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De l’expérience et de ses passés disponibles

Dès lors qu’un événement survient, et dès lors surtout qu’on peine à le comprendre, nous voici partis en quête d’un de ses précédents historiques. Car l’on prend pour une vérité d’évidence le fait que la connaissance du passé éclaire la compréhension du présent. Mais si c’était parfois l’inverse, ou du moins si c’était aussi l’inverse ? Tout savoir suscite un point aveugle et les historiens ont toujours intérêt à s’expliquer avec leur propre objet d’étude : qu’en attendent-ils, que peuvent-ils en craindre ? Patrick Boucheron consacre en 2019 son cours au Collège de France à « Les inventions du politique : expérimentations médiévales ». Pour mettre à bonne distance l’effraction du présent dans le discours historique — ne pas s’y précipiter, ne pas s’y dérober — il a tenté, lors de son premier cours , de situer la notion d’expérience entre plusieurs types de passés disponibles. Cet article, adapté pour Entre-Temps, est un extrait du cours de Patrick Boucheron du 8 janvier 2019. On trouvera, à la fin du texte, des renvois à des vidéos et à des références en lien avec ses cours et ses séminaires.

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Slogan écrit lors d’une manifestations de gilets jaunes (20 décembre 2018, publié sur www.mesmauxdevie.com)

« Quelle est la portée politique de l’expérience vécue ? Edward Thompson, le grand historien de La Formation de la classe ouvrière anglaise, en définissait ainsi la portée : ce sont des engagements, des combats et des pratiques qui modifient en retour la constitution du groupe et sa façon de penser. « Les hommes agissent, font l’expérience, pensent et agissent à nouveau » écrit-il dans un article de 1957 consacré à l’humanisme socialiste. Dans leur préface à la traduction française de Les usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre XVIIe-XIXe siècle (2015), Jean Boutier et Arundhati Virmani insistent à juste titre sur ce qu’ils appellent les « mots puissants » de ce maître historien, dont les premières passions furent la politique et la poésie — « Je n’ai jamais pris la décision d’être historien », écrivait-il. Thompson enseignait à de jeunes adultes et désiraient d’abord les convaincre de leur capacité d’agir en leur faisant prendre conscience de leur mémoire sociale, de leur possibilité de faire entendre leurs voix propres et de la légitimité de leurs arts de faire. Aussi la puissance du mot agency s’épaule-t-elle chez lui à celle d’experience pour désigner « la réponse mentale et émotionnelle d’un individu ou d’un groupe social à de nombreux événements liés entre eux ou à la répétition du même type d’événements ».

Une telle conception de la dignité de l’expérience est sans doute plus utile aujourd’hui que les rêveries insurrectionnelles sur le groupe en fusion. Dans la Critique de la raison dialectique, Jean-Paul Sartre proposait une description hallucinatoire (Malraux disait apocalyptique) de la prise de la Bastille[1]. Il y distinguait, on le sait, les collectifs des groupes en fusion, et les groupes en fusion des groupes assermentés. Les premiers sont des regroupements d’individus inertes : nulle liberté n’y préside. Le passage du collectif au groupe est comme un changement d’état produit par la nécessité d’agir. Elle est rendue possible par ce que Jaurès appelle une situation de haute température historique. Cette fusion d’une praxis ressemble, commente Sophie Wahnich dans La Révolution française n’est pas un mythe (2017) à ce que les sciences sociales appellent aujourd’hui la désectorisation, c’est-à-dire le moment créateur d’un événement historique dans le champ social. Cette effervescence crée une « explosion de la liberté, mais le groupe en fusion est instable. Dès l’action réalisée, il risque de disparaître. Pour qu’il ne s’effondre pas, pour qu’il « produise dans la réciprocité médiée sa propre inertie », il lui faut user d’une fonction consolidatrice que Sartre appelle le serment — ce qui, d’évidence, parle aux médiévistes[2].

Soit désormais une situation politique, incertaine, inattendue et imprévisible. Disons, la nôtre aujourd’hui. Une situation intraduisible dans notre lexique politique commun. Certes, on lui jette à la face quelques mots du passé. Toujours les mêmes : fascisme, populisme, insurrection, peuple, foule, haine… On le fait par désœuvrement ou pour conjurer sa hantise, mais on le fait en pure perte — nous sommes dans la configuration machiavélienne où l’ancienne langue se périme, où elle ne nomme plus les choses du politique. Alors que faire ? On prendra ici pour symptôme le désarroi face à la crise politique que traverse la France sans même chercher à la qualifier politiquement, mais en se posant une seule question : lorsque surgit un tel événement, que peut l’histoire, ou, plus précisément, de quel recours est l’invocation d’un précédent historique pour lutter contre l’arrogance du présent ?

On évoque généralement, suivant en cela les travaux de François Hartog, de présentisme pour désigner cet étrécissement du temps historique (oubli du passé, crise de l’avenir). Je suggérerai volontiers de parler d’un présentisme à double fond, tant la tyrannie du présent véhicule toujours, par contrebande, une comparaison implicite avec un passé récent qui s’impose comme métaphore obligée à la compréhension historique. Nous n’avons parlé que de cela, les deux années précédentes, avec le cours sur les fictions politiques, et il est facile aujourd’hui de déterminer cette obligation de comparaison avec les années 1930[3]. Dès lors, le sujet se déplace vers ce que l’on pourrait appeler l’angle mort des historiens : s’interroger non sur leur lucidité mais sur leur aveuglement, et se demander si le fait de connaître un précédent supposé à une situation historique permet de la comprendre, ou au contraire de mieux se méprendre sur elle. Disons, à tout le moins, de se tromper autrement.

La réponse à cette question n’est pas univoque. Elle montre que la pulsion comparative doit toujours être contrôlée, ne serait-ce que pour vérifier qu’il n’y entre jamais d’excitation. Car l’historien qui s’excite de voir s’agiter, sous ses yeux, un terrain, de le voir se délivrer en somme, au sens où il sortirait de ses livres pour se rendre manifeste devant lui, est perdu pour la science comme l’homme politique fasciné est perdu pour la raison. Retenons en tout cas que dans le cas présent, celui d’une crise de la représentation qui met en jeu les fondements de la démocratie, il est normal de voir la recherche frénétique d’une généalogie historique sauter ce verrou des années 1930 et plonger au cœur de l’histoire à la recherche de précédents.

Il y en a de deux types. Le premier, immuable, est notre passé de référence, beaucoup moins bruyant que d’autres, mais inépuisable et omniprésent : je veux parler de l’Antiquité gréco-romaine. Le démos, l’exclusion, la tyrannie : sur tous ces sujets, et sur bien d’autres, c’est un trésor d’expériences sans cesse réactivé, et voici pourquoi nous avions commencé à penser l’expérience communale depuis la cité grecque[4]. Les historiens de l’anthropologie politique de la Grèce ancienne peuvent de ce point de vue nous servir de guide, une fois de plus, pour définir ce que désigne le genre masculin dans « les inventions du politique ».

Pour aller vite : ces deux notions, qui proviennent du politikos platonicien, se distingue ainsi. La communauté s’institue par elle-même, et cette auto-institution de la communauté passe par l’accès réglé à différentes institutions qu’on peut appeler la politique, ou en tous cas la politeia, qui désigne bien plus que la constitution — et d’une certaine manière, la pensée politique médiévale hérite de cette conception large de la Policie. Mais le politique la déborde, car il désigne l’ensemble des activités dont le champ d’action ne s’inscrit pas nécessairement dans un cadre institutionnel, mais relève d’expériences et de pratiques très variées qui ont en commun de se saisir souvent en contexte conflictuel. Par « inventions » du politique, nous désignons donc bien autre chose que les étapes d’une histoire constitutionnelle, ou la genèse d’une construction étatique, mais ces lieux d’émergence, hétérogènes et discontinues qui forment autant d’expériences.

On ira donc chercher ses expériences en leur lieu d’émergence — c’est-à-dire pas seulement en ville, mais dans les communautés rurales, les groupes monastiques, les parentés aristocratiques, dans les foules révoltées également, mais aussi au cœur des rituels et des liturgies du pouvoir. En quoi ces expériences sont-elles aussi des expérimentations ? […] Il ne s’agit pas de tracer des généalogies à partir de ce passé de référence, seulement l’envisager comme une ressource d’intelligibilité.

Tout autre est le recours à l’histoire que l’on pourrait dire moderne, et qui puise ici jusqu’à la Révolution française, ou en tous cas jusqu’aux Lumières — avec, on l’aura remarqué, quelques incursions du côté de l’économie morale des émotions d’Ancien Régime. L’Aufklärung apparaît bien ici comme notre « plus actuel passé », pour reprendre l’expression de Georges Canguilhem dont use aujourd’hui, dans un sens foucaldien, Antoine Lilti dans son travail en cours sur l’héritage des Lumières[5]. A partir d’elle se définie l’attitude de la modernité, mais pour y poser un diagnostic de vérité — c’est-à-dire comprendre en quoi aujourd’hui diffère d’hier. Cela suppose de ne pas céder à la frénésie de l’analogie, comme si une insurrection ne pouvait en répéter qu’une autre, comme si l’histoire était une suite héroïque ou dramatique de réincarnations. On ne peut qu’être frappée en ce moment de l’étrécissement de la référence historique bornée par un cadre strictement national, le mécontentement social actuel ne pouvant être dans l’esprit de nombre de commentateurs, et de certains des historiens qui répondent à leurs demandes, qu’un rejeu d’une culture politique française, ce que Michel Winock a appelé la tradition des fièvres hexagonales — ce qui empêche de voir, en Italie, en Andalousie, en Hongrie, en Pologne, en Ukraine, pour se limiter aux comparables européens, ses futurs possibles.

Il convient donc d’identifier et de distinguer les passés disponibles comme autant de faciès d’un practical past au sens d’Hayden White, soit « tous les aspects du “passé” que nous portons en nous et dont nous nous servons dans la vie quotidienne quand nous avons besoin d’idées, de modèles, de formules et de stratégies pour résoudre des problèmes pratiques que nous rencontrons dans ce que nous concevons comme notre “situation” présente »[6]. Entre ce passé de référence qu’est l’Antiquité et le plus actuel passé qu’est l’histoire depuis la Révolution française, le Moyen Âge — ou plus précisément le long Moyen Âge — n’est qu’un entretemps faiblement mobilisable. On va seulement demander aux médiévistes pourquoi les gilets jaunes sont jaunes. Michel Pastoureau répond à juste titre : parce que c’est dans la palette politique des couleurs médiévales la couleur de la traitrise — l’or ayant pris sur lui toute la valeur solaire de la couleur jaune (symbole de richesse, de prospérité, de beauté), tout le reste, ce qui jaunit, dépérit, vieillit, était laissé au jaune.

Pourquoi des médiévistes ? Est-ce seulement pour interroger la teinte du socle anthropologique immuable sur lequel nous agissons ? Il faudrait dans ce cas pouvoir déjouer cet usage faible du savoir historien. Pour le reste, la référence médiévale n’a été que modérément mobilisée, et lorsque certains commentateurs politiques évoquaient la tradition des Jacqueries pour qualifier (en fait pour disqualifier) le mouvement comme insurrection antifiscale, Gérard Noiriel protestait en remarquant que c’était une manière péjorative de déconsidérer un mouvement social comme violent et désorganisé — ce que la Jacquerie n’était pas, ce qui rend les rapports entre gilets jaunes et Jacques plus complexes, comme l’a justement noté Gaëtan Bonnot, spécialiste de la Jacquerie comme événement et comme ressource mémorielle de mobilisation politique au XIXe siècle.

Car on ne peut pas ignorer non plus qu’il y ait actuellement un regain de l’intérêt du Moyen Âge entendu comme caisse de résonnance des inquiétudes actuelles sur la modernité. C’est ainsi que je comprends les travaux du collectif de jeunes médiévistes d’Actuel Moyen Âge qui ont publié un livre l’année dernière dont le sous-titre est précisément Et si la modernité était ailleurs ? Il s’agit bien de cela, et à la question « Pourquoi des médiévistes ? », on pourrait dire aujourd’hui : pour penser le problème de la modernité. Le penser, c’est-à-dire le déplacer, le dépayser, le contrarier. En obscurcir l’évidence, en compliquer la généalogie afin que l’on ne puisse plus écrire le mot de modernité autrement qu’au pluriel — c’est-à-dire à l’épreuve du monde. Mais si l’on peut se réjouir sincèrement de cet engouement, qui rappelle aussi que les historiennes et historiens de métier doivent prendre en compte la gamme élargie des usages sociaux de leur discipline, y compris dans sa dimension récréative de divertissement savant, ce jeu de concordances des temps n’autorise en rien les médiévistes à donner leur opinion sur leur temps sans y toucher, en feignant de parler d’autre chose. C’est aussi cela dont il sera question cette année : une autocritique un peu inquiète de cette connaissance par assonance, sinon par analogie, pratique joyeuse de gai savoir en attente de sa théorie, dont on doit aussi apprendre à discipliner les effets »

 

 

Vous pouvez retrouver l’intégralité du cours du 8 janvier 2019, intitulé « Pourquoi des médiévistes ? », sur le site du Collège de France. 

 

[1] Cette analyse avait fait l’objet d’une première lecture lors de la séance d’introduction générale au séminaire « L’expérience communale » du 5 mai 2017 : « Renouveler l’expérience ».

[2] Voir notamment la contribution d’Olivier Richard à la séance du 30 mai 2017, et celle de Lorenzo Tanzini à la séance du 29 mai 2018. 

[3] Voir par exemple le début du cours du 9 janvier 2018, « Avant la représentation ».

[4] Voir l’introduction de Paulin Ismard à la séance de séminaire du 16 mai 2017, « Le politique comme “forme de vie” : autour de la cité grecque ».

[5] Voir aussi l’introduction de Mathieu Potte-Bonneville à la séance du 31 mai 2016, « Défaire les temps modernes : critique et périodisation chez Michel Foucault ».

[6] Ce point est développé dans la séance d’introduction générale au séminaire « L’expérience communale » du 5 mai 2017 : « Renouveler l’expérience ». 

 

Publié le 4 février 2019
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