Créer

Un problème de type grec

"Au nom des réalisations d’il y a 2500 ans, peut-on dédouaner un peuple du présent ? Et ce peuple, hérite-t-il automatiquement des dettes de ses aînés, jusqu’à ce que gloire ou banqueroute s’ensuive ? Sous quel prétexte ? À cause de quelle appartenance ?" Cinq écrivains, cinq variations sur la dette et les liens par lesquels elle nous lie, ou qu'elle nous conduit à lier entre nous, à travers le temps : s'inscrivant dans le programme sur le "paradigme fiduciaire" (Institut Universitaire de France) dont Entre-Temps se fait ici l'écho, ces textes ont été lus à la Maison de la poésie dans le cadre des rencontres organisées par Emmanuel Bouju, Vincent Message et Mazarine Pingeot. D'autres textes suivront, qui prolongeront en création la réflexion [académique] sur l'équilibre ou le déséquilibre contemporain et historique entre crédits et dettes.

Athènes – 2012

 

Pierre Klossowski, David Graeber, Jean-Luc Godard et une écluse

Au fond, reprit-il après un silence de quelques instants (pas un silence : un simple interlude au cours duquel, soudain, le bruit de la rivière qui s’écrasait en contrebas, et que le flot ininterrompu de ses paroles avait couvert depuis de longues minutes jusqu’à nous le faire oublier, se rappela à nous et reprit de sa vigueur, emplissant l’espace encaissé au-dessus de quoi se trouvait la terrasse où nous étions assis dans de petits fauteuils de rotin blanc, lui qui parlait en ne s’interrompant que pour tirer sur l’incessante cigarette qu’il tenait allumée entre le majeur et l’index, moi qui l’écoutais en regardant le paysage, tous les deux sirotant nos verres, les inflexions de sa voix aussitôt revenant se superposer, et vite le supplanter, au tourbillon étouffé de la petite chute d’eau qui jouxte l’écluse à quelques pas de là), au fond je ne sais pas si David Graeber a lu Pierre Klossowski, il ne le cite pas, il semble l’ignorer, c’est une french theory un peu trop french sans doute, qui a moins tourné sur les campus et dans les milieux militants que la kyrielle des grands noms qu’on trouve convoqués comme il se doit aux bibliographies de ses livres, les habituels, mais peut-être l’a-t-il lu aussi bien et s’en sert-il en sous-main, ou bien ne s’en sert-il pas, je ne sais pas : il y a en tout cas une concomitance troublante entre certains termes qu’emploie Graeber quand il montre comment les premiers modèles de transaction engageaient la vie humaine – à rebours de l’omniprésent poncif, sans fondement scientifique certifié, faisant du troc le prototype du marché, celui que l’échange de monnaie serait ensuite venu remplacer par pur souci de commodité –, des termes tels que « monnaie sociale » et « économie humaine », et celui de « monnaie vivante » cher à Pierre Klossowski dont on peut penser qu’il avait l’intuition, à défaut des connaissances anthropologiques, de ce soubassement occulte et peu reluisant de nos civilisations marchandes lorsqu’il écrivait que le corps a un caractère de gage, valant pour ce qui ne peut s’échanger, ce qui NE peut s’échanger, insistons-y, car c’est aussi ce que relève Graeber : dans les économies humaines, la monnaie est avant tout la reconnaissance d’une dette impossible à payer. Rien ne valant une vie, la vie étant censément hors de valeur, la monnaie commence comme substitut de vie, comme reconnaissance d’une dette de vie : la monnaie est un simulacre qui se substitue au vivant.

Klossowski, lui, parle de la civilisation industrielle, et non de ces « économies humaines » par quoi il ne faut pas entendre, bien sûr, dit-il en balayant du revers de la main le plateau de ferraille de la table où s’étaient répandues des cendres tombées de sa cigarette, le projet béat d’un système doucereux qui mettrait le bien-être des femmes et les hommes au sommet de l’ordre des valeurs et leur assurerait une considération inconditionnelle, mais un modèle où il s’agit non d’accumuler des richesses, mais de créer, détruire et redisposer des êtres humains.

L’esclavage et la prostitution sont les fondations du marché, dit-il, et je ne balance pas ça pour disqualifier nécessairement l’idée même de marché, puisque de nombreuses réalités humaines se sont érigées sur des bases violentes et réprouvables, de grandes réalisations sont nées de mobiles ignobles et infâmes : discréditer quoi que ce soit sous prétexte de ses origines viciées équivaut à faire de l’origine le sens réel de toute chose, et je pense fermement, tu le sais, dit-il – et, de fait, pour l’avoir entendu déjà maintes fois tenir ce discours presque obsessionnel chez lui, le moins que l’on puisse admettre est que je le savais, oui –, je pense qu’il faut rompre avec cette logique, proprement identitaire, qui consiste à croire que le sens véritable d’une chose se trouve dans sa source initiale, dans son point zéro, plus que dans ses transformations, ses déplacements et son devenir, à la façon de ces cuistres qui pensent débusquer la signification réelle d’un mot dans son étymon grec ou latin : en latin, bidule signifie truc, plastronnent-ils, comme si cela pliait l’affaire, que le sens soit soudain, et d’autorité, figé et incontestable, et que des millénaires d’usage et de progressives variations ne soient pas un processus autrement déterminant pour le sens d’un mot que son premier radical oublié. Il faut cesser de toujours remonter à l’étymologie des choses, continua-t-il en s’enflammant quelque peu, ainsi qu’il en arrivait presque toujours à le faire dès lors qu’il évoquait ces sujets, car leur vérité ne réside pas plus dans leurs racines que dans leurs ramifications, dans leurs développements, dans la façon dont ces racines ont muté, grandi, et se sont propagées en se métamorphosant, dit-il ; le sens d’un mot doit moins à son étymon qu’à son évolution dans le temps, le langage n’a pas de dette envers Babel, résuma-t-il en levant un doigt en l’air et en souriant avec ironie de la mine docte et magistrale, cuistre lui-même, qu’il était en train d’affecter.

Il tira sur sa cigarette et attendit quelques instants, comme s’il rembobinait la longue tirade qu’il venait de déblatérer pour en sonder tous les aspects, la désosser, la remonter à la manière d’un rubik’s cube, considérer la contradiction béante contenue dans ce qu’il avait avancé, car tout en se défendant de pourfendre l’idée de marché par ses fondements, c’est bien ce qu’il était en train de faire, et tout en arguant qu’il ne fallait pas confondre l’état originel d’une chose avec ce qu’elle devient dans le cours des processus historiques où elle est engagée, c’est pourtant ainsi qu’il conjuguait la monnaie sociale de Graeber, l’économie humaine où elle avait cours, et la monnaie vivante de Klossowski, la civilisation industrielle où elle régnait, le monnayage des corps, l’esclavage et la prostitution de l’une qui se poursuivaient dans l’autre. Il parut hésiter, faillir se reprendre, se contredire, mais haussa les épaules, décida ostensiblement de s’en foutre, puis reprit sur un ton plus flottant, presque songeur : Godard, tu t’en souviens, Godard, avec son goût coutumier pour la baliverne inspirée et le jeu sur les mots, avançait que, puisque les Grecs, entre autres choses de peu telles que la démocratie ou la philosophie, avaient donné au monde la logique, une façon de raisonner, on pourrait résoudre la dette grecque actuelle en faisant payer des royalties chaque fois qu’on emploie le mot « donc » quelque part sur le globe, chaque fois qu’Angela Merkel dit aux Grecs « Nous vous avons prêté plein d’argent, donc vous devez payer », elle devrait donc leur payer des royalties, chaque fois que nous raisonnons selon les formes que les Grecs antiques ont été les premiers à employer, en utilisant la conjonction « donc », Merkel et nous tous devrions payer notre dette envers eux, avant même qu’il soit question que leurs présumés descendants ne payent leurs dettes envers les banques qui leur ont prêté l’argent qui ne leur a permis que d’accroître leur dette.

Mais les Grecs de jadis sont-ils les Grecs d’aujourd’hui ? fit-il semblant de demander par l’une de ces questions rhétoriques auxquelles ses logorrhées ont souvent recours et qui ne sont pas non plus sans devoir aux vieux Grecs, n’est-ce pas là encore renvoyer, si l’on suit la boutade godardienne, aux mérites d’origines mythifiées – aux origines d’un mot, d’une conjonction ! – un peuple qui n’a plus grand chose à voir avec celui qui habitait les mêmes lieux naguère, lieux qui eux-mêmes d’ailleurs ne se ressemblent plus tellement, Athènes n’est plus Athènes, pas plus que nous autres, Suisses, n’avons à voir avec les Helvètes qui peuplaient les pentes que tu vois tout autour de nous, dit-il en faisant tournoyer trois fois à 360 degrés son doigt au-dessus de sa tête, les Suisses d’aujourd’hui ne sont pas les Helvètes d’il y a 2500 ans, Genève n’est plus Genève, remarqua-t-il, avec un à-propos d’autant plus certain, pensai-je, que son nom propre est italien et qu’il n’y a que deux générations qu’un pan de sa famille a décidé de passer vivre de ce côté-ci de la frontière. Au nom des réalisations d’il y a 2500 ans, peut-on dédouaner un peuple du présent ? Et ce peuple, hérite-t-il automatiquement des dettes de ses aînés, jusqu’à ce que gloire ou banqueroute s’ensuive ? Sous quel prétexte ? À cause de quelle appartenance ? feignit-il encore de s’interroger tandis que je guettais des yeux les allées et venues du serveur afin de lui commander un autre verre et que celui-ci ne me voyait pas, ou bien qu’il nous ignorât délibérément en nous laissant à notre conversation, ou bien qu’il fût trop affairé entre les tables pour s’occuper de la nôtre, la plus éloignée du côté de l’écluse où, à travers les épaisses plaques de métal noires qui forment la porte, l’eau se mettait à ruisseler, puis le ruissellement à s’intensifier en cascades, et le bassin d’aval à recueillir les flots qui s’y déversaient maintenant en torrents, mais que demande-t-on aux Grecs ? demanda-t-il, de rembourser une dette contractée avant tout parce que les prêteurs savaient qu’on ne les laisserait jamais en mal de remboursement, que la priorité de tous serait de les renflouer avant de songer aux répercussions sur les populations des nations en faillite, et que l’on peut, par conséquent, prêter n’importe quoi, n’importe comment, autant qu’on veut, à des taux aussi exorbitants qu’on veut, si c’est un prêt à zéro risque, si l’on est sûr d’être de toute façon remboursé, le débiteur dût-il crever la gueule ouverte.

Les Islandais ont décidé de ne pas rembourser, ils ont montré qu’on pouvait ne pas, que la santé des banques ne passait pas avant, mais après celle de la population de leur pays ; on demande donc – servons-nous du donc, puisqu’il a été forgé pour ça – aux Grecs de faire quelque chose qu’ils pourraient ne pas faire, quelles que soient les pressions, les punitions, les leçons de morale qu’ils recevraient en retour : il devrait y avoir une qualification des dettes, une agence de notation des dettes, les dettes dûment contractées, les dettes structurellement justifiées, les dettes suspectes, les dettes indignes et les dettes abjectes. Puisqu’il n’y a aucune nécessité absolue à rembourser, ni impératif économique, ce remboursement qu’un universel consensus s’accorde à trouver normal, et la moindre des choses, qu’est-ce que c’est, en fait ?, dit-il. Une coutume anthropologique bizarre, un rite de passage, un acte gratuit, un don de soi ? Une sorte de potlatch à l’envers, un potlatch dont le don ne serait pas pure dépense mais pur remboursement ? dit-il en tendant le cou pour mieux observer le jeu de l’écluse qui s’était mise en branle, la belle et immémoriale mécanique des vases communicants, l’échange des eaux, la lente ouverture des battants laissant apparaître l’une de ces embarcations de plaisance qui stationnent aux corps-morts du port, sur le lac, à quelques hectomètres de là, laquelle patienta jusqu’à ce que la voie fut praticable, puis s’avança en glissant sur le canal au-dessous de la terrasse où nous nous étions tus le temps de la regarder passer, répondant d’un petit geste de la main aux plaisanciers en famille, debout sur le pont, qui agitaient les bras en l’air en poussant de grands cris incompréhensibles et joyeux pour nous saluer, ou peut-être simplement nous faire part du plaisir qu’ils avaient à distinguer les hôtes de la terre ferme depuis un observatoire aussi incongru.

Lire, en complément, le texte introductif d’Emmanuel Bouju, « À quoi peut-on accorder crédit ? Quelques remarques sur la littérature et l’histoire ».

Publié le 12 avril 2019
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