Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

Exhumer

Cartes postales. De l'avenir et d'ailleurs

Sur un pan de l'espace graphique rectangulaire, une image. Sur l'autre, au verso – à moins qu'il ne s'agisse du recto, question de point de vue –, un texte, une adresse et quelques marques d'expédition. Entre-Temps continue d'archiver et de matérialiser les cartes postales que Mathieu Potte-Bonneville adresse à l'émission "Allons-y voir". Une liasse de novembre qui nous met en état de suspension : dans le temps des fleurs, au-dessus d'une colline et au milieu de l'eau.

Flower power

Cher Patrick,

La règle est la suivante, explique la Reine blanche à Alice dans De l’autre côté du miroir : confiture hier ou confiture demain, mais jamais confiture aujourd’hui. On fait aussi parfois, vous le savez Patrick, de la confiture de roses – et justement, cette règle posée par la Reine blanche s’appliquerait assez bien aux fleurs que l’on voit déployer leurs corolles et leurs pétales aux couleurs saturées dans l’installation intitulée Power Plants, présentée pour la première fois aux Serpentine Galleries de Londres en 2019, au beau milieu des jardins de Kensington, par l’artiste visuelle allemande Hito Steyerl. 

Power plants est une œuvre digitale (la digitale est aussi une fleur, mais il ne faut pas en faire de confiture). Elle consiste en une série d’écrans LED entre lesquels le spectateur est invité à circuler, comme au beau milieu d’un jardin, cependant que s’épanouissent autour de lui des fleurs étrangement tourmentées engendrées par des réseaux neuronaux, qui mettent en œuvre des algorithmes de prédiction. Ces fleurs, nous explique l’artiste, sont situées 0,02 secondes dans l’avenir. Il s’agit en réalité de rendre perceptible une technique dont le principe est éprouvé : depuis longtemps, la compression et la décompression des images ne consiste pas à retenir l’intégralité des informations comprises par exemple dans un film, ce qui tient trop de place, mais à générer ce que l’on va voir par induction à partir de ce que l’on a vu, à imaginer l’image d’après, d’après les images d’avant, à concocter la confiture demain avec la confiture hier. 

Poussant au bout cette logique, Hito Steyerl l’applique à la croissance des fleurs – ce sont donc des fleurs spéculatives – que l’on voit s’épanouir sur les écrans, à coup d’hypothèses visuelles réitérées. S’épanouir, ou peut-être s’évanouir : car les failles dans les prédictions réalisées à chaque instant par l’algorithme, les erreurs de rendu, ce que l’on nomme les glitchs, teintent ces végétaux qui se tordent et s’évasent d’un scintillement maladif, donnent à leur floraison quelque chose d’avorté, de manqué, de morbide, quelque chose d’une décomposition ou d’une déconfiture. C’est aussi une manière pour l’artiste d’alerter sur la manière dont la modélisation prédictive pousse ses radicelles dans nos existences individuelles et collectives et s’assure, parée de la prétention à prévoir ce que nous ferons, sentirons et aimerons, que rien n’y arrive jamais. 

Que cent fleurs s’épanouissent, écrivait le président Mao.

Ce n’est pas pour demain, répond Hito Steyerl.

Faut-il alors préférer les fleurs d’hier ? mais Grégoire Bouillier révèle (dans son livre Le Syndrôme de l’Orangerie, Flammarion, 2024, p. 176) que Monet lui-même en cultivant ses nymphéas avant de les peindre, « fabriqua de toutes pièces le modèle qui, sur la toile, devint ensuite sa source d’inspiration ». Les nymphéas d’hier préparaient leurs lendemains, les fleurs de demain rêvent celles d’hier… Nécessairement, il doit bien arriver que ce soit confiture aujourd’hui, s’obstine Alice. C’est ce qui arrive à force de vivre à l’envers, dit la Reine gentiment : cela donne toujours un peu le vertige, au début.

Mathieu

Folie en tête

Cher Patrick,

Ma carte postale d’aujourd’hui sera musicale – car oui, les chansons aussi peuvent être des images, surtout lorsqu’elles tournent sur elles-mêmes, repassent à trois ou quatre reprises par le même motif, comme une médaille dont on ferait miroiter tour à tour les côtés, pile, face, pile encore. 

Datée de 1967, The Fool on the Hill présente une structure si évidente que lorsqu’il la composa au piano Paul Mc Cartney se dispensa de la coucher sur le papier, estimant n’avoir aucune difficulté à la retenir, « de tête » comme on dit. Justement, il y peint, d’une voix de tête, le tableau de quelqu’un qui n’a pas toute sa tête, tableau dont nous contemplons tour à tour l’avers et le revers : pile, l’homme est vu du dehors (« they can see he’s just a fool »), face, il est vu du dedans ; pile, on évoque la tête qu’il a, et face, nous voici dans sa tête ; ou plutôt, car c’est une symétrie compliquée où dedans et dehors se tiennent tête-bêche : pile, on décrit les passants qui croisent le fou sans cesser un instant d’être tout en dedans d’eux-mêmes, sans rien voir ni entendre ni rien vouloir savoir de lui ; et face, du dedans, c’est le dehors qu’on voit, rien moins que le cosmos, car (je cite) « les yeux dans sa tête voient le monde tourner ». Ainsi, du haut de sa colline, le fou tient-il tête à ceux qui le voient sans le voir, sans voir qu’il est voyant. 

Et si l’on tend l’oreille c’est même encore plus compliqué, c’est « un autre tour de folie » selon le mot de Blaise Pascal. Car là où le texte paraît dénoncer l’indifférence de la société et exalter la vision cosmique du fou, la musique prend les choses à revers : côté pile, elle chante, légère, joyeuse et s’évase en pente douce dans une série d’accords diminués quand la ville va bon train en ignorant le fou ; et face, elle se brise dans un ré mineur discrètement déchirant quand il paraît lui-même, comme une objection à la marche du monde. « But the fool on the hill » : ce ré c’est comme un nuage qui passerait devant le soleil, comme un coup de froid ou une fugace douleur.

Cher Patrick en cette même année 1967, selon la légende, Paul Mc Cartney se serait rendu au domicile de Brian Wilson pour lui jouer au piano une autre chanson qu’il venait de composer, « She’s leaving home », et c’est l’inaccessible perfection de cette chanson qui aurait, dit-on, précipité l’effondrement psychique du chanteur des Beach Boys, reclus ensuite pour de très longues années.

C’est fou : les chansons des Beatles, une fois entendues, on les a dans la tête. 

Mathieu

Les yeux dans l’eau

Cher Patrick,

C’est un grand type barbu, assis mais le torse dressé ; sa mise défaite, ses cheveux en désordre contrastent avec l’intensité de son regard qui transperce le vôtre – ce n’est pas qu’il donne, comme la Joconde, le sentiment de vous suivre des yeux, c’est qu’il paraît carrément scruter un point par-devers vous comme un enfant pris de terreur nocturne vous fixe sans vous voir et vous transmet illico sa frayeur. Ici, de même, l’homme au torse amaigri et nu surgit d’autant plus du tableau que votre présence à vous semble lui demeurer douteuse, vitreuse, franchissable – lors même que, réciproquement, votre regard décèle dans cette figure hâve peinte au milieu d’une toile immense quelque chose d’étrangement déplacé, rapporté, tout à la fois saillant et indécis. Dans un grand trouble spéculaire, ses yeux ébranlent l’opacité de votre corps et votre vision le décolle de la toile, c’est comme une double traversée – traversée, c’est le cas de le dire, vu que le type est assis dans un long canoë, suspendu entre ciel et eau comme à la lisière des mondes.

De ce canoë existent différentes versions : l’une d’elles, intitulée White Canoe a fait un temps de son auteur, le peintre écossais Peter Doig, l’artiste vivant le plus cher du monde. L’une des stratégies picturales de Doig consiste à prélever ses figures humaines sur d’autres supports, en particulier photographiques : ainsi, c’est à une pochette de disque du groupe The Allman Brothers Band qu’est empruntée la silhouette du grand type décharné et barbu assis dans le canoë rouge de Hundred Years Ago, la toile que je décrivais il y a un instant. Faire ainsi transiter ses modèles d’un médium l’autre, transférer quelque chose de la fixité photographique dans l’immobilité de la peinture (qui n’est pas du tout la même) a chez Peter Doig un effet remarquable : on ne saurait dire si ces figures se trouvent ajoutées ou soustraites au paysage dans lequel elles font effraction. On le sait, il y a dans l’histoire de la peinture d’une part ce qu’on appelle les « repentirs », gestes par lesquels l’artiste corrige une posture ou efface un personnage en les recouvrant, et qu’une radiographie dévoile à l’occasion ; et il y a d’autre part les rajouts, tel donateur que le peintre adjoindra après-coup à l’image sacrée. Il y a les figures qu’on retire parce qu’elles ne sont plus en cour, et celles qu’on ajoute quand la famille s’est agrandie. Le grand type de Peter Doig, ce n’est ni l’un ni l’autre, ou bien c’est l’un et l’autre : déjà plus là ou pas encore, excédentaire ou manquant à sa place – quelqu’un n’est pas ici, qui vous regarde.

Il y a une étrange histoire encore à propos de Peter Doig. En 2022, le peintre a eu gain de cause dans un procès l’opposant au propriétaire d’une toile, un ancien gardien de prison qui prétendait que celle-ci était une œuvre de jeunesse que Doig aurait peinte en détention, et exigeait qu’il en reconnaisse la paternité. Il fallut presque dix ans de procédure à Peter Doig pour faire reconnaître que la toile n’était pas de lui, parce qu’il n’était pas là, dans ce pénitencier où la toile fut peinte. J’en conclus qu’on ne joue pas impunément avec la présence des images dans les images, Patrick. 

Patrick ?

Il y a quelqu’un ?

M…


Ces cartes postales ont été diffusées en novembre 2024 dans « Allons y voir », émission produite par Patrick Boucheron sur France Culture. Vous pouvez (ré)écouter les épisodes dans lesquels elles apparaissent sur le site de Radio France, sur les plateformes de podcast, ou en cliquant sur les liens ci-dessous : 

• Une scène de crime : enquête sur Les Nymphéas de Claude Monet (3 novembre 2024) 

• Comme un vent de folie : La Lithotomie de Jérôme Bosch (10 novembre 2024)

• Les ruses de l’image : Averroès dans le Triomphe de saint Thomas d’Aquin de Lippo Memmi (1323) (17 novembre 2024)

Publié le 5 février 2025
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