climatique qui monte, dans l’indifférence de nations aveuglées par la guerre.

Si vous voulez mon avis, les gens préfèrent regarder les actualités.

Mathieu


Ces cartes postales ont été diffusées en mars 2025 dans « Allons y voir », émission produite par Patrick Boucheron sur France Culture. Vous pouvez (ré)écouter les épisodes dans lesquels elles apparaissent sur le site de Radio France, sur les plateformes de podcast, ou en cliquant sur les liens ci-dessous : 

• Déplier la robe de chambre de Balzac (2 mars 2025)

• Ne plus voir la Joconde en peinture (23 mars 2025)

• Paolo Uccello, et après : peindre la bataille (30 mars 2025)

Publié le 11 juin 2025
Tous les contenus de la rubrique "Exhumer"