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« Victor Hugo, architecte » par Éric Rohmer

Il y a quelques jours, une cathédrale était en flamme. Notre-Dame de Paris était en feu. On a pu lire, çà et là, que des siècles étaient en train de brûler, que nous assistions à la destruction du temps historique lui-même ; de l’histoire partait en fumée. Un film exhumé par Gallica, réalisé par Eric Rohmer en 1969 met en perspective la vision hugolienne du temps, de Notre-Dame et de l'architecture.

Photogramme du film « Victor Hugo, architecte », d’Eric Rohmer, source : Gallica.

 

Peu de bâtiments, dans nos espaces publics, n’évoquent avec autant de force les aléas du temps, les couches successives des reprises, des drames et des repentirs. Notre-Dame de Paris est un étrange vaisseau couvert de résines, une somme de temporalités combinées, amassées, amalgamées – et c’est cela qui lui donne, comme tant d’autres édifices historiques, sa véritable forme.

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Notre-Dame en flamme, Iphone, 2019, @AG

 

Depuis que le feu est éteint, on entend parler de reconstruction, d’un concours international d’architecture, on revient sur l’œuvre de Viollet-le-Duc, sur l’histoire controversée, ourlée, complexe, de la flèche de la cathédrale – de cette pointe devenue symbole que nous avons tous pu voir traverser la voûte, puis s’écraser, dans une réminiscence visuelle des nombreux effondrements de ce début de siècle.

On parle déjà, à nouveau, de temps : la temporalité longue, parfois géologique, mythique, du « temps des cathédrales », la lente construction de ces montagnes de pierres et de bois. On revient sur le poids des siècles et on y oppose, farouchement, notre temps moderne – n’avons-nous pas entendu parler d’une reconstruction en 5 ans ? Le conflit des anciens et des modernes, éternelle antienne française, refait surface ; on parle, désormais, d’une cathédrale moderne et d’un toit de verre…

Depuis le feu de Notre-Dame, soudain, on ne parle que de temps.

Et, pour densifier ces couches temporelles, pour les apprivoiser, on scinde et déroule les étapes qui ont marquées l’histoire de la cathédrale. En cela, bien entendu, Victor Hugo a une place de choix. Mais s’il est l’auteur du roman éponyme qui va sceller le sort populaire et culturel de Notre-Dame, il est avant tout habité par ce sentiment du temps qui passe sur les édifices, sur les problèmes que posent la superposition des siècles sur ces vaisseaux de pierres. Avant d’écrire son roman, Victor Hugo, en bon romantique, contemple l’œuvre du temps et ce que les générations font du patrimoine qu’elles héritent. « Si Hugo s’intéresse aux ruines ce n’est pas parce qu’elles expriment, comme pour tant d’autres romantiques, l’idée de la destruction mais, paradoxalement, de la construction. Elles mettent plus nettement en valeur la structure de la chose bâtie et, la forme architecturale – pour reprendre un terme qui lui est cher – non seulement subsiste mais s’affirme, lorsqu’il ne reste plus que quelques pans de murs » nous dit la voix d’Eric Rohmer. En dessinant, en contemplant, en écrivant, Victor Hugo pense le temps historique par le biais de l’architecture, par l’essence même de tout travail architectural : œuvrer en partant d’un environnement déjà existant, modifier l’actuel, fondre un passé environnemental ou matériel dans un présent pris en main. Dans la réflexion de Hugo, dans sa pensée du temps et de l’architecture, Notre-Dame tient une place de premier plan.

C’est ce qu’explique et démontre ce film réalisé par Éric Rohmer en 1969 pour la collection « Portraits pour une époque ». Le site des ressources de la Bibliothèque Nationale de France, Gallica, l’a présenté dernièrement, et nous proposons aux lecteurs d’Entre-Temps de le découvrir à leur tour. On entend, entre autres, dans le film que Victor Hugo, dans les années 1830, « décèle et dénonce toutes les mutilations qu’a pu subir Notre Dame au cours des âges». Hugo écrit : « et qui a taillé au beau milieu du portail central cette ogive neuve et bâtarde, qui a osé y encadrer cette fade et lourde porte de bois sculptée à la Louis XV ? Les hommes, les architectes, les artistes de nos jours. […] Et si nous montons sur la cathédrale, qu’a-t-on fait de ce charmant petit clocher qui s’appuyait sur le point d’intersection de la croisée ?

Un architecte de bon goût l’a amputé ».

Ou, un autre jour, à une autre époque, le feu.

 

Pour découvrir le film d’Eric Rohmer, suivre ce lien.

 

Titre : Victor Hugo architecte. Réalisation : Eric Rohmer ; Voix de Victor Hugo : Antoine Vitez. Éditeur : CNDP. Date d’édition : 1969. Format : 1 cass. vidéo (S-VHS) (26 min) : n. et b. (PAL). Collection : Portraits pour une époque.

Publié le 19 avril 2019
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