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Les mains invisibles du temps - 2/3

Cet automne, Muriel Pic propose pour Entre-Temps une série de textes et d'images dédiées aux mains. Ces mains sont comme un fil rouge, qui fouillent cette semaine les cartons des brocanteurs pour y trouver des images du passé qui veulent survivre encore, survivre plus loin.

Parfois on a l’impression qu’une chose, un mot, une image a été posée pour soi à tel endroit et à tel moment par l’une des innombrables mains invisibles du temps. Quelque chose vous a attendu, un événement veut trouver son sens, survivre plus loin. Lorsque l’on ressent cela, lorsque l’on a la certitude qu’une chose est là uniquement pour soi, non par hasard mais par nécessité, comme peut l’être aussi une personne, une sorte de sentiment amoureux se déploie. Avec l’obsession générale vient le désir de déchiffrer les signes, de lire, de deviner ce qui fait la texture intime de la chose en question. Chose qui fait penser, chose qui fait plaisir, chose dont on sait qu’elle va enclencher un devenir. Chose déposée sur le léger tissu de l’existence, pouvant se déchirer à tout instant, chose qui attend et exige que vous augmentiez son intensité d’existence par vos présences réunies, chose réclamant que vous usiez et abusiez d’elle, que vous élargissiez la marge de manœuvre où elle se tient à l’étroit depuis trop longtemps. Elle veut jouir à son aise de vous, vous habiter, vous hanter, esprit bougeant, tapant, poltergeist, présence finalement hostile, fantôme harcelant, hantise, ennemi à combattre. Ou pas. À chaque fois c’est une autre histoire, tout dépend de la manière dont vous lisez ce qui motive sa présence, autrement dit la manière dont vous la devinez. On peut imaginer beaucoup quand on trouve quelque chose par hasard, quand on tire une carte les yeux bandés et d’une main innocente, et je prends pour exemple une photographie trouvée dans un carton de brocanteur, une image qui ouvre l’éternité dans le déclic ivre de l’instant :

Mains invisibles_2

Entre l’instant de cette trouvaille, faite le 6 juillet 2020 aux puces de Vanves, ma main plongeant sans relâche dans un carton plein d’images venant de multiples lieux et temps, et l’instant de cette trouée photographique, dont j’ignore la date, il n’y a rien. Il n’y a aucun lien entre l’image et moi. Son dos est vierge d’indication, pas même la marque de la pellicule. Je vois quatre individus sans doute en état d’ébriété légère, deux couples de différentes générations, qui regardent le temps que je suis devenue avec ma main noircie. Et ce que je vois encore, ce sont des mots : PASSÉ et AVENIR. Ils montrent celui qui n’est pas écrit. Entre les mots PASSÉ et AVENIR, il y a le déclic photographique, l’éternel PRÉSENT. Le visage du temps est dessiné sur la pierre : deux yeux, un point d’interrogation et ses mains invisibles, cette main invisible du temps qui est devenue la mienne. Car les mains du temps, qui déchirent le plasma de la naissance, nous assassinent, pointent l’index sur des passages du texte de nos vies, ne sont souvent rien d’autres que nos mains anonymes.

Je n’ai plus rien à chercher ce jour-là dans les cartons des brocanteurs du marché aux puces de la portes de Vanves. Mes pensées s’écartent un instant de l’image trouvée, et je songe à ces collecteurs de choses, de mots et d’images qui viennent chaque dimanche proposer leurs marchandises, qui amassent des copeaux d’histoires, des écorces d’existence, débris de présent et d’éternité qu’ils achètent et revendent. Ils ont quelque chose du collectionneur par le goût de la trouvaille et de l’entassement, mais ce qui circulent entre leurs mains n’est pas de l’art, c’est du document, pas de l’archive en bonne et due forme, mais des éclats vernaculaires posés là par l’une des innombrables mains invisibles du temps.

Publié le 1 décembre 2020
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