Un grand écart permanent : la formation des jeunes enseignants d’histoire en 2020
Comment accompagner les premiers pas des enseignants-stagiaires lorsque la profession toute entière est confrontée à l’impossible protocole sanitaire, aux prompts jugements de l’opinion, à l’insondable violence des attentats ? Marie Drollon, professeure d’histoire géographie, exerce les fonctions de tutrice académique depuis quatre ans. Elle revient pour Entre-Temps sur la richesse et la difficulté de cette fonction plus exigeante que jamais cet automne.
2020, année noire pour l’école. Entre l’épidémie du Covid et les attentats, et en particulier celui visant Samuel Paty, enseignant d’histoire géographie, la fonction de tuteur/tutrice académique est complètement bouleversée. Cela fait maintenant cinq ans que j’exerce cette fonction. Cela signifie que j’accueille tous les ans un jeune enseignant stagiaire qui a un mi-temps dans l’établissement où je suis en poste. Mes missions : le faire assister à mes cours, assister aux siens et l’aider dans la préparation des séquences pédagogiques. Les conseils que je donne, les repères que je fournis, vont de pair avec la formation qu’il reçoit à l’Inspé (institut national supérieur du professorat et de l’éducation) où il va deux jours par semaine. C’est une mission que j’apprécie pour son aspect enrichissant : se frotter à d’autres manières de voir le métier, de voir les élèves. Cela permet de rencontrer des stagiaires qui ont des périodes historiques de prédilection différentes des miennes (pour l’instant, aucun géographe) et des parcours parfois originaux comme des reconversions par exemple. Dans l’ensemble, j’ai eu des discussions passionnantes sur la pédagogie, la didactique et l’actualité de l’histoire.
Dès septembre, la rentrée 2020 avait questionné mes pratiques, dans le contexte de la crise sanitaire du Covid-19. Comment expliquer à mes deux stagiaires les manières de faire alors que je découvrais en même temps qu’eux l’enseignement masqué et hydroalcoolisé ? Nous avons donc tâtonné ensemble, inventant chacun de nouveaux rituels d’accueil. Mais être tutrice académique en octobre 2020, c’est aussi prendre des nouvelles de ses stagiaires pendant les vacances scolaires parce qu’un collègue a été tué par un terroriste. C’est chercher à les rassurer et essayer de répondre à des questions que je me pose aussi.
De mon côté, j’ai vécu une première phase de sidération. Suivie de quelques jours de déni. Malheureusement, je compte déjà une certaine expérience des lendemains d’attentat en classe : j’étais stagiaire en 2015 lors des attentats de Charlie Hebdo, puis néo-titulaire pour ceux du 13 novembre. Dans le collège où j’enseigne, quelques élèves étaient au Stade de France, j’étais place de la République ce soir-là. Mais cette fois-ci je réalise très rapidement que ce n’est pas la même chose. Je ne sais absolument pas quoi dire ni aux stagiaires, ni aux élèves d’ailleurs.
Quand les cours reprennent le 2 novembre, cela fait déjà quelques jours que nous ne sommes plus des « hussards de la République ». De manière obscène, le déroulé du cours de Samuel Paty a surgi sur la toile, et pour quoi ? Pour y trouver les raisons de son assassinat ? À mon sens, c’est la première fois, de manière aussi nette, qu’une victime de terrorisme se retrouve insidieusement jugée : sur les réseaux sociaux, on a ainsi pu lire qu’il n’aurait peut-être pas dû montrer ces caricatures. En lisant cela je me demande comment les stagiaires vont pouvoir préparer leurs cours en toute tranquillité, comment ils vont se laisser le droit à l’erreur dans l’apprentissage de leur métier. Parallèlement et sans que personne ne relève la contradiction, on entend dans les médias des « experts » dire que le plus grand danger est l’autocensure des professeurs et que nous ne signalerions pas les dérapages de nos élèves. Et plus tard, ce sont encore des professeurs qu’on accusera après l’hommage d’avoir signalé des incidents et d’avoir entraîné l’interpellation d’enfants. Quoiqu’il arrive, nous, les professeurs, sommes fautifs.
De retour dans nos classes, nous sommes seuls. Nous n’avons pas eu le temps de concertation qui avait été annoncé dans un premier temps pour préparer collectivement l’hommage à Samuel Paty. Chacun a dû bricoler quelque chose de son côté. Chacun a fait sa rentrée avec sa tristesse, sa colère, sa rancœur. Dans mon collège, nous n’avons eu aucun incident mais je trouve que l’hommage à cette nouvelle victime du terrorisme islamiste n’a pas été à la hauteur. Comme les stagiaires étaient en formation à l’Inspé le lundi 2 novembre, ils m’ont demandé de leur raconter comment cette rentrée particulière s’était passée. J’ai essayé de les rassurer, mais je les ai sentis tout aussi inquiets et en colère que moi. Environ une semaine après la rentrée, nous nous sommes retrouvés tous les trois pour travailler, mais la séance a été raccourcie par une assemblée extraordinaire pour présenter le nouveau protocole sanitaire. Et malgré notre envie d’échanger sur les récents événements, il fallait parer au plus urgent : comment construire une heure de cours, comment obtenir le silence, comment adapter le raisonnement géographique à un niveau de 6e (ce qui n’est pas vraiment pas facile mais passionnant). Tout s’est télescopé, encore une fois : crise sanitaire, réaction à l’attentat et travail « quotidien ».
Si on ajoute à cela un protocole sanitaire renforcé, cette rentrée fut donc logiquement épuisante. Et difficile tout particulièrement pour les jeunes enseignants. Une de mes stagiaires souhaitait travailler sur la liberté d’expression à la demande de sa classe de 5e et m’a confié être en colère de nous retrouver les seuls « à faire le job », nous les professeurs. Et nous, les professeurs d’histoire-géographie, nous passons de plus en plus de temps à faire une sorte de « fact-checking » de ce qui peut se dire dans les médias, notamment sur la laïcité. Cette semaine cette stagiaire a commencé le chapitre sur l’Islam toujours en 5e ; avec la peur de mal faire, avec la peur d’avoir des problèmes. Elle voulait aussi que j’observe sa progression en termes de gestion de classe avec cette 5e plutôt difficile. Il a donc été décidé que j’assisterai au cours introductif de ce chapitre, qui s’est révélé très bon et très intelligent par ailleurs. Les jalons posés lors du cours d’Enseignement Moral et Civique sur la liberté d’expression ont servi et les élèves ont notamment pu interroger calmement la question de la représentation du prophète Mohamed sur cette miniature du XVIe siècle.
La réflexion que je me fais de ces quelques semaines en tant que tutrice académique est qu’il est devenu plus difficile de faire et d’apprendre son travail sereinement pour ce qui est des jeunes collègues. On se sent scrutés. La porosité entre l’école et la société s’est intensifiée et tout se retrouve extrêmement mêlé : ce qui se passe à l’école a des incidences sur l’évolution de l’épidémie de Covid, et tout un chacun plus que jamais a une opinion sur ce que c’est qu’enseigner l’histoire. Il est devenu de plus en plus difficile de faire abstraction de cette nouvelle situation. Le monde extérieur a surgi dans nos classes et je ressens beaucoup de peine pour ces enseignants entrant dans le métier dans ces circonstances.
La situation de tutrice académique a changé : c’est désormais une succession d’aller-retours entre le concret et le quotidien (la gestion de classe, l’organisation d’une séquence, la formulation d’une consigne) et le politique (Pourquoi enseigner ? Qu’est-ce qu’enseigner ? Pourquoi et comment l’histoire ?). Ces paradoxes entre le très concret, le très technique et le théorique sont les défis permanents de ce métier et en font tout l’intérêt. L’enseignement, ce n’est pas appliquer des recettes toutes faites de gestion de classe. C’est aussi savoir pourquoi on le fait. Lundi 23 novembre, deux heures de concertation ont été accordées pour préparer collectivement la journée nationale de la laïcité du 9 décembre. L’occasion de rendre un hommage plus appuyé et mieux coordonné à Samuel Paty. Dans le même temps, les conseils de classe commençant la semaine suivante, je vais devoir initier mes deux stagiaires à l’art subtil de l’appréciation dans le bulletin et au conseil de classe. Je ressens pourtant profondément le besoin de m’arrêter un instant, de disposer de davantage de temps pour parler, réfléchir, débattre. Mais je me sens submergée, bien plus que les autres années, par les nécessités du quotidien. Le grand écart permanent n’est pas prêt de cesser.