Vitalités de l'archive - 2 : le carton de lettres
Pour la Nuit des idées, le comité éditorial d’Entre-Temps et leur invité Philippe Artières ont décidé de mettre en scène, le temps d’une représentation, leur façon de travailler, d’étudier ou encore d’explorer les archives tout en leur redonnant un soupçon de vie. Lors de cette soirée – qui s’est déroulée jeudi 30 janvier au Collège de France – cinq textes inédits ont été rédigés et performés. Entre-Temps publie, pendant cinq semaines, ces textes qui incarnent une part de ce que notre revue cherche à défendre. Chacun d'entre-eux se découpe en trois temps : la découverte, la description et la réactualisation de l'archive.
Le carton de lettres
1.
C’était au printemps, « grand ménage de printemps » comme on dit. Il avait fallu trouver une date qui convienne à tout le monde, prendre le camion et se rendre dans l’entrepôt de la banlieue parisienne, celui qui accueille depuis des années les meubles, les anciens rideaux et tapis, les tableaux, balançoires et poupées Corolle de nos souvenirs d’enfants.
La pièce est fermée à double tour, personne n’y entre depuis longtemps et d’ailleurs il n’est pas aisé d’y pénétrer tant la valse des cartons accumulés a transformé les quelques mètres carrés disponibles en un paysage de pinacles à chapiteaux maronnâtres bringuebalants, dont il s’agit de préserver l’équilibre.
Ce jour-là, il était question de les ouvrir ces cartons, pour en libérer le contenu et pour enfin s’en débarrasser. Mais ouvrir un carton c’est comme ouvrir un cadeau. C’est la surprise de voir ce qui était emballé, caché du regard et dont l’existence n’était plus assurée. Le temps passé dans ces limbes cartonnées contient en lui des pouvoirs de métamorphoses qui tiennent autant à l’odeur imprégnée qu’aux sentiments de reconnaissance et de familiarité qui accompagnent la découverte. À l’ouverture du carton, on inspecte les objets avec indulgence et délicatesse. Ils suscitent une tendresse et une bienveillance qu’ils avaient perdu au moment de l’emballage. Il devient alors difficile de s’en débarrasser.
Parmi tous ces objets et documents accumulés, il en existe certains pour lesquels la question de la conservation ou de l’évacuation éventuelle ne se pose pas. Ils sont de ceux qui ont appartenu aux morts, qui ne sont plus là pour en parler, pour en expliquer les sous-entendus, pour en donner les clés ou en faire la démonstration. Tout n’est pas conservé mais certaines boites sont comme des trésors, de précieux héritages qu’on se transmet souvent sans trop savoir qu’en faire.
J’ai repéré une de ces boîtes ce jour-là, une boîte à chaussures sur laquelle avait été accroché un bout de papier craft où l’on pouvait lire « Documents ANTOINE », ANTOINE écrit en majuscules. On avait utilisé un marqueur noir et ces deux mots venaient recouvrir une inscription antérieure, écrite au stylo Bic celle-ci, et de laquelle on pouvait encore déchiffrer, bien distinctement, les mots suivants : « Documents »…« Antoine ». Entre les deux, un autre mot, dont on ne peut aujourd’hui discerner que certaines des franges extérieures des lettres, le corps du mot ayant été complètement recouvert par l’encre du marqueur autoritaire.
« ANTOINE » c’est le nom de jeune fille de ma grand-mère Christiane, la mère de mon père. Écrire Christiane Antoine là sur cette feuille et le lire aujourd’hui, devant vous, m’éloigne de la petite fille que j’étais quand elle était encore en vie. Je l’appelais Mamie, le prénom Christiane lui était évidemment associé par quelques évocations lointaines mais le nom Antoine lui, m’était étranger. Il n’a d’ailleurs jamais vraiment pénétré mon imaginaire généalogique, jusqu’à il y a quelques semaines encore je n’étais pas une Antoine.
Ce jour-là, au printemps dernier, j’ai pris la boite et je l’ai rapportée chez moi dans un grand sac dans lequel j’emportais également un grand tapis mité, un plat en terre-cuite ébréché et un classeur contenant les devoirs maison de philosophie de l’année de terminale de mon frère. Arrivée chez moi, j’ai posé la boite en carton par terre près de mon canapé.
Pendant plus de six mois, elle n’a pas bougé. Souvent, mon regard s’arrêtait sur cette inscription au marqueur noir, je répétais « Documents Antoine », j’oubliais ma grand-mère. C’était une boîte d’archives, posée là, dans mon salon, sur laquelle je m’étais dit que je devais travailler.
Début novembre je l’ai ouverte cette boite. J’aurais pu la vider pour en faire un premier inventaire mais j’ai choisi d’adopter une autre méthode, j’ai commencé par le dessus, et, comme on ouvre ses cadeaux, j’ai commencé par ce qui pesait le plus lourd. J’ai donc ouvert les quelques pages reliées, format fascicule, relevés de notes et autres livrets scolaires.
Au-dessous je tombe sur toute une collection de cartes de visite annotées, certaines sont encore emballées dans une minuscule enveloppe du même gabarit que la carte associée.
À la lecture des premières, au début du dépouillement comme on dit dans le vocabulaire disciplinaire, je comprends qu’il s’agit des condoléances adressées à la famille Antoine au moment du décès du père, Henri Antoine, en mars 1951.
Sollicitudes ayant fonction d’affichage social, apporter son soutien et rappeler sa position : « Inspecteur divisionnaire honoraire. Société Nationale des chemins de fer français », « Conseil fiscal ».
Une fois passée la période de deuil, ce sont des lettres, sur papier jauni, qui ont ralenti mon exploration. J’ai alors pris le temps de lire.
2.
Ces dizaines de lettres appartiennent au troisième niveau stratigraphique du terreau qui constitue la documentation personnelle de ma grand-mère Christiane et que je suis en train de gratter.
Je ne veux pas me précipiter, je veux suivre l’organisation interne de la boîte, commencer par les lettres du dessus pour finir par celles du dessous. Il doit y avoir une logique, chronologique ou thématique, que je me dois de déchiffrer.
J’ai d’abord du mal à identifier le ou la destinataire. On avait dû les envoyer à l’intérieur d’une enveloppe et l’expéditrice ou l’expéditeur n’avait pas pris la peine de rappeler le nom de la personne adressée sur l’entête du papier à lettre. Il me semble que les premières que je lis ne sont pas destinées à ma grand-mère.
Mais certains mots me sont familiers, ceux des lieux, il est fait référence à Vincennes, où la famille Antoine habitait, à Malause, à quelques kilomètres de Moissac, dans le Tarn et Garonne, où se trouvait la maison des vacances et où, moi aussi, étant enfant, j’ai passé mes étés.
Il y en a beaucoup, je suis attirée par celles qui ont une couleur de papier un peu différente, je cherche du rose, du bleu, du gris. J’aime aussi ouvrir celles dont le papier est un peu plus épais, c’est plus agréable au toucher.
Plus je lis plus je perturbe l’organisation interne de la boîte, je mets certaines lettres de côté, je ne sais plus ce qui vient avant, ce qui vient après. J’oublie la méthode et je me laisse entraîner par un appétit grandissant, celui qui m’a fait débuter la lecture en premier lieu : ce dont je rêve, en lisant ces pages, c’est de faire une découverte, d’exhumer un secret, quelque chose que le reste de la famille ignore, que je puisse révéler à ma guise ou choisir de garder pour moi. Je cherche des papiers à entête militaire, des tampons de la poste sur lesquels je puisse déchiffrer les années 1940, 41, 42 ou plus tard, 54, 58, 62, durant la guerre d’Algérie.
Finalement ce qui accroche mon regard c’est ce mot « Chérie » qui se détache sur une lettre rédigée sur du papier bleu.
Ce mot, il appartient à une lettre qui n’a pas de date mais une signature « Danielle », une femme.
Elle commence par ces mots : « Christianne – j’ai décidé aujourd’hui que je ne me coucherai pas sans vous écrire, pas pour vous dire grand-chose mais pour vous montrer que j’existe et que je pense tout de même à vous ». Ces quelques mots sonnent le glas de mes investigations militaires et guerrières.
Je repose la lettre, je me lève, je m’éloigne de la boîte. De quoi est-ce que je me mêle ? Quel étrange plaisir de lire tout ça toute seule dans mon coin ? J’aurais pu convier mon frère, ma sœur, leur dire, au moins, que je m’étais appropriée cette boite. Pendant quelques minutes je me m’autorise plus à poursuivre ma lecture.
Et puis je me retourne, je vois la boîte je lis de nouveau « Documents Antoine ». Ce sont des documents, rassemblés dans un dossier, comme ceux qu’on commande à la bibliothèque. Ce sont des archives, j’en ai vu d’autres, alors je me rassois et je reprends ma lecture.
Une lettre de la même écriture: « Chérie, Il est 1 heure, du matin naturellement. Tout à l’heure je suis sortie. Il faisait froid mais tellement beau. J’ai regardé les étoiles dont vous m’avez parlé un jour, vous souvenez-vous ? C’était un de ces soirs où je vous aimais, peut-être plus que tout. » en guise d’adieu Danielle écrit : « Je vous baise les mains » et indique une adresse à laquelle envoyer le prochain courrier.
Toujours pas de date, je sais donc seulement qu’il fait froid mais qu’il est quand même possible de sortir pour regarder les étoiles. Peut-être l’automne ? Qui est cette Danielle dont les mots me touchent ?
Je relis l’adresse indiquée : 56 Rue Rouget de Lisle, Agen. Agen, Lot-et-Garonne, non loin de Malause, la maison des vacances d’été. Danielle, tu es l’amoureuse d’un été.
Danielle m’apparaît sous les traits de l’amante. Dans mon imaginaire, Christiane, ma grand-mère, est une femme mariée. Elle s’est mariée en 52 et à ce moment précis de ma lecture des lettres, elle ne peut être que cette femme mariée. Et puis je lis ces lignes : « Avant-hier j’ai eu le plaisir de reconnaître dans une vitrine vos petites chaussures qui me plaisent tant, et j’ai été avec vous pendant 5 minutes au moins. J’ai dit à maman, Christianne a acheté celles-là vous voyez ? Ça n’a pas eu l’air de la toucher, mais pour moi ça signifiait quelque chose tout de même. Hier aussi j’ai pensé à vous. Je suis allée me ballader en vélo avec des camarades. Nous avons causé toute l’après-midi jusqu’à 7 heures. Il y avait une fille épatante, intelligente comme pas une, elle me plaisait beaucoup et vous aurait plu certainement, et elle parlait avec un copain de Bergson alors, immédiatement, je vous ai vu, devant moi, comme vous vous entendriez avec elle ! »
Des camarades, des promenades à vélo ou en compagnie de celle qu’elle appelle « maman ». Danielle est une jeune fille, une très jeune fille. Christiane porte, elle, cet été-là, de « petites chaussures ».
3.
Les derniers mots de Danielle sur le papier à lettre bleu ont achevé la métamorphose de ma grand-mère en jeune fille. Une jeune fille qui, bien avant de devenir la psychanalyste que j’ai connu, discute, à l’occasion des vacances d’été, de Bergson et de philosophie et éveille un désir teinté d’admiration dans le cœur d’une adolescente du Midi.
En suivant le rythme de la boîte, en ouvrant les lettres qui succèdent à celles de Danielle dans la stratigraphie du caisson, je prolonge ma lecture des lettres d’amour, écrites par moult soupirants et soupirantes. Elles ne sont pas toujours signées et presque aucune n’est datée. Mais je comprends, à la manière dont la boîte est organisée, qu’elles datent d’une période antérieure à la rencontre de mon grand-père Paul, en 1951.
Au fond de la boîte, se trouve le plus gros fagot de lettres, toutes de la même écriture et toujours sur le même papier, ce sont les lettres de Paul, elles viennent clore mon exploration et mettre un terme aux autres correspondances.
Je l’ai à présent mon secret, Christiane a fait tourner les cœurs. Elle a entrevu les soubresauts d’un amour homosexuel. Christiane s’appelait Christiane Antoine et c’était une jeune fille avant d’être une grand-mère.
Comment en parler maintenant ? Comme je restitue les étapes de mon travail de thèse ? J’ai travaillé sur un corpus, j’ai épluché un dossier d’archives. Les informations que j’en ai tirées sont le résultat d’un dépouillement scrupuleux et méthodique, effectué de manière tout à fait professionnelle.
Non, rien de tout cela n’est juste, je ne me leurre pas. Je me suis autorisée de ce que certains m’appellent parfois historienne pour camoufler l’étrangeté de cette intrusion sous l’étendard de la recherche mais à aucun moment je ne me suis sentie être tout à fait dans mon bon droit.
J’aurais peut-être mieux fait de garder tout ça précieusement pour moi. Aveu étonnant alors que je suis précisément en train d’en faire, ici, l’étalage.
C’est une délicieuse surprise de comprendre qu’il est bien plus facile de plonger dans l’intimité de parfaits inconnus plutôt que dans celle de ceux qui nous sont le plus proches. Une boîte contenant un dossier comme celui-ci, on en rêve quand on travaille dans les archives.
J’ai attendu six mois pour ouvrir la boîte de ma grand-mère et je crois que c’est pour apaiser un peu l’embarras qui m’a accompagnée dans cette incursion en territoire intime, que j’ai voulu en faire l’objet de la présentation de ce soir.
Merci à vous, de partager avec moi ce secret et, en l’écoutant, de le faire devenir autre chose. C’est une histoire à présent, qui se raconte et se déforme, se contorsionne. Je vous autorise à en faire le récit qu’il vous plaira s’il vous arrive d’y repenser dans quelques jours, elle vous appartient autant qu’à moi. Je l’ai moi-même déjà un peu altérée en la mettant par écrit pour ce soir.
Je me demande maintenant ce qu’il restera dans ma boite à moi, la boîte qui portera mon nom après ma mort.
J’en ai déjà une d’ailleurs de boîte, j’ai commencé à la remplir en l’envisageant déjà très tôt, je m’en souviens, comme un dépôt d’archives. C’est une petite boîte ronde et verte dans laquelle j’ai rassemblé de menus objets de mon quotidien, comme mis au placard par cette relégation archivistique. Les déposer dans cette boite c’était leur reconnaître leur signification tout en actant de leur péremption. Ils devenaient traces, ils prenaient une forme inerte et relevaient désormais de la mémoire et du souvenir.
Je me demande si c’était aussi la fonction de la boîte de ma grand-mère. Était-elle déjà constituée au moment du décès de Christiane ? Avait-elle réfléchi à l’astucieux montage qui regroupait, dans un même espace, les condoléances et les déclarations d’amour reçues ?
Et puis que signifie cette surimpression au marqueur noir ? Que vient-elle dissimuler ? Qui s’est permis d’apposer cette encre mémorielle ?
C’est l’un des secrets les mieux gardés des archives, celui qui entoure leur fabrication ainsi que leur transmission. Merci pour celle-ci Christiane.