Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

Créer

Survivance : guerres simultanées

Le samedi 7 septembre 2019 à la Cinémathèque québécoise, les œuvres ayant été distinguées dans le cadre du premier Prix de la jeune création TECHNÈS ont été diffusées en présence d'Eliazer Kramer, le coconcepteur avec Ariel St-Louis et Arnaud Guillard, de l'installation "Survivance". Témoignages de guerre (2019). À la suite de cette soirée, Rémy Besson (coordonateur scientifique de TECHNÈS et membre du jury) s'est entretenu avec l’équipe du film pour Entre-Temps.

 

Rémy Besson : Le partenariat international de recherche TECHNÈS a pour objet l’histoire et l’esthétique de la technique au cinéma. Dans ce cadre, il nous a semblé essentiel de nous pencher sur ce que les jeunes créateurs ont à dire de ce sujet. L’appel à soumission qui s’adressait aux étudiants des universités (Université de Montréal, UNIL, Rennes 2) et écoles de cinéma (Fémis, Inis, Écal) membres du partenariat était donc très large. Il spécifiait simplement que la technique était à comprendre comme pouvant être un thème (Les Zumains – le film primé – réalisé par Lou Rambert Preiss est un hommage délicat à l’univers vidéoludique et à la communauté cosplay) ou relever d’un usage original de la part de l’équipe du film (Espace, espaces! d’Esther Jacopin – qui, comme Survivance a reçu une mention du jury – est un court métrage en stéréoscopie). L’installation que vous avez proposée combine ces deux dimensions. Elle aborde aussi des thèmes tels que le témoignage et l’expérience de guerre, qui ne manqueront pas d’intéresser les lecteurs d’Entre-Temps. Pouvez-vous, pour commencer, nous expliquer dans quel contexte votre projet a débuté? et quelles ont été les principales étapes du processus de réalisation?

Eliazer Kramer : Survivance a commencé comme un projet interdisciplinaire dans le cadre d’un séminaire à l’Université de Montréal. Nous venons de disciplines différentes, soit les jeux vidéo (Arnaud Guillard), le cinéma et la scénographie (Ariel St-Louis Lamoureux), et la composition classique (Eliazer Kramer).

Nous avions initialement prévu de nous entretenir avec des personnes dont la vie avait été directement touchée par la guerre pour explorer l’association entre le son et la mémoire. Nous étions particulièrement intéressés par les sons que ces personnes avaient entendus pendant la guerre, leurs effets sur leur corps / leur esprit et l’association de ces sons dans leur vie quotidienne avec ceux qu’ils avaient entendus pendant la guerre. Par exemple, nous voulions savoir si le son d’un avion rappelait la mémoire des avions à réaction militaires ou si le son d’un feu d’artifice provoquait le souvenir d’une bombe. Ariel St-Louis Lamoureux et moi avons donc mené des entrevues avec cinq personnes (deux vétérans, deux réfugiés et un journaliste) qui ont été touchées ou ont survécu à la Seconde Guerre mondiale, à la guerre de Corée, à la guerre du Liban, à la guerre civile syrienne et au conflit armé du Pakistan. Après avoir récolté environ dix heures d’entrevue on s’est rendu compte de la richesse des témoignages, qui dépassaient nos premiers questionnements. On était touché par les histoires qui nous ont été confiées et on voyait le besoin, pour ces cinq personnes, de les raconter. Ces histoires variaient du déplacement à la torture, de la mort à la camaraderie.

Ensuite, Ariel et moi avons créé un arrangement vocal qui cherche à unir les expériences de ces étrangers. Une fois l’arrangement vocal terminé, Arnaud Guillard a créé des images abstraites pour supporter le rythme et le flot des souvenirs, puis j’ai composé une musique pour les accompagner.

Rémy Besson :  Personnellement, vous avez donc surtout été impliqué dans la conception sonore. Tout en nous présentant la forme prise par l’installation, pouvez-vous revenir sur la manière dont vous avez travaillé la spatialisation du son?

Eliazer Kramer : La conception sonore a été faite en équipe avec Ariel St-Louis Lamoureux. Un haut-parleur est attribué à chaque voix, et est disposé aux quatre coins de la salle (le cinquième est suspendu au plafond), ce qui encourage le public à se déplacer dans l’espace afin de collecter les souvenirs. On a décidé de faire cela pour que l’expérience soit unique pour chaque personne et pour chaque séance d’écoute puisque c’est la position du spectateur dans l’espace, son déplacement, qui lui permet d’isoler une voix plus qu’une autre. En retravaillant le son pour le prix TECHNÉS, j’ai créé une version stéréo qui cherche à recréer cette expérience. C’est donc le « panning » [le déplacement du son d’un point à un autre, ndlr] de chaque voix qui aide à créer l’espace originel de l’installation.

C’est pertinent de dire que l’arrangement vocal des témoignages a été sculpté comme un morceau de musique en termes de développement thématique / émotionnel. Des gestes et concepts musicaux, comme les crescendos et diminuendos, le contrepoint (par exemple, l’entrée successivement des voix au début imite le début d’une fugue), l’imitation, et l’utilisation des duos/trios/solos, sont tous présents dans l’arrangement et aide à donner une forme compréhensible et engageante. Cela aide énormément à donner de « l’espace » à la spatialisation. Finalement, pour unir les récits dans un seul espace sonore, j’ai composé une musique qui sort de chaque haut-parleur : une subtilité qui est surement moins évidente dans la version stéréo.

Rémy Besson : Cet aspect relève clairement de ce que l’on peut nommer un « usage original » de la technique, qui emprunte d’ailleurs autant à l’art contemporain qu’au cinéma. Aviez-vous réfléchi à cette articulation ? Est-ce que vous connaissiez des travaux tel que l’ « installation musicale remarquable [créée en 2001 par l’artiste canadienne Janet Cardiff], The Forty Part Motet, qui diffuse les quarante voix d’un célèbre motet anglais du seizième siècle, Spem in alium, sur autant de haut-parleurs distincts » (voir l’article de Patrick Peccatte) ?

Ariel St-Louis : Nous cherchions à utiliser le son et l’espace comme des paramètres qui permettent de structurer différemment des récits. Des récits qui sont ici des témoignages personnels, sensibles et infiniment importants. La démarche interdisciplinaire nous a alors permis d’approcher de manière spécifique l’installation et le genre documentaire.

Eliazer Kramer : Je ne connais pas cette installation, mais j’ai hâte de la découvrir ! Honnêtement, je n’ai pas pensé à un « usage orignal » de la technique. J’étais inspiré par l’audio documentaire The Idea of North de Glenn Gould dans laquelle on peut entendre des voix parlées en simultané, ainsi par la pièce Different Trains de Steve Reich dans laquelle des mélodies sont dérivées des phrases parlées (enregistrées).

Rémy Besson : La présence des voix des cinq protagonistes, des sons de la guerre et des images retravaillées par Arnaud Guillard aboutit à une forme de polyphonie qui entre en écho avec le sujet abordé. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur l’effet que vous souhaitiez produire sur le visiteur de l’installation?

 

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Schéma de l’installation « Survivance »

 

Ariel St-Louis : Nous nous sommes longtemps demandé où nous voulions amener le spectateur en abordant un thème si sensible et immense que la guerre. Nous nous sentions vraiment choyés d’écouter les témoignages des personnes que nous avions rencontrées. Celles-ci se sont livrées à un exercice de mémoire afin de nous partager des expériences uniques. Nous voulions alors leur rendre hommage en introduisant une réflexion humaine sur l’impact de la guerre et en invitant le spectateur à traverser et récolter ces mémoires. Nous voulions offrir plusieurs points de vue de la guerre et conserver leurs perspectives uniques tout en les faisant dialoguer afin de provoquer des jonctions et des superpositions narratives qui permettent de repenser les façons dont nous avons l’habitude de voir la guerre. Nous voulions nous détacher des histoires de guerres héroïques, qui prennent souvent le point de vue du conquérant, ou d’un discours sensationnaliste. La polyphonie permet alors que les récits se rassemblent et se racontent en groupe, sans figer les différentes expériences de la guerre dans une dichotomie.

Eliazer Kramer : D’autre part, il y a un moment dans l’œuvre où l’intensité de l’image, la présence des voix et la musique s’unissent dans une espèce de chaos afin de souligner l’expérience des sons de la guerre et la rendre physique pour le spectateur. Ce moment illustre notre recherche d’interactions entre les voix, la musique et les images.

Rémy Besson : C’est une manière originale de mettre en jeu le corps du visiteur qui se trouve à la fois immergé dans un flux de sons hétérogènes et en mesure de choisir ce qu’il veut aller écouter de la parole des protagonistes en se déplaçant et en passant d’un haut-parleur à l’autre.

Eliazer Kramer : C’est un aspect de l’installation qui est très important pour nous. Cela donne de la rejouabilité à l’œuvre, ce qui est indispensable quand celle-ci est jouée en boucle. Nous voulions que le public puisse suivre différents récits à chaque écoute et qu’il puisse avoir une compréhension et une appréciation du dialogue en tant qu’une seule entité. Mettre le corps du spectateur «en jeu» dans la salle permet d’utiliser l’espace d’une installation à son plein potentiel. Le déplacement du spectateur est une façon de l’engager avec les témoignages qu’ils rencontrent.

Rémy Besson : La présentation de cette œuvre dans une salle de cinéma telle que celle de la Cinémathèque québécoise conduit à une autre expérience où le spectateur est assis dans son siège face à l’écran de projection. Est-ce que cela vous a conduit à réinterpréter votre œuvre ? Ou à penser une autre manière de l’actualiser ?

Eliazer Kramer : En regardant l’œuvre dans une salle de cinéma, c’était clair qu’une version 5.1 [version stéréo, ndlr] marcherait davantage (malheureusement, ce n’était pas possible d’en fournir une). Après avoir regardé l’œuvre sur l’ordinateur, je doutais de sa valeur dans un milieu autre qu’une salle d’exposition. Finalement, la version cinéma donne une expérience différente, mais une expérience qui est tout à fait valable. Même si on perd la possibilité de se déplacer, on retient les récits des cinq témoins : les partager et les faire vivre et l’aspect du projet le plus important pour nous.

En réalisant le projet pour notre séminaire d’université, on ne devait pas dépasser une durée de huit minutes. À chaque écoute, il devient de plus en plus évident qu’on devrait élargir le projet en ajoutant d’autres segments des entretiens ainsi que de donner plus d’espace aux voix. En faisant cela, il va falloir ajouter des images, de la musique, et restructurer des choses. Cela va se faire. En effet, on est très heureux de pouvoir retravailler le projet au studio de OBORO à Montréal dès le mois d’octobre 2019.

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Publié le 18 septembre 2019
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