Vitalités de l'archive - 4 : le film de famille
Pour la Nuit des idées, le comité éditorial d’Entre-Temps et leur invité Philippe Artières ont décidé de mettre en scène, le temps d’une représentation, leur façon de travailler, d’étudier ou encore d’explorer les archives tout en leur redonnant un soupçon de vie. Lors de cette soirée – qui s’est déroulée jeudi 30 janvier au Collège de France – cinq textes inédits ont été rédigés et performés. Entre-Temps publie, pendant cinq semaines, ces textes qui incarnent une part de ce que notre revue cherche à défendre. Chacun d'entre-eux se découpe en trois temps : la découverte, la description et la réactualisation de l'archive.
Le film de famille
Un soir de Noël 1991, quelque part en Lorraine.
1.
Il faut tendre l’oreille comme, fut un temps, il fallait plisser les yeux pour reconnaître les siens sur les images. Il faut tendre l’oreille, et on entend ce qu’il dit : « Bon, alors attend, normalement, par tradition, pour ne pas couper l’amitié il faut offrir une pièce percée ». Puis, il quitte le cadre, il sort de l’archive, après avoir dit « Attends, je vais t’en chercher une ».
Les archives familiales sont fuyantes, entourées du seul horizon de la parole, de ceux qui restent et qui peuvent remuer leur mémoire, leurs souvenirs et dire, lorsque l’image s’éteint : il est revenu avec une pièce percée, je m’en souviens.
Mais l’histoire familiale ne dit pas s’il est revenu avec une pièce percée, s’il en a trouvé une, s’il a pu l’offrir à mon père, ce jour-là. L’image s’arrête là et la suite appartient aux murmures, aux caves, aux greniers, aux cartons et aux souvenirs des uns et des autres, encore eux. Par contre, l’image commence plus tôt, elle est plus longue, plus dense, en dit long sur les gestes et les corps qui font famille. Je voulais commencer par cette bribe de fin, celle qui clôt cette archive trouvée il y a quelques années lorsque je travaillais sur un projet de film en 2014. Dans un meuble en chêne du bureau de mon père, meuble déroulant, bruyant, qu’on appelle un « classeur à rideau », j’ai trouvé une boîte en carton de type boîte à chaussures où étaient alignées, serrées, quelques cassettes de caméscopes Hi8. Elles étaient là, sans spectateur, sans notice, patientes. Mon père, dans un obscur rêve à la Dziga Vertov, avait filmé ces images sans jamais les voir. Un grand nombre d’archives visuelles, familiales, dorment ainsi pendant des décennies, sans jamais avoir connu le moindre regard, faute de développement, de magnétoscope, de câbles, de téléviseur, de chimie, de savoir faire – faute d’attention, d’intérêt, de désir, aussi.
Puis, d’ailleurs, il suffit de demander je peux les prendre pour saisir la filiation étrange du désintérêt : oui, prends-les, que veux-tu que j’en fasse. Peut-être, d’abord, tout simplement, dans ma propre filiation de l’évidence, du rapport têtu aux images, peut-être tout simplement les voir. Que veux-tu que j’en fasse – en faire quelque chose, justement, de ces images, de ces archives. Que faire de ces images ? Qu’en faire ? Pourquoi faire ? Qu’en faisons-nous avant de les regarder ? Eh bien il faut se confronter, d’abord, après la découverte, à la matérialité silencieuse, bornée, des bandes, au carré noir en plastique, à la cassette illisible. N’oublions pas – n’oubliez pas – qu’avec ces débris si jeunes que sont les cassettes Hi8, DV, MiniDV, VHS, CDROM et autres disquettes, plus que jamais, aujourd’hui, le temps est compté. La technologie devient fragile, rare, obsolète si ce n’est obsolescente, et les lecteurs, magnétoscopes, adaptateurs, convertisseurs et péritels disparaissent un à un comme s’évanouissaient, hier, les savoirs réformés.
Dans la rue, un matin, coincé dans l’essuie glace de ma voiture, un tract imprimé – pour une fois ce n’était pas une contravention : un message orange, franc, publicitaire : « Numérisez vos souvenirs ». Et, en dessous, la liste cursive des formats vidéo en voie d’extinction, de disparition. Sauvez vos images avant de les rendre invisibles à jamais. Etrange équation temporelle quand on pense que des images-souvenirs, des images parois, ressurgissent sans magnétoscope ni technologie, avec la seule force de la foudre qui, un matin, brise l’entrée d’une grotte et offre aux regards d’une poignée d’enfants la courbe revitalisée d’un auroch.
J’ai appelé le numéro qui s’affichait sur la publicité. J’ai livré les cassettes Hi8 et j’ai reçu, quelques jours plus tard un CDRom – notre mémoire n’est donc toujours pas sauve – avec les images numérisées, entrelacées, fluorescentes, en format 4 :3, de quelques instants familiaux qui étaient restés, longtemps, sans spectateurs.
Vous venez d’apercevoir mon père, qui devait avoir l’âge que j’ai aujourd’hui, une courte trentaine ; et, à la droite du cadre, mon grand-père, le père de ma mère. Le patriarche et le gendre. Le cadeau qui scelle un lien confraternel, le temps d’un réveillon ; car, oui, vous l’aurez compris, c’est Noël – et nous sommes en 1991. J’ai 3 ans et je ne sais pas encore que ceux qui m’entourent cachent en eux, derrière les bas-fonds lissés des images de Noël, des douleurs qui bavent et qui, peu à peu, écrivent ce que l’on appelle un secret de famille.
2.
Qui est en train de filmer ce jour-là ? Personne ne s’en souvient. Quand nous avons regardé les images, en famille, le mystère a laissé planer une gêne.
Il faut parler sur les images comme le faisaient les bonimenteurs, devant les écrans du cinéma des premiers temps. Il faut faire parler le son clos des images ; nous faisons tous cela. Que serait un album de photos de famille sans le doigt qui pointe, qui montre, qui dit ceux que l’on voit, ceux que l’on aperçoit, ceux qui se cachent, ceux qui cadrent et s’absentent, ceux qui se sacrifient pour que l’image existe ?
La racine parle d’elle même autant que les images sont muettes : DIRE vient du latin DICO-DICERE qui vient de l’indo-européen DEIKT qui signifie « montrer ». Dire et monstration sont liés comme montrer est lié au monstre.
L’enfant que je suis, sur ce film, commence à comprendre que pour voir l’image d’un éléphant dans un livre, encore faut-il que le mot soit dit, que le regard soit guidé, instruit.
L’idée maîtresse du caméscope des années 1990 est simple : il doit être léger, doit tenir dans la paume comme les petites caméras Super 8, il doit être autonome le temps d’une cassette – soit environ une heure – il doit être économique et offrir le luxe du zoom et du dézoom. L’index du filmeur doit être libre de se poser compulsivement sur une sorte de molette amovible, légère elle aussi, pratique au possible, pour pouvoir s’approcher, se rapprocher encore, s’éloigner, pour pouvoir jouer comme un gosse en somme et donner la nausée à toutes les générations de spectateurs qui suivent ; et permettre, dans le même temps, de donner une identité visuelle stroboscopique aux films amateurs des années 1990. Bon sang, mais pourquoi avez-vous tant voulu zoomer en ce temps là ? Voilà ce que je me suis demandé la première fois où j’ai vu ces images.
Parler sur les images, dire les images, c’est, bien sûr, les décrire. Voir des archives visuelles, avant tout, c’est tomber dans l’éternel studium de Roland Barthes, c’est-à-dire voir, dans un panorama, s’étaler les différences temporelles, voir tout ce qui fait époque et période, ce qui fait que les temps changent, avancent et parfois disparaissent. En l’occurrence, là, pour moi, comme une gourmandise, c’est se prendre en pleine face le carnaval vestimentaire du début des années 1990 où l’on applaudit un pull moche, où l’on laisse entrer une cousine avec une robe en papier cadeau, où l’on tolère la cravate crachin de mon père et la coiffure chauffée à blanc de ma grand-mère, et où l’on ose encore mettre des bretelles à un enfant qui n’a rien demandé.
C’est entendre les mots qui ont laissé planer un sentiment de plénitude, comprendre que le plastique ne tuait pas encore, ou du moins qu’on en parlait pas, que l’abondance était encore une fête et que la consommation des classes moyennes était encore une joie non coupable, que les enfants jouaient avec des bestioles en plastique assemblés dans des pays qui trimaient en silence, sans images (parce qu’il n’y avait pas de portable ni de réseaux sociaux, non, souvenez-vous), on jouait donc aux tortues Ninja, aux micromachines et autres Playmobil et Action Man en toute quiétude.
La musique est diégétique – elle fait partie de l’image, du récit. Elle apparaît avec l’instrument. Ce sont des rushes, toujours. Les films de famille sont des rushes.
Dire les images c’est commencer à comprendre qu’il faut aller voir ailleurs, plus loin, qu’il faut inverser la courbe, les courbes, les contours des uns et des autres.
Ce jour-là, mon grand-père offre à mon père un coupe-papier et une paire de ciseaux. Je l’ai vu toute mon enfance sur le bureau de mon père. Le coupe-papier a la forme d’un poignard, d’un couteau – en pleine image, comme cela, l’instrument filmé se détourne du coupe-papier, le film de famille sort de ses gonds, ouvre un autre imaginaire, celui du crime, du meurtre, de l’épouvante.
Et la paire de ciseaux ? Ne jamais oublier que c’est le premier instrument du monteur, celui qui coupe la bande, la pellicule, celui qui monte le film, celui qui écrit l’histoire, celui qui retire des images, celui qui peut autant montrer que cacher le monstre.
Le vieil homme sort de l’image, droite du cadre. Dans le présent il est mort. Alors il faut se munir, à mon tour, d’une paire de ciseaux.
3.
On dit beaucoup de bêtises en se réchauffant l’esprit avec les expressions toutes faites. Non, une image ne vaut pas mille mots ; si on tend l’oreille comme on plisse les yeux alors on entendra qu’une image est ventriloque et qu’elle hurle un dictionnaire.
Après la mort de mon grand-père, en 2013, j’ai commencé à assembler, pas à pas, les archives familiales, dont cette image d’archive. J’ai accumulé des mots, aussi, autant ceux des lettres et des documents que ceux qui commençaient à être dits au détour des gênes, des embarras et des colères.
J’ai commencé à contourer les images, à chercher leur envers, leur ailleurs, j’ai voulu suivre, par des procédés divers, ce que l’on appelle si joliment, en cinéma, le « bruit » des images. Autrefois on disait le grain de la pellicule, maintenant, avec les images numériques comme les cassettes Hi8, on parle du « bruit » comme Ossip Mandelstam parlait du « bruit du temps », pour saisir son histoire.
Le long des contours, du bruit et des silhouettes, la revitalisation de l’archive est venue tracer la marge d’un soupçon, d’un doute, d’une ironie contenue dans la tapisserie des murs. Pourquoi avais-je tant eu le sentiment de vivre des moments heureux dans la maison de mon grand-père, dans ce salon – comme ce Noël suspendu – et pourquoi avais-je ressenti, dans le même temps, ce que l’on pourrait appeler une discontinuité, une distance ? Souvenir et vécu, vieille rengaine.
Je ne peux m’empêcher de voir dans le bruit des images et les lignes des contours, le tremblé d’une origine qui perdure, d’un liant constitué des souvenirs contenus, communs, partagés par les fluides et les inconscients. Baudelaire a eu cette phrase qui m’habite encore aujourd’hui. En rappelant que notre mémoire optique mémorise par le biais des contours – autrement dit, quelque part, nos yeux dessinent le monde – il écrit que notre mémoire est constituée d’une « arabesque de contours ».
Le tracé schématique de mon grand père était simple : résistant actif en 1942 dans la Nièvre puis chef de maquis en 1944, il libère la plupart des villes de la région. Héros national médaillé, chevalier de la légion d’honneur, il est la figure tutélaire, guide incontesté de la famille, image patriarcale du bien, du héros volontaire. Mais derrière l’image s’ouvre les histoires, celles qui caillent comme le lait et deviennent des pages blanches. Le résistant est devenu militaire de carrière, responsable de massacres en Indochine puis en Algérie. Le résistant est parti tuer la résistance des autres et, lorsqu’il est rentré et a fondé famille et foyer, il a décidé, un matin sans date, de pousser la porte ténue de l’interdit.
Un matin sans date, il a commencé à écraser la violence traversée du siècle sur le corps sidéré de ses propres filles.
Moi, au milieu des cadeaux, c’est aussi un enfant au milieu de ses tantes, de ces femmes qui étaient des filles, dans la même pièce, et qui n’étaient pas,
mais alors pas du tout,
en sécurité.