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Au fond d'un miroir sans voix

Il y a quelques années, Alejandro Erbetta découvrait au cours d'un de ses voyages une série de photographies anonymes, prises en France puis en Argentine au début du siècle dernier. De l'immersion progressive de l'artiste dans ce corpus est né "Au fond d'un miroir sans voix", un ensemble d'images et de textes qui, loin de vouloir reconstituer un passé familier, révèlent toute l'étrangeté des traces qu'il a laissées. Il revient pour Entre-Temps sur cette longue plongée dans les images et en lui-même.

« Au fond d’un miroir sans voix » est une série d’images et de textes qui proposent une relecture et une reconstruction possibles de la vie d’une personne et de sa famille ayant vécu en France durant la Première Guerre mondiale. En explorant cette collection d’archives familiales retrouvées en Argentine à l’occasion de l’un de mes voyages, j’ai tenté de construire, à partir de ce corpus visuel, un récit et un parcours imaginaires. Ces fragiles photographies de famille sont ainsi retournées, un siècle plus tard et par mon intermédiaire, à leur terre d’origine. En les récupérant, en les regardant et en les exposant, je leur ai ainsi donné une nouvelle vie : revenues à notre présent, elles se sont transformées, actualisées par un nouveau regard. Comme si ces images, un siècle plus tard, se réveillaient après un long rêve, et continuaient à vivre.

Ce projet s’est construit au cours de plusieurs voyages entre les deux pays, la France et l’Argentine. En interprétant cette collection de plaques stéréoscopiques en verre, j’ai essayé de repenser une histoire en inversant les codes de visibilité de l’image. En choisissant de traiter celles-ci en négatif, j’ai tenté de substituer au caractère documentaire une dimension fictionnelle, une atmosphère nocturne et fictive. Ce travail sur l’image se double d’un travail d’écriture, qui se déploie lui-même dans deux directions, la prose et la poésie. D’un côté, un texte chronologique, linéaire et rédigé à la manière d’un journal, qui raconte le processus de mon enquête. Ce journal de recherche se construit autour des voyages dans le temps et dans l’espace, et s’y trouvent relatés des faits réels, des rencontres, mais aussi des interrogations suscitées par les images. De l’autre côté, une écriture poétique invite à une pause, à la rêverie et à la contemplation, en entrant en résonance avec les images. Cette deuxième forme textuelle propose un ralentissement du rythme du regard, une manière d’échapper à la temporalité linéaire de la prose en instaurant la « temporalité verticale » de la poésie, comme l’exprime le poète argentin Roberto Juarroz[1].

Au début de mon travail sur cette collection, je n’ai eu la possibilité de regarder qu’une partie infime de celle-ci, c’est-à-dire huit boîtes tout d’abord (soit quatre-vingt images environ). Il m’a fallu attendre un deuxième voyage en Argentine, pour en savoir plus sur ces boîtes et les images qu’elles contenaient, en prenant la décision de faire l’achat de vingt-quatre nouvelles boîtes (soit deux-cent quarante images en plus), avant de réussir à obtenir la totalité de la collection ou presque, quelque temps plus tard. À cette fragmentation de ma vision d’ensemble, plusieurs fois interrompue dans le temps, répondait celle de mes recherches, obsédées par le souci d’accéder à l’intégralité de la collection. Plusieurs questions se sont posées dès le départ : qui avait réalisé ces images, constitué cette collection minutieusement ordonnée à l’intérieur de ces boîtes ? Pour quelle(s) raison(s) ces boîtes stéréoscopiques avaient-elles été emmenées jusqu’en Argentine ?

L’histoire de ces images stimulait particulièrement ma curiosité et mon attention. Tout y était confus et semblait tendre vers une histoire apparemment difficile à déchiffrer — c’est ainsi à vrai dire que j’aime que mes projets débutent. Décontextualisées, sans récit ni indices, les images ne permettaient pas d’en tirer une interprétation véritable : tout se situait alors sur le terrain de l’hypothèse. Cette collection montrait des scènes de la vie d’une ou de plusieurs familles en France, ayant vécu dans le passé. J’avais probablement entre les mains un album de famille, mais sans que leurs anciens propriétaires puissent en raconter les grandes lignes, sans qu’ils puissent s’exprimer davantage sur ces silhouettes et leur histoire. Comme l’énonce Anne Muxell, les photographies de famille seules ne parlent pas, il faut les interpréter, les faire parler[2]. Dans cette collection se révélaient des personnages qui apparaissaient dans des contextes géographiques différents, ceux de la France et de l’Argentine. D’où étaient-ils, et quelle était l’histoire de leurs vies ? Qui avait réalisé ces images, constitué cette collection minutieusement ordonnée à l’intérieur de ces boîtes ? Était-ce toujours la même personne, ou plusieurs personnes qui avait photographié ? Pour quelle raison ce(s) personnage(s) avai(en)t-il(s) emmené ces boîtes stéréoscopiques jusqu’en Argentine ?

Un autre aspect surprenant de cette collection résidait dans le fait que ces images montrant des moments de loisirs, de voyages, de repas en famille, de festivités religieuses, de paysages de campagne, d’enfants, s’entremêlaient avec des images de la guerre, montrant à leur tour des soldats, des champs de batailles, des corps mutilés, des églises détruites, etc. Au-delà du problème que me posait cet ensemble, les reflets de la réalité qu’il m’offrait déclenchait, dans le même temps, de multiples possibilités de lecture. La seule certitude tangible était donc ces images elles-mêmes, en tant que déclencheurs de l’imaginaire. Traces d’un passé qui avait existé, elles étaient aussi muettes et dépourvues d’éléments repérables concernant leur contexte et leur histoire véritable. En tant qu’artiste, je tentais donc de reconstruire une histoire à partir des « traces énigmatiques » que représentaient pour moi ces photographies trouvées. Mais cette interprétation était-elle juste ? Si les images stimulaient l’imagination, leur interprétation devenait alors toute relative, basée sur la subjectivité de l’artiste seul, qui sélectionne selon ses propres critères, en accord avec sa propre histoire personnelle et sa sensibilité. Étant dans cette position, je formulais des hypothèses sur cette collection, hypothèses instables, fragiles, et surtout provisoires. Lorsque, au milieu de mon travail, je découvrais de nouvelles images de la collection qui pouvaient venir augmenter et compléter la série, de nouvelles idées surgissaient, et une nouvelle sélection d’images venait s’intégrer à l’ancienne. Ces dernières s’ajoutaient à la série, tandis que d’autres étaient écartées peu à peu de la sélection, ou bien changeaient d’ordre au sein de l’ensemble constitué, comme une pièce dans un engrenage, qui peut alors modifier toute la structure jusqu’alors constituée. Tel un organisme vivant, l’œuvre se transforme de la sorte et se modifie avec le passage du temps et surtout avec l’implication successive des différents acteurs. De suppositions en suppositions, mon travail avançait et installait un récit dans une temporalité flottante, celle de l’incertitude.

Mon travail de sélection a été complexe, car les photographies appartenaient à des boîtes différentes, montrant divers moments de la vie de cette famille anonyme, avec des inscriptions manuscrites notées sur les boîtes, telles que : 14 juillet 1914 à Paris, Club Hippique Bordeaux, Lourdes, etc. Ces quelques indices montraient qu’elles avaient été prises à des moments et dans des contextes différents, indiquant des régions éloignées les unes des autres : Pyrénées, Paris, Lourdes, Bordeaux… Le fait de choisir, en tant qu’artiste, des photographies issues de boîtes différentes (avec des moments et des contextes géographiques dissemblables), produisait un désordre au sein du fragile ordre chronologique que pouvait fournir cette collection soigneusement rangée. Ma sélection provoquait une nouvelle complexité, puisqu’il fallait extraire une image de la collection pour lui trouver une place au sein du nouvel ensemble que je constituais et allais proposer. J’effectuais là un déplacement du « sans-art » à l’« art », un geste dans lequel le document devient œuvre d’art à son tour. À partir de ce déplacement effectué en tant qu’artiste, on passe d’un registre documentaire à une « photographie interrogation — énigme[3] ». On se situe alors face à un mystère, et non face à une certitude.

Cette esthétique repose sur la réception de l’artiste en tant que récepteur-interprète, qui déplace une photographie anonyme vers l’espace de l’œuvre d’art. Cette reprise des photographies permet alors une réflexion sur le médium lui-même. L’artiste réinterprète, réinvente et recrée des images à partir de photographies déjà existantes, et le fait de faire basculer ces images d’amateurs vers l’espace d’une œuvre d’art, décontextualisées puis contextualisées à nouveau par un travail de sélection et d’ordonnancement modifie leur signification. Mon travail d’inversion des images et leur traitement en négatif joue aussi un rôle : dans « Au fond d’un miroir sans voix », les images, affirmées dans la plasticité de leur négatif, montrent des personnages qui apparaissent d’autant plus indéfinis, tels des figures fantomatiques plongées dans une atmosphère onirique. Les paysages, sombres, deviennent calmes et mystérieux. Les noirs profonds de l’eau et du ciel plongent le regard du spectateur dans un cadre étrange et silencieux. Les images suggèrent un temps suspendu.

L’impossibilité de comprendre les images m’a conduit à les déconstruire, à les analyser, à les observer minutieusement et à les contempler durant des heures, suscitant finalement chez moi une forme de fascination et de sensation de mystère. Si je me sentais dans l’impossibilité de donner à voir une histoire à travers un récit chronologique, je tentais de donner à voir quelque chose de métaphorique. La seule manière de parler de ces images, sur ces images, m’a paru être le langage poétique. J’ai voulu examiner cette collection un univers fascinant et inconnu. Plutôt que de me confronter aux photographies, je voulais m’approcher de l’énigme qu’elles représentaient. Et il me semblait que la seule manière possible d’entrer en contact avec elles se trouvait dans le langage poétique, la métaphore permettant de condenser les impressions et les images qui surgissaient des plaques comme un passé latent et sans voix. Me confronter aux images à travers la poésie était pour moi une tentative d’écriture des rêveries qu’elles me suggéraient, ou plutôt des mondes possibles que j’ai projetés sur elles.

[1] Roberto Juarroz, Poesía y creación (Poésie et création), Carlos Lohlé ediciones, Buenos Aires, 2001.

[2] Anne Muxell, Individu et mémoire familiale, Paris, Nathan, 1996, p. 178.

[3] Terme utilisé par François Soulages, Esthétique de la photographie. La perte et le reste, Paris, Nathan, 1998, p. 154.

Publié le 29 septembre 2020
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