Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 entre-temps.net

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Raconter, inlassablement, l'histoire de l'islam

Parce que l'assassinat de Samuel Paty dans l'exercice de sa profession d'enseignant d'histoire-géographie interroge sans détour son propre métier de professeur des universités, ses travaux, la nature de son enseignement et de ses recherches, Julien Loiseau revient pour Entre-Temps sur son parcours et redit, avec force, les principes de son travail d'historien.

Mappemonde circulaire (XVe siècle), d’après l’œuvre d’al-Idrisi (mi-XIIe siècle) – Oxford, Ms Pococke 375, ff. 3v.-4r. ; Sezgin 2000, III, p. 18.

Je ne connaissais pas Samuel Paty, je ne sais de lui que ces bribes de vie qui s’égrènent en ligne depuis qu’il a été sauvagement assassiné le 16 octobre 2020. Je ne connaissais pas Samuel Paty, mais nous avions le même âge et nous faisions, quoi que dans des conditions qui se sont profondément éloignées les unes des autres depuis deux décennies, le même métier d’historien. Je ne connaissais pas Samuel Paty, mais j’ai appris qu’il s’était rendu il y a peu à l’Institut du monde arabe, à Paris, pour une journée de formation à l’histoire et à la culture arabes. Que représentait le monde arabe pour Samuel Paty, quelle image s’en était-il forgée ? Je ne peux répondre pour lui mais je répondrai pour moi, car nous avions le même âge et faisions le même métier, et que la noire violence qui lui a ôté la vie, je la prends aussi pour moi, à titre personnel.

Nés en 1973 : l’année où le premier choc pétrolier a fait entrer dans l’imaginaire collectif le cliché de ces émirs du Golfe riches à ne plus savoir qu’en faire : c’est Bernard Blier dans Pétrole ! Pétrole ! (1981). La crise économique devait bien vite faire passer au second plan le conflit qui l’avait précipitée, la guerre, Guerre d’octobre ou Guerre du kippour selon que l’on vit au Caire ou à Jérusalem, qui devait conduire cinq ans plus tard au premier accord de paix entre un pays arabe – l’Égypte, qui pesait déjà environ un quart de la population du monde arabe – et Israël. Un accord de paix qui devait aussi armer le bras des assassins du président égyptien, Anouar el-Sadate, tombé en 1981 sous les balles d’une organisation terroriste, le Djihad islamique égyptien. Je me souviens, enfant, de l’élégante silhouette d’Anouar el-Sadate au journal télévisé, victime d’une idéologie dont on ne mesurait pas encore la globalisation à venir ni ce qu’elle devrait à l’argent des monarchies de la péninsule Arabique, mais dont on savait déjà que l’État égyptien l’avait laissée prospérer pour mieux lutter contre ses adversaires du moment, communistes et nassériens.

La suite est tout aussi connue : la Révolution islamique à Téhéran et l’interminable guerre entre l’Irak et l’Iran, la guerre d’Afghanistan contre l’occupation soviétique, la guerre du Liban et les otages français – le sociologue Michel Seurat laissa la vie à Beyrouth en 1986 –, la première intifada palestinienne, l’occupation du Koweït par les armées de Saddam Hussein, la première guerre du Golfe menée par les États-Unis et leurs alliés européens et arabes. Je parle ici, bien avant le 11 septembre 2001, des principaux événements qui, par la télévision surtout, ont affecté en profondeur l’image que l’on se faisait en France du monde arabe et, au-delà, du monde musulman, alors que nous faisions notre collège puis notre lycée, que nous commencions nos études d’histoire, que nous passions les concours de l’enseignement. Je mesure aujourd’hui à quel point cette séquence n’avait pas altéré l’imaginaire onirique que je m’étais peu à peu façonné du monde arabe, sans doute parce que la porte d’entrée que je m’étais choisie, l’Égypte, me semblait alors d’une stabilité d’airain, d’une incomparable richesse culturelle (Naguib Mahfouz avait reçu le prix Nobel de littérature en 1988) et d’une inépuisable épaisseur historique, à mille lieux des déchirements du Proche-Orient ou des nouveaux États qui se bâtissaient alors dans la péninsule Arabique. J’ignore si Samuel Paty a jamais voyagé dans le monde arabe.

Un horizon onirique, une ouverture au grand vent du monde, loin de l’étroitesse de la France dont je pensais avoir déjà fait le tour : c’est bien cela que représentait pour moi le monde arabe, où j’ai vécu presque continûment entre 1996 et 2005, en Égypte surtout mais aussi au Maroc où m’a conduit le service national – puisque, nés avant 1979, nous étions de ces dernières générations à devoir accomplir cette obligation —, et plus tard, à Jérusalem. Je venais y chercher la source intarissable d’un somptueux imaginaire de fiction, cette « mer des histoires » chère à Salman Rushdie, qui n’a cessé d’y puiser, des Versets sataniques (1988) à L’Enchanteresse de Florence (2008) en passant par Le Dernier soupir du Maure (1995). Samuel Paty les avait-il lus ? Je venais y chercher une histoire millénaire, prestigieuse, source d’intenses rêveries — imaginez le calife fatimide, descendant de Muhammad par sa fille Fatima (elles sont rares dans l’histoire du monde, les dynasties à porter le nom d’une femme) partir de Tunisie en 973 avec la caravane des cercueils de ses ancêtres, venir s’installer sur les bords du Nil dans sa nouvelle capitale ! — et pourtant encore très peu enseignée en France et dont je voulais éperdument devenir un passeur. Je venais enfin y chercher une langue, que je ne pouvais me satisfaire d’apprendre en France, parce que je voulais en éprouver la saveur, l’accent, la truculence que savent tout particulièrement lui donner les Égyptiens, et me perdre dans l’insondable richesse lexicale de l’arabe. J’y ai appris, j’y ai aussi enseigné, notamment aux collégiens français et marocains du lycée Lyautey de Casablanca, à qui je montrais Le Destin du cinéaste égyptien Youssef Chahine (1997), parabole sur l’islamisme – à l’heure des attentats djihadistes en haute Égypte – dans une Andalousie de carton-pâte.

J’ai ainsi rapporté en France un trésor d’histoire que j’ai tenté depuis de faire fructifier, de partager, de transmettre. Si l’éblouissement des années passées dans le monde arabe ne m’avait pas dissimulé ses misères, ses travers, ses maux profonds, du moins pensais-je les avoir laissés derrière moi et ne m’attendais pas à les retrouver à ma porte. Alors qu’un à un les pays du monde arabe ont sombré dans la guerre civile et le chaos, ou ont vu, à de très rares exceptions près, leurs espérances démocratiques être écrasées par le retour de la dictature, j’ai longtemps cru pouvoir maintenir, dans ma compréhension du présent, un écran étanche entre ici et là-bas. J’ai longtemps espéré que la violence qui meurtrissait les sociétés arabes ne nous atteindrait pas durablement en France — les attentats qui avaient frappé Paris en 1995 me semblaient alors appartenir exclusivement aux convulsions de l’histoire franco-algérienne. J’ai longtemps refusé de penser qu’il pouvait y avoir un lien entre la visibilité nouvelle de la pratique religieuse dans les sociétés arabes, sensible au Maghreb et au Proche-Orient à partir des années 1980, et, à partir des années 1990, l’affirmation d’une part croissante d’identité musulmane par des Français issus de l’immigration maghrébine, nés en France à la différence de leurs parents mais comme eux confrontés à la relégation sociale. Après avoir quitté Le Caire en 2005, je n’ai pas voulu voir combien l’islamisme qui travaillait en profondeur les sociétés du Proche-Orient, prospérant sur l’impéritie des États autoritaires, imprégnait également les esprits en France dans un contexte d’affaiblissement de l’État. J’aurais dû pourtant comprendre que quelque chose avait basculé : au Salon international du livre du Caire, où j’ai continué de me rendre après 2005, les rares Français que j’entendais parler entre eux au détour d’une allée n’étaient plus seulement les frères dominicains venus enrichir la bibliothèque de leur institut d’islamologie, mais, de plus en plus souvent, de jeunes Français habillés à la manière des militants islamistes égyptiens, venus apprendre l’arabe au Caire et se former à leur doctrine. Il aura fallu attendre 2012, les crimes abjects de Mohammed Merah et le surgissement du djihadisme en France pour que j’accepte enfin de dessiller les yeux : les deux rives du monde que je m’étais construites n’avaient jamais été étanches l’une à l’autre. Je gage que Samuel Paty avait saisi bien plus tôt que moi, dans les classes de collège où il enseignait, la nature des tensions qui ne me parvenaient qu’atténuées dans les universités où j’ai enseigné dans les mêmes années l’histoire de l’islam.

Que l’on ne se méprenne pas sur les lignes qui précèdent. Si j’ai emprunté la voie de l’ego-histoire, ce n’est pas pour faire l’aveu d’un déni ou d’une impuissance, mais pour récapituler en quelques mots les goûts, les passions et les illusions qui ont nourri depuis vingt-cinq ans mon lien avec le monde arabe et mon enseignement dans l’université française, et que Samuel Paty a peut-être partagés ou éprouvés à sa manière, ou peut-être pas. Si j’ai parlé de moi, alors que la pudeur voudrait que je me taise, c’est que l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020, massacré dans l’exercice de son métier de professeur d’histoire-géographie, interroge sans détour mon métier de professeur des universités, mes travaux, la nature de mon enseignement et de mes recherches. Il est trop facile de mettre le geste terrifiant d’un djihadiste de dix-huit ans sur le seul compte de l’ignorance, de la bêtise, de la folie. Comme celle des attentats du 13 novembre 2015, la revendication de son acte prend place dans une pensée réfléchie — il importe peu que ce ne soit pas la sienne —, dans un faisceau de références, dans la revendication d’un récit qui exclut tous les autres au-delà d’une communauté de croyance définie de manière extrêmement restrictive, et interdit sous peine de mort à tous les autres de s’en saisir. Alors que faire après l’assassinat de Samuel Paty ? Retourner à la routine de mon enseignement, à la familiarité rassurante de ces textes arabes vieux d’un millénaire ou davantage qui habitent mes journées depuis tant d’années ? Sans doute, car il n’y a pas de raison que je cède aujourd’hui, que je renonce à mes façons de faire et de penser. Mais cependant pas sans avoir réaffirmé ici trois principes qui sont aussi, je veux le croire, trois axes de combat – car c’est bien d’un combat qu’il s’agit.

Ne pas laisser à l’adversaire le choix des armes idéologiques

C’est pourtant ce qui a été fait après les attentats de 2015. Je laisse ici de côté le cas singulier de la djihadologie qui a prospéré ces dernières années, non seulement dans les médias en ligne et les chaînes d’information en continu, mais également dans les études universitaires. En documentant des parcours individuels, des réseaux, des filiations, la djihadologie contribue certes à expliciter la sociologie des dijihadistes et la trajectoire de leur passage à l’acte, mais elle participe aussi ce faisant à leur héroïsation, leur offrant d’être reconnus comme les personnages principaux d’un nouveau récit qu’ils ont imposé au pays. Cela a déjà été dit, bien mieux que je ne puis le faire. On sait moins en revanche que l’État a soutenu depuis 2015, en créant des bourses de thèse et quelques postes à l’université, les recherches en islamologie. Pour en définir brièvement la démarche, l’islamologie consiste en l’étude académique de la tradition savante musulmane, dans ses dimensions religieuse et juridique, et notamment de la masse immense des traités composés depuis plus d’un millénaire pour discuter la matière de cette tradition et l’ajuster au présent de leurs auteurs. Puisque le djihadisme prétend se fonder sur des concepts et des interprétations savantes formulées par de grandes figures de la tradition, il convient, pense-t-on, de ne pas lui en laisser le monopole, de travailler les textes dont il se réclame, de déconstruire et d’invalider l’usage qu’il en fait.

Que l’on considère l’intention louable ou non, elle manque sa cible, puisqu’elle revient à accepter les termes du débat tel qu’il a été posé par les djihadistes et, plus largement, par tous ceux qui entendent conformer la manière de vivre de leurs coreligionnaires sur le modèle de vie du prophète de l’islam, tel que la tradition l’a élaboré au cours des siècles qui ont suivi la mort de Muhammad. Penser que l’islamologie puisse constituer une réponse intellectuelle adéquate au défi posé par l’islamisme et le djihadisme est une ineptie. Quel que soit l’intérêt intrinsèque de ces recherches, il y a une dangereuse illusion à penser que l’on peut déstabiliser l’adversaire en reprenant les armes qu’il vous tend. On ne peut combattre intellectuellement l’islamisme et le djihadisme, de l’intérieur de la tradition musulmane, puisqu’il suffit à nos adversaires d’invalider notre position en lui déniant toute légitimité sur le plan de la religion. Or l’appui institutionnel, aussi modeste soit-il, accordé par l’État depuis 2015 aux études universitaires en islamologie — par l’intermédiaire du ministère de l’Intérieur et du bureau des cultes, bien plus que par celui du ministère de l’Enseignement supérieur — vient également valider une vision exclusivement religieuse de l’islam, qui rejoint et conforte en retour la position de principe adoptée à la fin du xixe siècle par les grands penseurs réformistes de l’islam, puis, à partir des années 1930, par les pères fondateurs de l’islamisme. S’il y a un coin que l’on peut espérer enfoncer dans les discours islamiste et djihadiste, c’est bien en travaillant à détromper l’évidence que l’islam est d’abord et avant tout, et a toujours été, une religion, et une religion dont l’ambition est de transformer la société. Cette affirmation n’a de sens que depuis un siècle tout au plus et c’est bien elle qu’il faut invalider. Pour cela, il n’y a pas de choix : il faut faire de l’histoire.

Faire de l’histoire

Ce n’est pas le lieu ici de déconstruire la réduction de l’islam à la religion musulmane, aussi profondément absurde que si l’on rapportait la trajectoire historique de l’Europe au seul christianisme, celle de la Chine à la seule culture mandarinale. Qu’il suffise simplement de rappeler que ce qui est nommé aujourd’hui islam — les savants orientalistes ont longtemps préféré parler d’islamisme, comme on parle de judaïsme ou de bouddhisme, ce qui avait le mérite de réduire le signifiant au seul fait religieux, avant que l’usage du mot islamisme ne s’impose dans les années 1980 pour qualifier le projet de transformation sociale porté par des idéologues et des militants se réclamant de l’islam  — est le produit d’un empire qui, à la fin du viie siècle, avait fait de la prédication de Muhammad, mort cinquante ans plus tôt, l’un de ses fondements idéologiques. C’est aussi le produit d’une culture d’empire devenue lentement, au fil des siècles, majoritaire et qui, de manière croissante, avait fait société en élaborant les normes de la vie sociale. C’est tout ce qu’il est resté enfin quand, au xixe siècle, il ne restait plus rien ou presque de l’empire et que d’autres façons de faire société, et notamment de faire société politique, forgées dans le creuset de la Révolution française, sont venues progressivement concurrencer les usages consacrés par la tradition islamique. C’est alors, et alors seulement, qu’au-delà de la somme des croyances et des pratiques religieuses partagées peu ou prou par les musulmans, l’islam a été pensé, par ceux qui souhaitaient lui faire surmonter le choc de la modernité européenne, comme une religion ayant vocation à transformer la société. Il fallait pour cela en abolir l’histoire ou, plus exactement, considérer son histoire millénaire comme une longue trahison de sa promesse originelle. Au vrai, l’islam avait déjà, par le passé, connu de semblables mouvements réformistes désireux de renouer avec la pureté perdue de ses origines — on en rencontre de nombreux exemples dans l’histoire des religions — mais ils venaient s’ancrer dans un espace-temps particulier. Le refus absolu de l’histoire — et de l’histoire de l’islam au premier chef —, brandi aujourd’hui par le djihadisme, est né dans un monde où l’empire défunt est devenu sans objet et sans lieu, lui laissant toute latitude de se déployer sans aucune limitation topologique.

Voilà pourquoi il faut recommencer inlassablement à raconter des histoires. Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, nous invitait Mathias Énard dans son roman paru il y a déjà dix ans. C’est d’abord cela l’islam, une histoire de palais, de sultans, de savants, de villes étincelantes et d’interminables récits. Une histoire où des rois se succèdent, où des armées s’affrontent, où des hommes et des femmes consacrent leurs jours et leurs nuits, c’est selon, à l’étude de la vie de leur prophète, à la contemplation du divin, à l’observation des étoiles, aux joies de la poésie et du vin, et le plus souvent à tout cela à la fois. L’islam est une histoire, qui a fait rétrospectivement de Muhammad son commencement, ce qui ne l’a pas empêché de se déployer dans l’espace et le temps, de donner naissance à des États, à des villes, à des controverses intellectuelles, à des joutes poétiques, à des livres d’histoire également. Le djihadisme est la négation de tout cela, qui entend ramener l’islam au Coran et à Muhammad.  Rien ne nous oblige à en faire autant.

Faire de l’histoire, sans aucune restriction

La position que je soutiens ici, et qui consiste simplement à enseigner autre chose de l’islam que ses commencements il y a plus de mille ans, en faisant toute leur place, dans l’histoire du monde, aux États et aux hommes et aux femmes qui l’ont illustré sur trois continents, ne tient qu’à une seule condition : que rien ne restreigne le domaine de l’histoire, qu’aucun sujet n’échappe à son travail de questionnement, à sa vertu d’incertitude, à commencer par ce « sacré » (haram) dont la défense imbécile a armé, au nom de son intangibilité, le bras de l’assassin de Samuel Paty.

Ainsi, en dépit du dogme du Coran « incréé », qui affirme que le Coran est parole éternelle de Dieu, antérieure à sa révélation à Muhammad, antérieure même à toute création (dogme qui ne s’impose au demeurant qu’au ixe siècle, deux siècles après la mort du fondateur de l’islam), le Coran a une histoire – une histoire que la tradition exégétique musulmane n’a d’ailleurs cessée d’interroger. Les auteurs du Coran des historiens (2019), ouvrage collectif que l’Institut du monde arabe vient de récompenser du grand-prix 2020 de ses Journées d’histoire, en ont donné l’admirable démonstration, en étudiant le Coran comme un document historique du VIIe siècle, produit d’un contexte local et régional, celui de l’Arabie et de l’Orient dans l’Antiquité tardive, et en en proposant un commentaire philologique sourate par sourate. Ce n’est pas le lieu ici d’en rendre compte. Rappelons seulement l’essentiel : le Coran tel que nous le connaissons aujourd’hui ne prend sa forme définitive qu’à la fin du VIIe siècle, plus d’un demi-siècle après la date traditionnellement admise de la mort de Muhammad (632) ; le Coran conserve la trace d’un travail d’édition du texte qui implique des mains différentes et un processus étendu dans le temps ; le Coran intègre des éléments de nature très diverse, qui pour certains circulaient déjà en Arabie au vie siècle et doivent beaucoup aux différentes traditions scripturaires – juives, chrétiennes, manichéennes – de l’Antiquité tardive ; le Coran reflète la prédication de Muhammad, sans qu’il soit possible à ce jour de démontrer dans quelle exacte proportion.

Le Coran a donc une histoire. Muhammad aussi, mais, on l’ignore le plus souvent, une histoire qui se dérobe. On a longtemps pensé que, de tous les fondateurs de religion, le prophète de l’islam était le mieux documenté par les sources historiques. On sait aujourd’hui que les innombrables traditions qui nous renseignent sur les moindres détails de sa vie ont été élaborées a posteriori pour deux raisons principales : former un cadre logique et chronologique, celui de la Sira (ou Vie exemplaire), permettant d’expliquer le sens, souvent obscur, du texte coranique ; faire de sa vie un exemple de tous les instants, pour celles et ceux qui suivent sa sunna, sa « tradition ». En racontant Muhammad avec un grand luxe de détails, ces récits ont substitué un ensemble de pieuses légendes à l’existence historique du fondateur de l’islam. À commencer par son nom. Qui sait aujourd’hui, alors même que la tradition musulmane s’en fait l’écho comme malgré elle, que celui dont le nom signifie « comblé de louanges » ou « digne d’éloges » (en arabe, muhammad), avait reçu à sa naissance un autre nom, probablement Qutham ? Les recherches récentes sur l’histoire du fondateur de l’islam, à commencer par La Vie de Muhammad du grand historien tunisien Hichem Djaït, écartent désormais la Sira comme source principale et cherchent dans le texte coranique les traces historiques de son parcours. L’existence historique du prophète de l’islam ne fait aucun doute : les sources non-musulmanes, juives et chrétiennes, du VIIe siècle, l’attestent également à leur manière. Mais les matériaux font presque entièrement défaut pour en raconter l’histoire. De la vie de Muhammad, on ne sait presque rien de certain.

 

Qu’aurait pensé de tout cela Samuel Paty ? Sans doute qu’il y a là matière à réfléchir, à discuter, à transmettre en toute liberté. Dans le chagrin et la colère où nous a jetés son lâche assassinat, j’aimerais encore penser que l’histoire peut nous donner les armes intellectuelles, sinon pour convaincre nos adversaires, du moins pour vivre librement et ne pas céder à leur infâme chantage.

 

 

Publié le 3 novembre 2020
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