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Aux apatrides, la patrie reconnaissante. Prendre soin des archives de Missak et Mélinée Manouchian

Alors que s’annonçait la panthéonisation du couple Manouchian, leurs deux dossiers de demande de naturalisation, conservés aux Archives nationales, ont été confiés à l’atelier de restauration, reliure et dorure dans la perspective de leur numérisation. Pour Entre-Temps, Sonia Braham, Corinne Cheng, Céline Delétang et Lucie Moruzzis, responsables de fonds et conservatrices-restauratrices aux Archives nationales, racontent l’émotion particulière suscitée par cette mission. Cet éclairage est aussi l'occasion d'interroger plus largement le sens de leur activité, entre conservation, réparation et soin des archives.

« Laissant derrière moi mon enfance ensoleillée nourrie de nature
 Et ma noire existence d’orphelin tissée de privations et de misères,
 Encore adolescent ivre du rêve des livres et des écrits,
 Je m’en vais mûrir par le travail de la conscience et de la vie. »

Missak Manouchian, Vers la France, 1924-1925 (trad. Krikor Beledian)

Que signifie réparer ? Dans son acception la plus commune, réparer signifie restituer une fonction, un usage, à quelque chose qui l’avait perdu. On ne répare que ce qui a cessé de fonctionner, ce qui ne remplit plus son office, ce qui est cassé. À une époque où l’humanité prend conscience des limites des ressources disponibles, de la finitude de certains systèmes et de l’obsolescence de modèles économiques auparavant perçus comme optimaux, la réparation acquiert un nouveau statut. On cherche dorénavant plus volontiers à réparer un lave-linge, un vieux meuble, une tasse brisée plutôt que de les remplacer par des objets neufs. « On restaure » diront certain·e·s. Historiquement, le terme restaurer a été utilisé par les humanistes de la Renaissance pour évoquer leur volonté de retrouver les textes antiques perdus tout en rompant avec la période précédente, le déjà dénigré Moyen Âge. Dès lors, et jusqu’à récemment, les deux mots – réparer et restaurer – sont utilisés dans les sources pour qualifier des interventions de sauvegarde matérielle d’objets plus ou moins anciens. Le plus souvent, sont réparés les objets porteurs d’une fonction – généralement mécanique – et sont restaurés les artefacts issus des Beaux-Arts destinés à la contemplation. On répare une charrette ou une horloge ; on restaure une peinture ou une sculpture. Mais on répare des vitraux, des bols en céramique ou des livres. La frontière entre objets usuels et objets de contemplation se brouille avec les termes utilisés pour évoquer les opérations mises en œuvre pour les faire perdurer. Qu’en est-il des documents d’archives, dont la fonction principale est d’être porteurs de textes ? Que signifie réparer, restaurer des archives ?

Aujourd’hui, la discipline dont l’objectif est de permettre aux objets faisant partie du patrimoine culturel de perdurer est appelée conservation-restauration. Il n’y est pas question de réparation, mais de conservation préventive, curative ou de restauration. À l’issue de son processus de patrimonialisation, un objet est soustrait à son ancien usage pour être proposé à la contemplation et à l’étude d’un groupe humain. Des instruments de médecine ou d’astronomie perdent leur usage premier lorsqu’ils sont disposés dans une vitrine. Mais certains objets n’existent qu’à travers leur usage, contextuel ou mécanique. Un panneau de vitrail a-t-il encore du sens s’il est exposé dans un musée, à hauteur d’œil alors qu’il a été conçu pour être vu de loin, du bas, et surtout au milieu de dizaines d’autres panneaux ? Un livre peut-il encore être considéré comme tel s’il ne peut plus être ouvert et fermé par les lectrices et les lecteurs ? Doit-on remettre en état de jeu les instruments de musique anciens ? Même une œuvre peinte peut avoir été pensée pour être observée dans un certain contexte, et être ainsi porteuse d’une fonction, aussi minime et symbolique soit-elle.

Cette idée de réparation des objets et de leurs fonctions est au cœur d’une intervention qui nous a mobilisées à la fin de l’été 2023 aux Archives nationales. Alors que le Président de la République avait annoncé quelques semaines auparavant la panthéonisation de Mélinée et Missak Manouchian, prévue pour l’anniversaire de la mort de Missak le 21 février 2024, deux dossiers de demande de naturalisation, ceux du couple Manouchian, ont été confiés à l’atelier de restauration, reliure et dorure dans la perspective de leur numérisation. Cette intervention avait pour objectif principal d’anticiper une demande qui n’aurait pas manqué d’arriver. Nous nous sommes mises au travail. Documentation de l’état avant intervention, constat d’état, diagnostic et projet de traitement ont été établis, comme toujours. Lorsque l’intervention matérielle a commencé, nous avons parcouru les documents du dossier, comme toujours. Mais comme rarement, nous avons commencé à les lire entièrement, progressivement, à mesure que le traitement progressait. En tant que responsables de fonds et conservatrices-restauratrices, nous sommes formées à intervenir de façon critique, minimaliste, sans chercher à rendre aux objets leur aspect primitif – bien souvent fantasmé et toujours définitivement perdu. Pourtant, nous avons pris soin de ces dossiers, de ces feuilles de papier, un soin un peu plus appuyé qu’à l’accoutumée. Prenant conscience de ces précautions particulières, nous nous sommes interrogées : pourquoi ? 

Documents d’archives et destins engagés

Les dossiers de demande de naturalisation ne sont que rarement l’objet de mise en valeur. Ce sont des dossiers nominatifs qui contiennent un ensemble de pièces présentées par la ou les personnes demandant l’acquisition de la nationalité française. Ils contiennent également des échanges de courriers entre administrations et des notes produites par les fonctionnaires en charge du traitement du dossier, faisant état des différentes phases de l’évolution de son instruction, laquelle peut s’étirer sur plusieurs années. Après l’instruction, trois cas de figure sont possibles : l’obtention de la nationalité française (décision favorable), le rejet de la demande de naturalisation (décision défavorable), le classement sans suite de la demande (absence de décision, donc pas d’obtention de la nationalité). Les Archives nationales arrivent tout au bout de la chaîne d’existence administrative de ces dossiers. Elles les recueillent auprès des services qui les ont produits, et qui les versent une fois passé le cap de ce que l’on appelle communément la DUA (ou durée d’utilité administrative). Les dossiers sont alors conservés en tant qu’archives définitives pour leur intérêt historique et pour faire valoir des droits. Dépositaires voulus immortels d’une mémoire collective, ces documents sont alors classés et entreposés dans treize magasins d’archives au dixième et dernier étage de l’imposant bâtiment du site de Pierrefitte-sur-Seine des Archives nationales qui abritent sur 25 kilomètres linéaires plusieurs millions de dossiers de demande de naturalisation.

Aperçu de l’intérieur du magasin 1018 des Archives nationales (AN), site de Pierrefitte-sur-Seine. © L. Moruzzis.

Leur formalisme administratif ne parvient pas à masquer la dimension éminemment sensible que revêtent ces millions de chemises cartonnées serrées les unes contre les autres : 25 km d’espoirs formulés, déçus ou satisfaits, de destins en devenir. C’est nichés dans les magasins 1018 pour elle et 1019 pour lui que nous avons découvert les dossiers de Missak Manouchian et Mélinée Assadourian, celui de Missak assez fin, celui de Mélinée plus conséquent.

Les liens qui unissent Missak Manouchian et la France, sa patrie « méritée », sa patrie de « préférence », se sont noués très tôt, avant même son arrivée sur le territoire français en septembre 1924 pour y rejoindre son grand frère Garabed arrivé un an plus tôt. Il a alors 18 ans. Tous deux sont des rescapés du génocide arménien et sont désormais apatrides. Né le 1er septembre 1906 dans la ville ottomane d’Adiyaman, Missak est le quatrième enfant d’une famille de paysans arméniens catholiques. Lorsque le génocide arménien commence en 1915, il a neuf ans. Après la mort de leurs parents, Missak et son frère Garabed sont sauvés et recueillis par une famille kurde. À la fin de la Première Guerre mondiale, ils sont transférés dans un orphelinat de la région de Jounieh, au Liban, lequel est passé sous contrôle français en 1918. Il y est initié aux lettres arméniennes et aux lettres françaises, se découvrant des aptitudes particulières pour l’écriture en général et la poésie en particulier. Rapidement les deux frères décident de gagner la capitale mais Garabed tombe malade et meurt en 1927 laissant Missak une nouvelle fois orphelin.

Mélinée et Missak se rencontrent en 1934 dans le milieu de la diaspora arménienne communiste à Paris, mais leur idylle est rapidement bouleversée. Dans la France occupée du début des années 1940, tous deux s’engagent dans la Résistance au sein des FTP-MOI (Francs-tireurs partisans, main d’œuvre immigrée) et contribuent à entraver les activités de l’occupant allemand. Organisés en réseau, les participant·e·s de ce qui a été qualifié de groupe Manouchian sont pour la plupart arrêtés en novembre 1943 et fusillés au Mont-Valérien le 21 février 1944. Leurs visages ont été utilisés par la propagande nazie pour la célèbre affiche rouge qui visait à présenter les résistants comme des ennemis de la France. Cette histoire, déjà bien connue, a fait l’objet d’une actualisation historiographique récente, notamment dans un volume sobrement intitulé Manouchian, signé par Astrig AtamianClaire Mouradian et Denis Peschanski.

Mais la poésie tant aimée par Missak et Mélinée Manouchian se trouve bien éloignée de la froideur administrative qui imprègne les feuilles volantes de leurs dossiers de demande de naturalisation. Missak a formulé une première demande en 1933, alors en France depuis une dizaine d’années, puis une seconde en 1940 après avoir été mobilisé en 1939. Quant à Mélinée, elle n’a eu de cesse d’exiger la naturalisation de son époux à titre posthume, en vain, jusqu’à sa propre mort en 1989, même après que la nationalité française lui a été accordée, à savoir en 1946.

Du point de vue de leur matérialité, rien d’inhabituel pour des dossiers administratifs de la première moitié du xxe siècle : des matériaux constitutifs de qualité médiocre, du papier extrêmement fin à une époque où son poids est un enjeu crucial pour la conservation des archives, des encres synthétiques à l’aniline, des feuillets agrafés, du papier offset tamponné, griffonné, plié, glissé sans soin dans une pochette de papier plus épais et coloré. Ces documents n’ont pas été pensés pour la valorisation, ni même pour leur esthétique, à peine pour leur lisibilité. Leur but est de consigner des informations. Ainsi, davantage que pour d’autres types de documents, la matérialité des dossiers de demande de naturalisation semble ne présenter d’intérêt qu’à travers leur contenu textuel, à travers les informations qu’ils recèlent. 

Pourtant, depuis une vingtaine d’années, un mouvement historiographique baptisé material turn invite les historiennes et les historiens à prendre davantage en compte la dimension matérielle de leurs sources, arguant que l’objet est également porteur de sens. La source écrite est donc perçue comme un témoin du passé subsistant dans le présent, à la fois trace et porteuse de traces. À l’instar des deux faces d’une même pièce, matière et message sont indissociables, formant un tout, à la fois documentation matérielle et textuelle. C’est peut-être en partie de ce mouvement historiographique que provient la sensation de prendre soin de personnes en même temps que nous prenons soin des témoins écrits de leur existence passée.

Dossiers de demande de naturalisation de Missak Manouchian (à gauche) et de Mélinée Assadourian (à droite). AN, 19770884/298, 39746 X 34 ; 20010476/437, 14573 X 64. © L. Moruzzis.

Au cours du traitement des dossiers de Mélinée et de Missak – une certaine intimité est née de nos échanges unilatéraux, intimité qui nous a conduites à parler des Manouchian, presque à s’adresser à eux par leurs prénoms –, un tournant s’est produit à un moment précis : celui de la lecture de la dernière lettre de Missak à Mélinée. Cette lettre, conservée par la famille, est bien connue aujourd’hui, elle est d’ailleurs à l’origine du poème d’Aragon chanté plus tard par Léo Ferré et intitulé Strophes pour se souvenir. Ça n’est pas l’original de la lettre qui se trouve aujourd’hui glissé dans le dossier de Mélinée, mais une simple photocopie. Deux feuilles de papier, l’une pour le recto de la lettre et l’autre pour son verso, fournies par Mélinée parce que Missak s’adresse à elle en se désignant lui-même comme son mari et que l’administration lui réclamait des preuves que le couple était bien marié. Pour certaines, les photocopies ont été recoupées aux dimensions de la lettre originale. Pas une seule déchirure, pas un pli sur la photocopie, aucune intervention matérielle n’est nécessaire. Pourtant, c’est l’un des feuillets sur lequel nous nous sommes arrêtées le plus longuement. Missak va être fusillé l’après-midi même, il écrit à celle qu’il aime, sa chère Mélinée. Sans y avoir été préparées, nous rencontrons ces mots, simples traces d’encre sur un matelas fibreux, ces mots qui nous obligent tant ils sont porteurs d’espoir, de poésie et d’amour. Ce sont sans doute ces mots qui ont catalysé chez nous le besoin d’écrire et de tenter de réparer, à notre niveau ce monument d’à peine quelques grammes, traces de ces hommes et de ces femmes du passé.

Lecture de la photocopie de la dernière lettre de Missak à Mélinée. AN, 20010476/437, 14573 X 64. © C. Cheng.

Une rencontre à 80 ans d’écart

Dans les cultures occidentales, la valeur patrimoniale augmente avec l’ancienneté : un document du Moyen Âge, parce qu’il a plus de 500 ans, parce qu’il est plus rare, est souvent considéré au premier abord avec davantage d’égards qu’un document du xxe siècle. En tant que professionnelles du patrimoine, nous sommes formées à ces enjeux, familiarisées avec les problématiques et les défis qu’impliquent la conservation. Préserver de façon pérenne des documents d’archives se décline à travers quatre grands champs d’activité, souvent appelés les quatre C : collecter, classer, conserver, communiquer. La collecte et le classement des dossiers de naturalisation des Manouchian appartiennent déjà au passé, si bien que nous n’intervenons qu’en vue de remplir deux objectifs : conserver et communiquer.

En tant que conservatrices-restauratrices, nous avons pour mission de ralentir autant que possible les processus de dégradation qui menacent l’intégrité matérielle des documents. Il ne s’agit pas – comme on le lit encore trop souvent – de redonner aux documents leur aspect premier. Une telle intervention serait impossible puisqu’elle impliquerait de retrouver des éléments – qu’ils soient textuels ou matériels – irrémédiablement perdus ; elle serait en outre problématique en termes d’honnêteté intellectuelle et de rapport au passé puisqu’elle reviendrait à nier le passage du temps, voire à créer des faux historiques. Nous intervenons pour enrayer certains processus de dégradation et pour améliorer la lisibilité des textes et des objets. Nous cherchons à créer les conditions pour que les messages perdurent, pour que les générations à venir aient la possibilité d’extraire autant d’informations que nous des objets que nous souhaitons leur transmettre. Ainsi, une lacune de papier peut ou non être comblée selon qu’elle représente un risque d’aggravation ou de perte à venir. Et dans tous les cas, un texte perdu n’est jamais restitué, même si nous en possédons une copie ou une image.

Quelles que soient nos interventions matérielles – dépoussiérage, nettoyage, réduction des déchirures, comblement des lacunes, renforts structurels des reliures, doublages, etc. –, la documentation est au cœur de notre déontologie. Il s’agit de produire un constat d’état, un rapport de traitement détaillant les matériaux, les produits et les procédés mis en œuvre lors de l’intervention, et des préconisations de conservation pour le long terme. La pratique de la documentation des interventions participe à faire de la conservation-restauration une discipline critique, à l’équilibre entre savoir et savoir-faire. C’est elle qui permet de nous éloigner autant que possible de l’arbitraire.

Traitement de réduction d’une déchirure à l’aide de papier japonais et de colle d’amidon. © L. Moruzzis.

En tant que responsables de fonds, notre activité quotidienne consiste à étudier et à faire connaître les archives dont nous avons la charge. À ces fins, nous devons maîtriser les processus de collecte, de tri et de sélection des documents en interaction avec les services producteurs d’archives, savoir organiser un fonds et diriger des travaux de classement, rédiger et corriger des inventaires et des instruments de recherche, mais également développer une expertise suffisante pour diagnostiquer l’état de conservation des documents et connaître les règles de la conservation préventive. Il nous revient également de concevoir des outils de médiation des fonds pour les rendre accessibles au plus grand nombre et de fluidifier le dialogue avec les chercheur.se·s en général et les historien.ne·s en particulier et ainsi enrichir et consolider les liens qui les unissent aux archivistes.

La conservation et la communication pourraient être mises dos à dos, l’une perçue comme l’entrave de l’autre. La conservation totale, absolue, signifierait une sorte de mise sous cloche, un retrait de l’objet par rapport au monde et à ses acteur·ice·s en vue de le protéger à tout prix. À l’autre bout du spectre, la communication, la mise à disposition du public sans aucune restriction impliquerait nécessairement des dégradations sur les objets, voire leur disparition. Pourtant, préservation et valorisation peuvent aussi se nourrir l’une de l’autre lorsqu’elles tiennent compte de la dualité des documents d’archives, qui doivent être jalousement gardés tout autant qu’ils doivent être donnés à voir.

Dossier de demande de naturalisation de Mélinée Assadourian ouvert. AN, 20010476/437, 14573 X 64. © L. Moruzzis.

D’un point de vue déontologique, ces interventions s’inscrivent donc parfaitement dans le cadre de nos missions. Mais c’est davantage en tant qu’êtres humains que nous les avons observés, manipulés, lus. En tant que femmes d’une quarantaine d’années, de catégorie socio-professionnelle moyenne, Françaises issues de l’immigration, nous nous sommes également rencontrées à travers le poids symbolique de ces documents qui ont touché les archivistes et les conservatrices-restauratrices que nous sommes.

Comment et pourquoi prendre soin

Les dossiers de demande de naturalisation de Missak et Mélinée Manouchian n’avaient auparavant fait l’objet d’aucune demande particulière, leur existence étant, notamment pour ce qui est du dossier de Missak, ignorée du grand public et même de la communauté des historien·ne·s spécialistes du sujet. C’est à l’historien Denis Peschanski, l’un des artisans de l’initiative « Missak Manouchian au Panthéon » lancée par l’Unité laïque à l’automne 2021, que nous devons cette découverte majeure qui éclaire d’un jour nouveau le parcours de ces deux résistants apatrides et leur relation à leur terre d’adoption.

L’importance historique et symbolique que revêtent ces deux dossiers nous est apparue dès que nous les avons eus entre nos mains et que nous en avons précautionneusement, délicatement et avec gravité parcouru les premières pages. Nous étions émues d’avoir cet accès privilégié à tout un pan de l’histoire personnelle de ces deux réfugiés remplis d’espoir et d’admiration pour les valeurs incarnées à leurs yeux par leur pays d’accueil, et qui ne savaient alors pas encore à quel point celui-ci leur serait plus tard redevable. Deux histoires personnelles, deux destins liés, dont nous avons immanquablement appréhendé chacune des séquences mises au jour, à travers le prisme de l’histoire, comme si cette dernière imprimait un filigrane de solennité sur chacun des feuillets consultés. 

Au moment où ils ont été confiés à l’atelier, la plupart d’entre nous n’avaient que de très vagues connaissances sur l’histoire de Missak et de Mélinée Manouchian et sur l’affiche rouge. C’est seulement en feuilletant les quelques documents du dossier de Missak que l’expression « fusillé par les allemands » inscrite en travers d’un acte de décès nous a plongées dans l’histoire. C’est alors qu’a été engagée l’une des nombreuses discussions d’atelier, de celles qui rythment nos vies professionnelles lorsqu’un document particulier tombe entre nos mains. Certaines connaissent bien la figure de Missak, moins celle de Mélinée, d’autres n’en ont jamais entendu parler. Certaines veulent en savoir davantage : qui étaient-ils ? Quelle est leur histoire ? Pourquoi les transférer au Panthéon seulement maintenant ? Il fallait faire vite. Au moment de commencer l’intervention de conservation-restauration, le planning était établi : après avoir été traités, les deux dossiers devaient être confiés à l’atelier de photographie des Archives nationales pour y être numérisés. Par la suite, les dossiers devaient être rendus consultables à nouveau par les chercheuses et les chercheurs, et disponibles pour une éventuelle exposition.

Le dossier de Missak est sensiblement plus mince que celui de Mélinée. Une trentaine de feuillets, tout au plus, pour celui dont la vie a été tranchée si tôt. Sans doute le triple d’épaisseur pour le dossier de Mélinée. Pour la plupart, les documents ne semblent pas présenter un état de conservation problématique, quelques dégradations mécaniques liées à la finesse du papier couplée à des empilements hasardeux. Il s’agit de papier froissé, déchiré, parfois lacunaire. Les ressources infinies d’internet, des podcasts, des documentaires nous ont permis de mieux connaître Mélinée et Missak, leur enfance chaotique, ballotée de génocide en guerres mondiales, leur long exode, leur ancrage français, puis leur combat pour la liberté et leur amour de la poésie.

La phase pratique d’intervention du traitement de conservation-restauration s’organise en plusieurs étapes. Dans un premier temps, les documents sont l’objet d’un nettoyage léger qui vise à supprimer les éventuelles salissures superficielles à leur surface. Effectuée à l’aide de brosses douces et de différentes gommes, cette opération est d’autant plus délicate que les papiers sont fins et/ou fragiles. Les très fines feuilles de certains des documents des dossiers de Mélinée et Missak ont exigé une attention constante et beaucoup de délicatesse pour éviter tout risque de créer de nouvelles déchirures. Auparavant rangés dans des boîtes d’archives, à l’abri de la poussière, les dossiers ne présentaient pas un empoussièrement trop important. Cette étape a été relativement rapide. 

Traitement de réduction d’une déchirure sur l’un des feuillets du dossier de Mélinée. AN, 20010476/437, 14573 X 64. © C. Cheng.

Dans un second temps, les altérations structurelles – déchirures et lacunes – doivent être a minima réduites pour que la manipulation des feuillets ne représente pas de risque pour leur intégrité matérielle. À cette fin, et après avoir testé la solubilité des encres, nous avons choisi d’avoir recours à des renforts et des greffes de papier japonais – un papier aux fibres très longues dont la solidité et la longévité sont toutes indiquées pour la conservation à long terme – collés avec de la colle d’amidon de blé – un adhésif aqueux naturel dont les caractéristiques au vieillissement sont satisfaisantes et dont les propriétés chimiques s’accordent parfaitement avec celles du papier. Là où des bandes de papier japonais de 8 mm de large auraient suffi et auraient été simples à appliquer, nous avons choisi des bandes plus fines, plus délicates et mieux associées à la finesse des feuillets. Certains éléments, bien qu’authentiques, ont été éliminés en raison de leur aspect délétère pour les documents originaux. C’est le cas par exemple de l’agrafe qui maintenait la photo d’identité de Mélinée, dont le regard fier et exigeant semble dissimuler une immense lassitude. Largement dégradée, la fine tige de fer avait commencé à déposer des produits d’oxydation au cœur même de la couche photosensible, marquant irrémédiablement l’image de son fantôme. Une fois l’attache déposée, le visage de Mélinée ne risque plus rien. Elle a été remplacée par un montage constitué d’un onglet de papier japonais toujours collé à la colle d’amidon. De même, nous avons décidé de teinter des morceaux de papier japonais destinés à renforcer les pochettes extérieures des deux dossiers afin de respecter au mieux leur aspect sans pour autant chercher à faire disparaître nos interventions visuellement.

Montage de la photo d’identité de Mélinée, après avoir déposé l’agrafe qui la maintenait auparavant. AN, 20010476/437, 14573 X 64. © C. Cheng.

En d’autres termes, nous avons choisi de prendre le temps de prendre soin de la mémoire de papier de la trajectoire de ces deux personnages qui se sont battus jusqu’à la mort pour leur idée de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Le lien entre les écrits d’un individu et son identité sont aujourd’hui si ténus que le papier en devient lieu de mémoire. Pour détruire un groupe ou une personne, il faut détruire sa mémoire ; la conservation-restauration incarne l’exact mouvement inverse. Le poids des mots nous rappelle celui des actes, d’autant plus à une époque où les témoignages oraux de la Résistance se font de plus en plus rares à mesure que disparaissent les femmes et les hommes, et c’est à travers les mots que nous avons finalement choisi de raconter cette histoire de rencontre et de soin qui s’inscrit dans l’histoire des nations et des honneurs. Sans doute la panthéonisation de Mélinée et Missak participe-t-elle à réparer une erreur – ou du moins un retard – en mettant enfin à l’honneur les apatrides, les étrangers qui ont payé si cher leur attachement à la France. C’est peut-être une partie de ce retard que nous avons cherché à réparer en soignant les minces feuillets des dossiers de demande de naturalisation qui resserrent le lien entre les deux orphelins et leur pays adopté. C’est enfin sans doute l’écho dissonant avec une actualité inquiétante qui nous a incitées à choyer ces quelques feuilles de papier dans l’espoir que jamais le destin tragique de Missak et Mélinée n’ait l’occasion de se reproduire.

Publié le 27 février 2024
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