Créer

Rapt de l'abîme : entretien avec Fanny Béguély

Comment faisons-nous apparaître des empreintes ? Que faisons-nous des images qui s’impriment, au fil du temps et des âges, dans notre mémoire personnelle et collective, et quels processus mettons-nous en œuvre pour restituer ces images qui, devenues visibles, ouvrent le temps de l’histoire ? Invitée à ouvrir la première séance du cycle "L'effervescence des images. Historicités des images" au BAL, qui s'est tenue en novembre dernier, Fanny Béguély cherche depuis plusieurs années une zone d’indiscernabilité où la photographie vient révéler une préhistoire. Dans cet entretien, elle revient sur sa pratique photographique et sur son rapport à la performance comme "rituel irruptif qui cherche en produisant de la forme, à (re)faire histoire".

Chimigramme 30 x 40 cm, 1 mars 2017, papier Foma Neobrom, 17 mars 2017
Chimigramme 30 x 40 cm, 1 mars 2017, papier Foma Neobrom, 17 mars 2017.

Adrien Genoudet : Pouvez vous, avant toute chose, revenir sur le procédé chimique du « chimigramme » et expliquer en quoi ce procédé diffère de la « révélation » photographique classique ?

Fanny Béguély : Un chimigramme est une peinture photosensible obtenue sans appareil photographique, en appliquant du révélateur et du fixateur directement sur la surface du papier argentique. Ce qui est révélé n’est donc pas une image renversée du négatif sur le papier comme en photographie traditionnelle, mais l’équation sensible entre l’organicité du papier lui-même, une certaine qualité de lumière et des matériaux utilisés. Je tapisse la couche photosensible de vernis, de fibres, de graisses, de matières adhésives, etc., qui me permettent de sculpter le noircissement des sels d’argent dans le temps. Ces matériaux préservent les zones choisies de l’action de la chimie, tout en induisant des textures spécifiques. J’opère ainsi par couches en immersion dans les bacs et/ou à l’aide de brosses et de pinceaux, par addition/soustraction, par contamination.

À l'atelier
À l’atelier

Adrien Genoudet : Comment en êtes-vous venue à préférer cette pratique à une autre ? Est-ce que la « prise en main » du papier, le contact direct avec la matière, avec les éléments chimiques etc. sont des traceurs de votre travail ? Est-ce qu’ils viennent caractériser votre rapport à l’image photographique ?

Fanny Béguély : Je ne peux pas dire que je préfère cette pratique à une autre, puisqu’elle coexiste avec d’autres – le cinéma en l’occurrence. Je n’ai pas non plus renié mes appareils photographiques, mais ces images restent – pour le moment du moins ! – dans la sphère de l’intime. J’ai commencé à expérimenter cette technique à une époque où je cherchais obsessionnellement à détériorer mes images, à ouvrir les figures sur elles-mêmes, à les faire glisser dans un registre plus abstrait. À y faire entrer du temps, peut-être. De la main, aussi. Cet appel de la matière m’a conduit instinctivement à un corps à corps charnel et élémentaire avec le papier photographique. Avec le recul, je crois qu’étaient en germe les préoccupations qui fondent aujourd’hui mon travail : ramener la figure humaine à une intimité du monde minéral et organique, capter les forces du vivant, entre processus de création et de destruction, de contraction et d’extension, de métamorphose et de transmutation.

Je travaille en ce moment à un projet de film qui traite de notre histoire aux côtés des végétaux, et je me suis beaucoup nourrie de perspectivisme amérindien et de récits écoféministes qui repensent les frontières que nous avons tracées entre la nature et la culture, entre le visible et l’invisible, entre la chair et l’esprit. Ces enjeux me semblent à l’heure actuelle fondamentaux pour repenser notre place au sein du cosmos.

Adrien Genoudet : Dans votre travail, l’image photographique est intégrée dans une dimension temporelle moins conventionnelle que dans des travaux classiques de prises de vue : vous utilisez parfois des papiers anciens (qui auraient dû, en quelque sorte, révéler des images liées à leurs époques) pour révéler des traces contemporaines. Pouvez-vous revenir sur cet écart entre les temporalités, sur votre rapport à ces papiers anciens qui deviennent, pour vous, votre matière première, présente ?

Fanny Béguély : Je passe en effet une bonne partie de mon temps à glaner des papiers photographiques périmés qui ne sont plus fabriqués. Leur sensibilité à la lumière s’étant amoindrie, cela me laisse davantage de latence pour maîtriser mes gestes car leur temps de réaction est plus lente. Ces papiers rares et anciens étaient par ailleurs très riches en sels d’argent, et ont une personnalité incroyable. En réalité, je les considère comme des organismes vivants (le principe de photosensibilité est à l’origine de notre vie sur terre), comme des entités avec lesquels je rentre en dialogue (ma dernière installation photographique et sonore, ARBA, DÂK ARBA, exposée dans le cadre de Panorama 21 « Les revenants » au Fresnoy, était un clin d’oeil à la photographie spirite et à la faculté oraculaire de la photographie utilisée comme médium). Ils ont parfois l’âge de mes grands-parents, ont traversé les continents, et ces strates d’espace et de temps invisibles enfermés dans la couche photosensible me fascinent.

Ces histoires enfouies viennent alors s’échouer à la surface dans une marée chimique où des signes, des formes, des images, viennent à la surface comme des noyés. Et il est vrai que certaines de mes sessions de travail ressemblent à des naufrages ! On assiste à une cristallisation soudaine, une concrétion de flux instables où le passé déborde dans le présent pour étreindre l’avenir. Parfois, je laisse certaines zones intouchées par le fixateur qui vont continuer à évoluer de manière autonome, à vivre, à respirer. Leur destin leur appartient.

Vue d'exposition, ARBA, DÂK ARBA, installation photographique et sonore, 2019
Vue d’exposition, ARBA, DÂK ARBA, installation photographique et sonore, 2019.

Adrien Genoudet : Lors de certaines de vos performances, vous faites parfois le choix de partir d’un contact direct avec une personne : un visage, une partie du corps etc. Ainsi, votre travail photographique et performatif est traversé par la question de l’empreinte (à la fois empreinte physique mais aussi empreinte visuelle) : en quoi l’empreinte, pour vous, est-elle liée à ce rapport au temps dont nous parlions ?

Fanny Béguély : L’empreinte est liée pour moi à la question de l’origine. Elle est la condition préhistorique de l’image. Lorsque je recueille des empreintes de personnes sur papier photographique lors de mes performances, il s’agit pour moi de révéler l’être humain comme une couche géologique. Je procède à des fouilles.

Lorsque vous m’avez invitée à faire une performance pour la séance inaugurale « Défier le noir antérieur, apparition des images » du cycle de conférences que vous organisez au BAL,  ma sœur aînée, dont les fantômes du passé l’ont littéralement dépecée, vivait une sorte de mort et de renaissance. Il m’a paru comme une évidence de faire cette performance avec elle, pour elle. Il y a une dizaine d’années, elle a décidé de changé de prénom : elle s’appelle depuis Rachel. Mon ami m’a récemment parlé des teraphim que Rachel dérobe de son père Laban avant de fuir avec Jacob dans la Genèse. On ignore sa signification exacte mais le terme est utilisé dans l’Ancien Testament en référence au panthéon des dieux sémitiques datant des errances nomades des Hébreux. Il désigne des objets fait d’argile, ou d’or et d’argent, un crâne humain momifié, une figure, une idole, un oracle. Les découvertes des archéologues en Mésopotamie indiquent que la possession des teraphim avait une incidence sur les droits concernant l’héritage familial. TERAPHIM, c’est ce qui a naturellement donné son titre à la performance : arracher le dû symbolique de son héritage comme on change de figure pour redevenir créatrice de son histoire, c’est pour accompagner ma sœur dans sa nouvelle mue que mon papier photographique s’est fait le catalyseur du passage des fantômes du passé et de leur transsubstantiation. La performance a consisté à faire une sorte de prélèvement métamorphique, comme un soin photosensible par extraction du passé dans le présent de la vision. Un rituel irruptif qui cherche en produisant de la forme, à (re)faire histoire. Le fragment du corps a disparu au profit d’un corps-fragment bien plus inquiétant, déconstruisant l’origine référentielle (la forme humaine) dont il n’est déjà plus issu, le rendant capable d’être à lui-même sa propre origine.

A gauche Barzah, papier photographique Forte, mars 2017 _ Au centre et à droite Ex-voto, papier Kodak Velox, 24 décembre, 2017
Barzah, papier photographique Forte, mars 2017 ; Ex-voto, papier Kodak Velox, 24 décembre, 2017.

Adrien Genoudet : Que recherchez-vous dans ce jeu qui oscille entre révélation photographique d’une empreinte présente et apparition d’une forme abstraite – où l’empreinte n’est pas seulement empreinte de quelqu’un ou quelque chose mais aussi déstructuration par le chimique, glissement par le hasard ?

Fanny Béguély : L’image délivrée par processus d’empreinte témoigne d’une disparition proche (le corps à l’origine du contact s’absente), mais aussi d’une métamorphose (elle crée de la dissemblance, présente plus que représente, elle travaille). Elle est un vestige et une œuvre du temps. Je ne cherche pas dans mes performances à induire de la reconnaissance mais au contraire à créer du trouble. George Didi-Huberman parle d’une « origine-tourbillon » manifestant tout à la fois l’identifié et l’inidentifiable, la décision et le hasard, le désir et le deuil, la forme et l’informe, le même et l’altérité, le familier et l’étrange. J’aime l’idée que l’empreinte soit comme un symptôme, une sorte crise du temps qui survient dans la rythmicité d’une destruction et d’une survivance. C’est comme si nous assistions à l’irruption de l’histoire elle-même, « son ouverture tout à la fois blessante (défigurante) et dévoilante porteuse d’un effet de vérité. »  « L’origine n’est pas seulement située dans un passé chronologique, écrit Agamben dans Qu’est-ce que le contemporain ?, elle est contemporaine du devenir historique et ne cesse pas d’agir à travers lui, tout comme l’embryon continue de vivre dans les tissus de l’organisme parvenu à maturité, et l’enfant dans la vie psychique de l’adulte. »

Il est important pour moi de montrer que les formes sont des processus, et pas seulement le résultat de processus, et que ces processus n’ont pas de fin. Que si les images ne sont que le « présent anachronique » d’un jeu ininterrompu de déformations, d’altérations, d’effacements et de revenances de toutes sortes, alors la vie elle-même n’est qu’une mobile forme en travail, énergie et décombres mêlées, impératif et hasard dialectiquement noués. C’est l’enseignement que nous donne l’étude de la morphogenèse, le phénomène qui engendre la diversité des formes vivantes dans la nature : comment la forme apparaît aux choses ? A-t-elle une fonction ? Après Darwin et l’idée de sélection naturelle, on s’est aperçu que parfois la forme ne sert à rien, qu’elle se développe juste là où il y a de la place… que son développement suit tout autant un schéma intuitif et sensible que raisonné et technique. Je trouve cela très libérateur !

A gauche Chimigramme 17,8x24 cm, 9 février 2019, papier Foma Fomatone _ A droite Chimigramme 24 x 30,5 cm, 28 mars 2018, papier Foma Fomatone, collection privée
À gauche : Chimigramme 17,8×24 cm, 9 février 2019, papier Foma Fomatone / À droite : Chimigramme 24 x 30,5 cm, 28 mars 2018, papier Foma Fomatone, collection privée.

Adrien Genoudet : Je pense intituler notre entretien par votre belle expression : un « rapt de l’abîme ». Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par là ? Que voulez-vous dire par cette expression ?

Fanny Béguély : Je ne suis pas sûre de pouvoir l’expliquer ! Ni que l’expression soit de moi d’ailleurs, je couche tellement de phrases dans mes carnets sans toujours noter leur provenance, que je ne sais parfois plus ce qui a été écrit par moi ou ce qui a résonné d’une lecture, d’une discussion…

Disons que je vis un peu l’apparition des formes dans mon travail comme une irruption volcanique.  Une sorte de magma dont j’accompagne le processus de liquéfaction/solidification, et qui a cette faculté magique de nous plonger avant l’apparition du langage, avant l’histoire, dans un état de devenir perpétuel. Notre culture s’est beaucoup focalisée sur la mort et moins sur la naissance, sans doute parce qu’elle a été majoritairement construite par des hommes comme l’a noté Emmanuele Coccia lors d’une conférence qu’il a donné dernièrement au Fresnoy à l’occasion de son prochain livre à paraître, Métamorphoses. Certains sont dérangés par l’absence de figure humaine dans mes chimigrammes (en serait-il de même s’il s’agissait de peinture et non de photographie ?), j’entends alors leur réaction comme une inquiétude face à la mort. Ce qui est légitime. D’autres accueillent cette part d’abîme et de transformation organique avec joie et appétence. Ce qui me soulage beaucoup ! En réalité cette délimitation entre la mort et la naissance serait sans doute, elle aussi, à revoir… pour moi il n’y a que des effets de mélange et de séparation.

Publié le 14 janvier 2020
Tous les contenus de la rubrique "Créer"