Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

Exhumer

Cartes postales. Des mondes du silence et d’ailleurs

Sur un pan de l'espace graphique rectangulaire, une image. Sur l'autre, au verso – à moins qu'il ne s'agisse du recto, question de point de vue –, un texte, une adresse et quelques marques d'expédition. L’archivage et la matérialisation des cartes postales que Mathieu Potte-Bonneville adresse à l'émission "Allons-y voir" continue. En décembre, quatre stations : dans les silences troubles des océans ; en équilibre sur les flancs des cathédrales ; au cœur des zones périurbaines ; enfin, l’oreille et l’œil entourés de blancs.

Le problème avec les poissons

Cher Patrick,

C’est quoi, le problème, avec les poissons ? Par exemple, le 17 juin 1999, le commandant Jacques-Yves Cousteau fit son entrée à l’Académie française. Le pommeau de son épée figurait trois pingouins de l’Antarctique ; le bouton de la bague, un nautile ; la garde, une ancre romaine. Le même jour pourtant, le quotidien France-Soir publiait en fac-similé une lettre du commandant datée du 1er mai 1941. Le marin fraîchement arrivé à Marseille s’y plaignait en ces termes de ses conditions de logement : 

Nous sommes actuellement campés dans un petit pavillon d’une pension de famille sur la Corniche. Ce n’est pas gai pour Simone, mais il n’y aura d’appartement convenable que quand on aura fichu à la porte tous les ignobles youtres qui nous encombrent. 

La publication troubla la limpidité de la réception à l’Académie. Chargé de son éloge, Erik Orsenna souligna en aparté que Jacques-Yves Cousteau n’avait jamais émis ce genre d’ignominie en public, en quoi il faisait mieux que son frère – cela dit, faire mieux n’était pas difficile, puisque le frangin Cousteau en question dirigeait à l’époque l’hebdomadaire collaborationniste et antisémite Je suis partout. On voulut voir aussi dans ces malheureuses lignes l’expression ordinaire d’une époque ; contre quoi je persiste à penser que « youtre » n’est pas n’importe quelle injure, parce que pour une palette d’expressions xénophobes données il en est toujours une pire que les autres et qu’en français « youtre » marque ce point d’inflexion-là par où le lexique de l’antisémitisme crève sa propre surface, coule à pic vers le pire.

C’est quoi le problème, avec les poissons ? Qu’il y ait dans la biographie du réalisateur du Monde du silence cette traînée d’eau sale ? Que réciproquement Leni Riefenstahl, cinéaste officielle du régime hitlérien, ait développé sur ses vieux jours une passion pour la plongée dont porte témoignage son dernier film Impressions sous-marines présenté quelques jours avant son centième anniversaire ? De cette conjonction y a-t-il quoi que ce soit à penser ?  Ou faut-il seulement séparer l’homme-grenouille de l’artiste ? 

Pour ma part, j’y vois un avertissement : ne pas oublier que, si les fascismes au XXe siècle entretinrent avec l’esthétique moderne une forme de gémellité grimaçante, c’est en s’alimentant à la double matrice de la modernité – sa passion pour une nature intégralement humanisée et son goût des espaces inviolés, sa double propension à la maîtrise et au vertige, son amour contradictoire pour l’ordre géométrique et pour les paysages où l’œil s’égare, ou comme dirait Emmanuel Kant le sentiment du beau et celui du sublime. À l’heure où, de Donald Trump à Patrick Pouyanné, l’extractivisme chante les louanges d’une exploitation intégrale de la nature, appelle à forer les océans et à racler jusqu’au fond des mers, il faut se souvenir tout de même que le goût des territoires intacts fut et redevient parfois lui aussi une passion trouble, par sa quête de silence et de pureté. 

Ce n’est certes pas une raison pour renvoyer dos à dos les accapareurs de la Terre et les défenseurs des poissons ; mais à la veille de l’année des océans, il est important de rappeler que la lutte écologique peut et doit se soutenir d’un droit à l’habitation commune du globe, c’est le seul mot d’ordre qui vaille parce que c’est un même tourment qui nous saisit lorsque nous pleurons ce qui arrive aux mers, où vivent les poissons, et ce qui arrive en mer, quand femmes et hommes s’y noient. 

Pour bêtes et gens nos larmes, Patrick, nos larmes sont également salées.

Mathieu

Ahmed

Cher Patrick,

Ce qui est beau avec les cathédrales, c’est qu’elles sont des machines à défaire le partage du temps et de l’éternité.Dans le même mouvement où, traversant les siècles, elles paraissent opposer leur immobilité de pierre à l’écume des circonstances, elles nous transportent aussi par de multiples signes dans des époques toutes différentes de la nôtre,époques qui, d’avoir vécu sous les mêmes murs, prié sous les mêmes voûtes, nous paraîtraient familières si nous n’étions soudain saisis par l’évidence toute simple que ce qui était n’est plus, que ce qui se faisait ne se fait plus ;évidence par où s’indique le mouvement de l’histoire, ces changements d’horizon qui nous rejettent avec un rien d’effarement sur les rivages du présent et rendent notre temps à la conscience de sa propre étrangeté.

Ainsi, c’était il y a longtemps, très longtemps ; en 2010, rendez-vous compte. Dans l’immense cycle de construction, de destruction, de restauration qui marque depuis le IXe siècle l’histoire de la primatiale Saint-Jean-Baptiste et Saint-Étienne, qu’on appelle à Lyon la cathédrale Saint-Jean, dans cette ample trajectoire donc survint en 2010 un mince événement. Prenant part à la restauration de la tour nord de la cathédrale, le tailleur de pierre Emmanuel Fourchet choisit de donner à l’une des gargouilles l’apparence de son supérieur, chef de chantier impliqué depuis 40 ans dans la rénovation du patrimoine religieux lyonnais, un nommé Mohamed Benzizine, affublé du diminutif affectueux d’Ahmed.

La gargouille renouait avec la tradition médiévale consistant à insérer dans la statuaire le portrait de ceux qui contribuèrent à l’édification d’église. Elle représentait Ahmed, bouche largement ouverte, flanquée de l’inscription « Dieu est grand » en français, et en arabe.

Certains se sont émus. Le mouvement des jeunes identitaires de Lyon, dont on connaît le poids localement, se fendit d’un communiqué : « Les musulmans se paient le luxe de s’approprier nos églises en toute tranquillité avec la complicité des autorités catholiques. » Soutenu par leur hiérarchie, architectes et conservateurs des monuments historiques assumèrent avoir autorisé cette adjonction, de même que le recteur de la cathédrale. Le délégué épiscopal des relations avec les musulmans rappela que la présence d’inscriptions en arabe sur les églises françaises est une tradition attestée, par exemple sur l’une des portes de la cathédrale du Puy. Mohamed Benzizine quant à lui sourit de se voir ainsi figuré. « Il y a, dit-il, des diables, des ânes, toutes sortes de gargouilles ; là ils ont mis la tête d’un Arabe ». Il fut décoré l’année suivante de la Légion d’honneur. Cette décoration, remarqua le préfet en la lui remettant, serait certainement moins pérenne que l’autre qui trônait au-dessus de leur tête.

Ce qui est triste avec la cathédrale, c’est qu’elle souligne le partage de l’éternité et du temps. Quinze ans plus tard, la gargouille est toujours en place. Mais on aimerait croire que si une pareille initiative survenait aujourd’hui, face aux réactions d’intolérance, on verrait chez les autorités politiques et épiscopales, dans la presse, dans le débat public, se lever le même front commun, la même indifférence amusée, le même tranquille plaidoyer. On aimerait croire que les gargouilles sont encore seules à arborer une face grimaçante, difforme et grotesque. Croire qu’il est encore possible d’honorer dans les hauteurs l’excellence des ouvriers.

On aimerait croire Patrick. Et c’est bien la difficulté.

Mathieu

Moche et méchants

Cher Patrick,

Qu’est-ce qui est moche ? En 2010, signant dans l’hebdomadaire Télérama une vaste enquête sur la transformation des zones périurbaines, les journalistes Vincent Rémy et Xavier de Jarcy choisirent d’intituler leur papier « Comment la France est devenue moche », sous une couverture barrée d’un « Halte à la France moche ! » en lettres rouges sur fond d’un ciel bâché griffé de pylônes noirs. Aux enseignes de grandes surfaces, on reconnaissait là l’une de ces zones d’activité commerciales et pavillonnaires soumises à l’automobile. Si la description était complexe, la formule, elle, était simple et efficace : l’expression « France moche » intégra peu ou prou le vocabulaire de la description de nos villes, jusqu’à revenir en 2023 lorsque le gouvernement annonça vouloir transformer l’abord des agglomérations – « je ne veux plus qu’on parle de la France moche », s’exclama la ministre déléguée aux collectivités territoriales, annonçant la création d’une task force (l’expression « task force » est-elle ou non moche ? Cela reste à considérer). 

Peu après la publication de l’article, pourtant, certains avaient dénoncé cette formule : elle faisait bon compte, disaient-ils, de l’expérience des habitants de ces zones périurbaines, qui déplient là leurs existences, leur quotidien, leurs espoirs et leurs souvenirs, tissu dense et fragile que cette dénonciation de la « France moche » surplombait de très haut ; cela sonnait comme un verdict émis depuis les centres-villes et redoublant l’aliénation dont ses auteurs prétendaient s’émouvoir. L’anthropologue Éric Chauvier en fit à l’époque la matière d’un livre bref et coupant, intitulé Contre Télérama – entre-temps, cela dit, la formule avait quitté les rivages de cet hebdomadaire ; ralliant peut-être son lieu naturel, c’est en une du Figaro Magazine qu’elle revint en 2022 : « La France moche. Comment l’État a laissé enlaidir le pays ». 

Qu’est-ce qui est moche ? La France périphérique, là où les enseignes globalisées émiettent les existences pour mieux les indexer à l’horizon de la marchandise ? Ou le jugement qui, regardant de loin ces endroits, paraît sceller leur relégation ? Et d’abord, pourquoi moche plutôt que laid ? Dans un texte passionnant sur « l’esthétique du laid, de Hegel à Rosenkranz », la germaniste Florence Bancaud souligne comment Hegel voit dans la laideur l’indice d’une disharmonie entre le sujet et le monde, où affleurent les contradictions modernes : ce qui est laid est pour Hegel travaillé par un conflit intérieur, par où se faufile une histoire : à travers la laideur on perçoit que quelque chose bouge, insiste, s’efforce et désespère d’advenir. Je serais tenté de soutenir qu’on tient là une différence entre le « laid » et le « moche » – le moche, ce serait la laideur assortie d’un « personne ne bouge ». Si certains paysages sont moches, c’est qu’on les pressent modelés par des forces qui s’y entendent pour empêcher quoi que ce soit d’arriver, hormis ce qui peut donner lieu à un crédit à la consommation. Et si certains jugements sont moches, s’il est moche de parler de la France moche et si c’est celui qui le dit qui y est, c’est que cela aussi dénie tout bougé possible dans l’usage de ces espaces, refuse à celles et ceux qui les habitent toute inventivité, toute capacité de faire quelque chose de la vie qu’on leur fait, bref les enferme à double tour. 

À moins qu’il ne s’agisse de suggérer que les gens eux-mêmes font tache dans le paysage ? Et ça, Patrick, ça, ce serait vraiment moche.

Mathieu

En blanc

Cher Patrick,

Cette semaine, je vous propose une expérience sonore, en deux étapes : appelons cela « la grande semaine du blanc ». D’abord, imaginez que dès l’entame de mon propos, au moment où il s’agit de s’attacher l’attention des auditeurs, je m’interrompe brusquement et que je laisse ce qu’on appelle un blanc : vous hausserez un sourcil surpris, de l’autre côté de la vitre du studio votre réalisatrice relèvera brusquement la tête, quelque chose n’ira pas, contreviendra aux exigences du flux radiophonique, manquera à sa place. Mais imaginez maintenant que dans le fil d’un entretien, pressé par les questions de l’intervieweur, je décide de prendre mon temps ; de glisser au seuil de mes réponses ces instants de silence par quoi je signifie que mes paroles seront pesées, et pensées, que je ne m’en laisserai dicter l’ordre et la marche ni par les questions de mon interlocuteur, ni par les impératifs de l’heure ; imaginez que j’adopte en bref une prosodie mitterrandienne : vous le sentez, mes silences alors ne marqueront plus ce creux au bord duquel la signification vacille, mais cette surélévation sur laquelle un sujet entend se jucher, pour plier le discours à son autorité. Ainsi le blanc ménage-t-il dans l’ordre du langage comme un passage secret, où s’aventurent en échangeant leurs masques la souveraineté et la disparition ; un rien de trop, et la maîtrise y menace ruine, le pouvoir qui se tait et qui fait taire se révèle aphasique, le royaume s’avère un néant, comme dans ce jeu que les enfants appellent « le roi du silence ».

Cela me rappelle qu’en 1993, l’artiste français Jean-Michel Alberola commença de peindre une toile dont la réalisation lui prit dix ans, prenant en écharpe tout le cycle d’œuvres produites dans l’entre-temps, et qui s’intitulait Le Roi de Rien. Sur cette toile, où seuls des fragments de corps surnagent comme naufragés d’une catastrophe de peinture, le blanc joue un rôle remarquable – un double rôle, en réalité. À droite, blanc-bleu piqueté de points jaunes, on le dirait manteau d’hermine jeté à l’épaule d’un prince (prince un peu amorti, dont se devinent la silhouette empâtée et le double menton) ; mais dans le voisinage immédiat de ce blanc d’apparat c’est une vaste tache blanche qui s’étend, dévorant le corps rose sur lequel elle s’écoule, privant l’œil de peinture et le portant à renoncer, un peu comme cette neige immaculée où s’égara un jour pour y mourir l’écrivain suisse Robert Walser, auquel Alberola consacra aussi une toile. Dans un précipité extraordinaire, « le roi de rien » porte à se demander si toute l’histoire de la peinture ne serait pas traversée par le battement entre ces deux états du blanc : entre la robe du Christ sur la montagne (« son vêtement devint d’une éclatante blancheur », Luc, 9, 29) et la pâleur de son corps nu à la descente de croix, dans cet intervalle où il n’est ni vivant, ni ressuscité ; à l’autre bout de l’histoire, c’est l’immense robe de la Mariée de Niki de Saint-Phalle, vortex immaculé où s’engloutissent d’innombrables signes de la domination masculine, et carcan dont n’émerge qu’un visage triste à qui cette prison glorieuse interdit tout mouvement. La mariée ? Une reine de rien, en somme.

Qu’est-ce que je disais ? Ah oui : l’année précédant le Roi de Rien, Alberola peignit une œuvre sur papier, intitulée Le Clown : entre gouache blanche et fusain noir une silhouette s’y esquisse, tunique boutonnée, collerette, bras ballants… Allez-y voir Patrick, et emmenez vos invités spécialistes du Pierrot de Watteau ; elle devrait leur rappeler quelqu’un.

Mathieu


Ces cartes postales ont été diffusées en décembre 2024 dans « Allons y voir », émission produite par Patrick Boucheron sur France Culture. Vous pouvez (ré)écouter les épisodes dans lesquels elles apparaissent sur le site de Radio France, sur les plateformes de podcast, ou en cliquant sur les liens ci-dessous : 

• Leni Riefenstahl ou l’amour de la force (1er décembre 2024) 

• Notre-Dame de Paris : la ville, l’Église, l’État (8 décembre 2024)

• Ce sont des croûtes : histoire du moche en peinture (15 décembre 2024)

• Le Pierrot de Watteau, ou l’énigme théâtrale de la modernité (22 décembre 2024)

Publié le 5 mars 2025
Tous les contenus de la rubrique "Exhumer"