La Guerre de Raoul Berthelé. 1 - De New Delhi à Amiens
Après le partage d'un projet pédagogique foisonnant autour de l'ancienne usine Cosserat d'Amiens, Louis Teyssedou revient pour Entre-Temps sur l'exposition de photographies de la Première Guerre mondiale qu'il a organisé avec ses élèves du lycée professionnel amiénois Edouard Gand. Elle nous montre la ville picarde entre 1915 et 1918 à travers les clichés de Raoul Berthelé. Sont ainsi mis au jour de nombreux éléments de l’arrière-front, de même que les visages des soldats hindous du corps expéditionnaire indien. Des élèves partiront à New-Delhi pour évoquer ce travail lors d’une conférence, expérience qui fera l'objet d'un prochain article.
En février 2022, les Premières Bac Pro Animation du lycée professionnel amiénois Édouard Gand d’Amiens ont mis en place pour la première fois l’exposition “La Guerre de Raoul Berthelé” au centre culturel Léo Lagrange à Amiens. En mars 2023, ils ont donc porté le projet pédagogique Amiens 15/18 consistant en une exposition de photographies accompagné d’un catalogue et d’un voyage en Inde.
En 2022, des élèves de lycée professionnel ont découvert les photographies de Raoul Berthelé. Ce dernier était un lieutenant de l’armée française. De novembre 1914 à novembre 1918, il a pris des milliers de photographies de son expérience de la guerre. Ces photographies sont des plaques stéréoscopiques qu’il a probablement développées lui-même et qui ont été conservées par sa petite sœur après guerre. Raoul Berthelé est mort de la grippe espagnole en décembre 1918.
La famille a conservé son testament photographique et a fait don des clichés aux Archives Municipales de Toulouse. Photographe avant la guerre, Berthelé sait développer des plaques, tirer des photographies… mais il sait surtout prendre des photos. Les portraits et les cadrages sont d’excellente qualité. Les légendes permettent de donner encore plus d’humanité à des photographies résolument humaines. Ces dernières parlent aux élèves. Ils peuvent, grâce à leur ancrage territorial fort, comprendre les aspects d’une guerre totale à travers la notion d’arrière-front. Et ils peuvent, dans le cadre de leur parcours scolaire, réaliser une exposition.
Ce travail eut un certain écho, puisque les descendants de Raoul Berthelé et de Paul Descoings, un ami de Raoul Berthelé abondamment pris en photo par celui-ci, avaient fait le déplacement et donnaient corps à l’esprit de camaraderie évoquée par Alexandre Lafon[1]. L’histoire locale faisait école, pour reprendre le titre de l’article d’Eugénie Barbezat de l’Humanité Magazine, car les élèves de lycée professionnel s’emparaient de leur territoire. En juin 2022, le service éducatif de l’Historial de Péronne invitait les élèves a accroché leur exposition au sein de ce musée et avait offert la possibilité à ces mêmes élèves de faire des séances de médiation auprès d’élèves de la ville. Réalisée dans le cadre du chef-d’œuvre de leur formation, cette exposition devait se poursuivre en 2023.À la rentrée suivante, ces élèves allaient tous passer en classe de terminale. C’était une certitude. Pour le projet pédagogique Raoul Berthelé, il n’y avait que des incertitudes.
En parallèle de ce projet, je me suis rendu à l’ECPAD (Établissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense) dans le cadre de mes recherches sur le patrimoine industriel de la ville d’Amiens. Je cherchais des clichés des usines Cosserat. Je ne les ai pas trouvées mais j’ai pu consulter des clichés de la ville d’Amiens pris en 1918 par les opérateurs de la Section Photographique et Cinématographique de l’armée française. En mars 1918, la ville d’Amiens est en grande partie détruite par des bombardements allemands. Les opérateurs de l’armée française se rendent dans la capitale picarde pour immortaliser la victoire alliée de la bataille d’Amiens et les dégâts infligés par les Allemands. Ces photographies de 1918 répondent aux photographies de Raoul Berthelé prises en 1915. Ce dernier, alors officier d’une ambulance cantonnée dans l’orphelinat Cosserat transformé dès novembre 1914 en hôpital auxiliaire, peut prendre sa guerre en photographie. Il immortalise des moments privés (notamment ceux passés avec sa compagne, l’Amiénoise Jeanne Cornu, fille aînée du principal boucher de la ville), des moments avec ses camarades (les officiers Caucanas et Tessier) et des instants qui font de lui à la fois un ethnographe et un reporter de guerre. Homme du Sud, Berthelé rencontre les Amiénois et leurs usines tout en étant confronté aux militaires allemands.
Les élèves pouvaient donc confronter deux fonds photographiques dont l’analyse permet de dégager des permanences et des ruptures. Encore fallait-il trouver un lieu pour exposer ces clichés… En septembre 2022, la responsable Action Culturelle et Communication des bibliothèques d’Amiens Métropole accepte d’inscrire au programme de la saison culturelle 2023/2024 l’exposition Amiens 15/18.
Cette future exposition comporte deux photographies de la gare d’Amiens. Et pourquoi ne pas exposer ces deux photographies dans la gare d’Amiens ? Des photographies de la gare dans la gare… La chose semblait logique. Un des visiteurs de l’exposition “La Guerre de Raoul Berthelé” m’avait contacté en mars 2022 pour évoquer les photographies de la gare d’Amiens. Après quelques échanges, rendez-vous est pris avec la Direction Culturelle de Retail Connections / SNCF. Il est convenu d’exposer une partie de l’exposition car
Une classe, deux pôles importants pour une exposition, la bibliothèque Louis Aragon et la gare d’Amiens. La Direction Mémoire, Cultures et Archives du Ministère des Armées, qui avait évoqué le projet “La Guerre de Raoul Berthelé”, décide de soutenir le projet.
Les élèves travaillent donc sur cette double exposition. Il faut former les duos de photographies, retrouver les fiches matricules des différents opérateurs… Il faut également concevoir du matériel de médiation culturelle. Des jeux sont conçus, des plaquettes mises en page.
En plus des descendants français, nous retrouvons les descendants des soldats australiens qui ont capturé le char allemand Mephisto en avril 1918 près d’Amiens. Un appel sur les réseaux sociaux est lancé. Il dépasse nos espérances avec des milliers de partage qui nous permettent de retrouver 4 descendants du 26ème bataillon d’infanterie australien qui a attrapé le Mephisto. La fille d’un des soldats est interviewée par les élèves. Elle nous confie les pages du carnet de guerre de son père que les élèves traduisent. Avec ce petit cahier d’Eric Brown, nous avions nos carnets de Jean Barthas[2].
Il y avait des témoignages de soldats français, il y avait des témoignages de descendants de soldats australiens… Mais aucun témoignage écrit des soldats indiens qui apparaissent sur trois clichés de l’exposition. Rana Chinna, secrétaire de l’United Service Institution of India (USI) Centre for Armed Forces Historical Research, a été contacté par l’intermédiaire de l’historien Bill Gammage. Rana Chinna nous confia trois lettres en novembre 2022. En décembre 2022, R. Chinna nous invite à prendre la parole lors d’une conférence internationale sur l’implication des soldats indiens dans les deux conflits mondiaux qui se déroulera à Delhi en avril 2023. Grâce à un co-financement du rectorat d’Amiens et de la Direction Mémoire, Culture et Archives (DMAC, Ministère des Armées), les élèves peuvent se rendre en Inde pour présenter leur projet. En effet, le 09 avril 2023, des élèves de Terminale Bac Pro Animation (LP E. Gand/Académie d’Amiens) et un élève de terminale du lycée de la photographie (Paris / Académie de Paris) partiront à New Delhi pour présenter le projet lors de la conférence. Ils rencontreront également les élèves du lycée français de Delhi pour leur faire découvrir l’exposition.
Une coopération est née également avec la filière des DN MADE du lycée Branly (Diplôme National des Métiers d’Art et du Design). Grâce au soutien de la DMCA, le catalogue de l’exposition a été mis en page par une élève et a été imprimé.
Et par le plus grand des hasards, le civil se tenant aux côtés des trois soldats anglais sur la photographie qui a servi à la couverture du livre, est identifié. En effet, lors de l’accrochage de l’exposition, une Amiénoise est passée dans le hall, a vu la photographie et a reconnu son oncle.
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[1] Alexandre Lafon, La camaraderie au front, Armand Colin (2014).
[2] Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier 1914-1918, La Découverte (2014).