Façonner

Tu n'habiteras jamais Paris

Dans "Tu n'habiteras jamais Paris" (Paris, Flammarion, 2018), Omar Benlaala écrit les souvenirs de son père, Bouzid, arrivé de Kabylie à Paris en 1963. L'écrivain revient, pour Entre-Temps, sur la genèse et l'écriture d'un récit qui fait parler la mémoire de son père et y entremêle l'histoire de Martin Nadaud, lui aussi exilé, maçon et parisien.

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Gérald Bloncourt, « Algérien à Paris », 1954 – Musée national de l’histoire de l’immigration

Comment aurais-je pu deviner que Bouzid, mon père, que j’avais toujours considéré comme un simple ouvrier, avait rêvé de devenir historien ? Cette confidence, il me l’a faite au bout de longues heures d’entretien, enregistrées sur mon téléphone, puis retranscrites à l’ordinateur. Et comment aurais-je pu m’imaginer un jour prêt à me confronter à l’histoire familiale, s’entremêlant à celle de l’Algérie, d’où mes parents ont migré après l’Indépendance ? Cela n’avait rien d’évident, car une certaine pudeur empêche souvent d’interroger les siens, et parce que longtemps, la seule histoire que j’ai acceptée d’embrasser a été celle des prophètes et des califes de l’islam, qui comblait en quelque sorte les silences dont mon propre passé semblait chargé. À la maison, on ne parlait pas plus de la guerre que de l’exil, et je raconte dans Tu n’habiteras jamais Paris comment, au collège, je n’ai pas réussi à me projeter dans l’histoire qu’on nous enseignait.

J’ai décidé de recueillir les souvenirs de mon père un peu par hasard : en 2015, quand La Barbe, mon propre récit de vie, a paru, plusieurs lecteurs se sont dits touchés par le portrait que j’y brossais (trop rapidement) de mes parents. Je m’étais moi-même rendu compte rétrospectivement que j’avais passé ma jeunesse à chercher des « maîtres » dans le monde entier, alors que le vrai sage, mon père, dormait dans la chambre d’à côté. Tous ces voyages pour revenir au bercail ! Mais pas au point de départ…

Je décide donc d’écrire un livre sur mes parents. D’autres avant moi l’ont fait ; ça plaît. Et puis c’est important : les anciens commencent à partir, je veux garder une trace de leur présence et de leur voix. Pour que leur sacrifice ne soit pas vain et qu’on en tire une leçon. Bref, je pars avec les meilleures intentions. Je compte alterner les points de vue, féminin et masculin. Premier hic : ma mère ne veut pas se livrer. Ou plutôt, elle ne souhaite pas que son foyer soit ouvert au public. Elle en a, pourtant, des choses à dire ! Qu’à cela ne tienne, j’ai déjà bien avancé. Plus question de faire marche arrière. Les premières semaines, je découvre, stupéfait, l’enfance de Bouzid, son adolescence, ce mot lancé par son propre père – point de départ d’un exil sans retour. Tout ne tient parfois qu’à un mot…

Après un an d’entretiens, je cherche le ton à donner au texte, pour qu’il soit fidèle à la parole vive : ni pathétique, ni pittoresque, mais pas sec non plus. Comment reproduire à l’écrit les phrases imparfaites, mais toujours éclairantes, de Bouzid ? Fallait-il les transcrire mot à mot, ou les « sublimer » par l’écriture ? Dans quelle mesure avais-je le droit de les transformer ? Jusqu’au dernier moment, j’ai hésité à effacer, dans les négations, tous les « ne », qui ajoutaient à la parole de mon père une correction qu’elle n’avait pas ; mais je me suis dit qu’il n’y avait pas de raison d’interdire à mon père de parler un français correct. La littérature le permet, après tout.

Il était important que Bouzid puisse se tenir à la hauteur de Martin Nadaud (1815-1898). Il avait fait irruption dans nos vies quand je me suis aperçu que la place où mon père et moi avions l’habitude de nous retrouver pour discuter portait le nom d’un homme qui – comme lui – avait été maçon et avait dû quitter sa terre pour travailler dans la capitale, où il avait également souffert de la xénophobie. Un autodidacte, comme nous deux. D’abord surpris de le voir monter de sa Creuse natale, je l’accueille volontiers à notre table. Un chapitre après l’autre, les ouvriers donnent à l’écrivain une leçon de construction. Moi qui n’ai pas même le brevet des collèges, je suis d’abord intimidé à l’idée de faire de Nadaud un des personnages de mon récit : non seulement parce qu’il prend la place que j’avais réservée à ma mère, mais parce que je pressens que, pour retracer son parcours, je vais devoir me lancer dans de sérieuses recherches. Et ça, je ne sais pas faire. Enfin je ne crois pas savoir.

Je commence par le commencement : Les Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon. C’est en ligne, mais je préfère l’acheter en librairie. Ce livre porte le nom du père de Martin Nadaud, auquel lui aussi a voulu rendre hommage ; je le prends comme un signe. Puis je me procure la biographie de référence – celle de Daniel Dayen, Martin Nadaud, maçon et député, 1815-1898 (Saint-Paul, Lucien Souny, 1998) –, un livre de Pierre Urien, Quand Martin Nadaud maniait la truelle : la vie quotidienne des maçons limousins, 1830-1849 (Felletin, Association les Maçons de la Creuse, 1998) et butine un peu partout : presse d’époque, brochures, cartes postales, chansons en dialecte limousin, articles scientifiques… La lecture de la thèse d’Alain Corbin, Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle (deux forts volumes publiés chez M. Rivière en 1975, puis réédités en 1999 aux PULIM), a été décisive. Elle m’a permis de donner du réalisme à plusieurs descriptions (celle de l’étable-école, par exemple) et surtout de comprendre que le milieu dans lequel avait grandi Martin Nadaud ressemblait beaucoup, malgré la distance temporelle et géographique, à celui dans lequel mon père avait évolué pendant sa jeunesse. Que Martin comme Bouzid s’expriment tous les deux à la première personne souligne ce parallélisme, nourri d’une série de coïncidences qui n’échapperont pas, je l’espère, aux lecteurs attentifs.

Ce n’est que plus tard que j’ai découvert Le voyage de Martin Nadaud (Anatolia, Éditions du Rocher, 2001) par Gillian Tindall ; il amène à nuancer pas mal des déclarations que fait Nadaud dans ses « mémoires » : lorsqu’il les écrit, il a une véritable aura politique, une image à donner, des valeurs à transmettre. Aussi n’y dit-il pas toute la vérité… Devais-je infléchir mon intrigue en conséquence ? C’est la fiction qui l’a emporté : puisque dans mon livre, c’est – je divulgue ici un élément dévoilé seulement à la fin – le Martin Nadaud âgé qui s’exprime, dans un geste de transmission, comme il le fait dans les Mémoires de Léonard (de la même manière mon père, âgé, s’est adressé à moi), il n’y a pas de raison de ne pas suivre cette version.

Retranscrire le parler de Martin Nadaud a été plus compliqué encore que reproduire celui de mon père : car les Mémoires sont un imprimé, je l’ai dit, alors que dans mon récit, je souhaitais que Martin Nadaud parle, en contrepoint au dialogue entre Bouzid et moi. Mais comment faire parler un homme du XIXe siècle, un temps que l’on n’a pas connu ? Les dialogues, parfois recopiés et complétés, parfois inventés, participent d’une construction imaginaire très mesurée. Impossible de faire dire n’importe quoi à Martin Nadaud, par respect pour sa mémoire – et pour les faits. L’introduction de tournures et de mots de l’époque donnait de la couleur, mais avait tendance à « vieillir » et à alourdir le texte ; c’est au contraire son actualité que je voulais mettre en valeur. Je tenais enfin à ce que Tu n’habiteras jamais Paris dise la variété de notre pays, fait de migrations successives ; raison pour laquelle le texte laisse entendre des registres et des états divers de la langue française, des mots de patois, d’arabe et de kabyle. Il retrace une triple conquête de la langue française : celle du limousinant Martin Nadaud qui, pour faire taire les collègues députés moquant son accent, se faisait aider par un étudiant, passait ses nuits à la bibliothèque et apprenait ses discours par cœur ; celle de Bouzid, qui a progressé grâce au syndicalisme, aux réunions de parents d’élèves et à ses enfants ; celle de son fils enfin, à qui les après-midis à la bibliothèque Sorbier n’ont peut-être pas été totalement inutiles…

J’ai pris plaisir, en faisant cheminer le jeune Martin, à découvrir l’Histoire de France, des Trois Glorieuses à la Seconde République, un tournant pour notre pays dont je n’avais jamais entendu parler : mis à part la mort de Louis XVI (un 21 janvier, jour de mon anniversaire), je ne connaissais de notre passé que le 14 juillet 1789 et le 12 juillet 1998, première victoire nationale à la Coupe du monde de football… Il m’a fallu écrire ce livre pour m’apercevoir à quel point l’histoire m’avait manqué, comme je l’exprime moi aussi à la première personne, mais en italiques – une manière de me tenir un peu à distance de mes deux héros. C’était donc elle qu’inconsciemment, j’avais pistée à travers le monde pendant mes années de prédication ? C’est vers elle que m’avait mené ce nouveau pèlerinage.  Sans elle, aurais-je pu « boucher » les trous de l’histoire familiale ? Au fur et à mesure, je me suis cru plus éclairé, me suis pris pour un érudit, comme jadis je m’étais pris pour un croyant exemplaire. Mais, le dernier mot posé, le mirage a laissé place à la réalité… Je connais désormais le fin mot de l’histoire, la raison pour laquelle mon père m’a laissé écrire ce livre – le sien. Pour pouvoir me raconter une de ses fables dont il a le secret. Et en profiter pour m’avoir une dernière fois à ses côtés.

Publié le 8 octobre 2019
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