Façonner

"Shoah", après Lanzmann

Depuis sa sortie en 1985 jusqu’à la mort de Claude Lanzmann, la réception de "Shoah" est restée inséparable de la figure et de l’autorité du réalisateur. Plus d'un an après sa disparition, une journée d'études est consacrée, ce jeudi 23 janvier à l'École normale supérieure, à la réception et au devenir de cette œuvre majeure du XXe siècle, avec la participation de Rémy Besson, auteur d'une thèse sur la mise en récit du film. Entre-Temps publie à cette occasion un extrait de son ouvrage paru en 2017.

 

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Rémy Besson, Shoah, une double référence ? Des faits au film, du film aux faits, Paris, MkF Éditions, 2017.

De la fabrication à la réception du film : la construction d’une référence

Les documentaires [portant sur le génocide des Juifs, dont Shoah] perpétuent l’assomption problématique selon laquelle ils proposent d’une certaine manière une fenêtre transparente sur le passé en adoptant des modes narratifs qui dissimulent leur construction, favorisant l’illusion que l’histoire « se dit d’elle-même », comme si elle émergeait naturellement à l’écran. Et quand les documentaires intègrent des témoins à leur forme narrative – sous la forme de témoignages – le présupposé est que le documentaire fournit au spectateur, avec une inattaquable évidence, ce qui s’est « vraiment passé »[1].

Cette idée selon laquelle un film correspond à une fenêtre ouverte sur le monde et sur le passé, qu’il s’agit d’une représentation transparente du réel[2], constitue à la fois l’illusion la plus simple à identifier, mais peut-être aussi celle dont il est le plus difficile de se défaire. Il est évident que le tournage et le montage constituent deux étapes d’un processus qui ne vise pas à la mise en contact direct du spectateur avec un réel tel qu’il se trouve devant la caméra. Malgré cela, l’adhésion à une certaine forme d’illusion référentielle, entendue comme « la croyance naïve en un contact ou une relation directe entre mots [ici film] et référents » s’est développée dans l’espace public au sujet du film[3]. Cela s’est traduit par l’identification de Shoah à une narration de témoignage, pour reprendre l’expression clé de Shoshana Felman qui explique :

Le narrateur laisse d’autres prendre en charge la narration – les voix vivantes des différents témoins qu’il interviewe, dont les récits doivent être capables de parler d’eux-mêmes, s’ils sont bien là pour témoigner, c’est-à-dire pour attester la validité unique et irremplaçable du témoignage direct. C’est de cette manière seulement, par l’abstention du narrateur, que le film peut en fait être une narration de témoignage : une narration de ce qui précisément, ne peut n’être ni rapporté ni raconté par un autre. La narration est alors essentiellement une narration du silence, l’histoire de l’écoute du réalisateur : le narrateur est celui qui raconte le film dans la seule mesure où il prend en charge le silence du film[4].

Au contraire, le caractère construit du film et le fait qu’il soit l’expression d’un point de vue ancré dans le temps de sa réalisation ont été soulignés dans la première partie de cet ouvrage. Tout d’abord, l’articulation entre les premiers témoignages des protagonistes (1942-1979) et les dispositifs filmiques mis en place pour Shoah (1978-1979) a été analysée. Le constat que l’équipe du film visait moins à ce qu’ils formulent de nouvelles informations portant sur les faits passés, qu’à une nouvelle manière de les transmettre a été formulé. L’analyse des tournages a aussi conduit à insister sur l’importance de la mise en scène et sur la manière dont les questions étaient posées. Le choix de thématiques précises, les ghettos, les camps d’extermination et l’information des Alliés, a été identifié. Enfin, l’étude du long processus de montage (1979-1985) a mené à présenter une architecture conçue autour de onze parties complémentaires. Cela a rendu possible de préciser que c’est seulement en 1983 que le sujet définitif du film – la mise à mort des Juifs – a été arrêté, menant ainsi à comprendre pourquoi des thèmes ­­– la circulation de l’information entre 1942 et 1945 – et des espaces géographiques – Israël notamment – jusque-là centraux ont par la suite été exclus du film. Enfin, l’étude du montage du son a permis d’établir que chacun des plans et chacun des mots prononcés dans le film résulte de choix opérés par l’équipe.

Ainsi, l’analyse a rendu compte du fait que, dans l’opposition aristotélicienne entre vérité historique et vraisemblance poétique, la manière dont Shoah a été conçu s’apparente plus au second pôle. L’articulation entre paroles et images portant sur des lieux repose moins sur le strict respect d’une concordance entre ces deux éléments et le passé que sur la recherche d’une forme adaptée à l’intrigue construite par l’équipe du film. La diégèse, c’est-à-dire ce qui est du domaine de l’histoire racontée, prend le pas sur le fait de rendre compte de ce « qui existe dans le monde usuel, indépendamment de tout rapport avec l’art filmique »[5].

Les plans visuels montés en parallèle des propos des acteurs de l’histoire semblent ainsi correspondre à autant d’effets de réel. Pour Roland Barthes, cette expression correspond précisément à une notation dont le seul sens est de faire vrai, sans avoir nécessairement de fonction narrative[6]. À ce titre, l’usage des vues dans Shoah se différencie nettement de la notion de preuve visuelle. Elles ne visent aucunement une exactitude au niveau factuel[7]. La conformité du lieu filmé à celui dont parlent les protagonistes et celle des textes lus aux documents utilisés n’est pas un principe à la base de la réalisation.

Pour autant, une forme d’adéquation est recherchée par l’équipe du film. En ce sens, la fonction des vues est, en fait, à distinguer de la notion d’effet de réel. Les champs, les forêts, les clochers, les volutes de fumée dans Shoah, ne correspondent pas à des notations contingentes telles que Barthes les définit. Ces plans constituent des éléments placés au centre de l’intrigue proposée. Ces images visent le plus souvent à produire une résurgence du temps passé du génocide des Juifs dans le temps présent. En conséquence, le modèle qui permet d’appréhender le film est moins celui du recueil de témoignages que celui de la création d’une forme filmique construite à chaque étape de sa réalisation. Il s’agit en cela d’un récit réaliste[8].

Les rapports construits par le montage entre paroles et images ne sont pas les mêmes que ceux auxquels les historiens travaillant à partir de sources orales s’astreignent. Cette idée a été notamment formulée par Garry Weissman :

Le mode de représentation choisi [pour le génocide des Juifs dans Shoah] correspond à la monstration visuelle de ce qui serait autrement absent en fournissant des images à la place de ce qui s’est passé, d’autres images que celles des têtes parlantes des survivants en train de témoigner dans des endroits très éloignés de l’endroit où s’est produit l’événement. (…) Le film est bien évidemment un support visuel, et Lanzmann propose forcément des images à chaque instant dans son film. (…) Lanzmann utilise clairement les vues qu’il a tournées en Pologne afin de compléter ou d’ »illustrer » les témoignages[9].

Ce chercheur exprime ainsi l’idée que les plans visuels correspondent au choix d’un mode de représentation. Là où d’autres réalisateurs ont décidé d’effectuer des reconstitutions ou de monter des images d’archives, les vues ont pour fonction dans Shoah de participer à représenter le génocide des Juifs. Cet argument conduit à interpréter celles-ci comme relevant du domaine de l’illustration[10].

À l’heure actuelle, il s’agit d’un aspect quasiment absent des discours portant sur le film. Au contraire, l’idée que Shoah ne propose rien d’autre que la parole brute des acteurs de l’histoire semble s’être imposée. Et si la plupart du temps le rôle de Claude Lanzmann comme créateur de dispositifs filmiques est mis de l’avant, le rôle du réalisateur comme créateur d’une forme audiovisuelle constitué d’éléments hétérogènes n’est pas pris en compte. L’idée qui apparaît comme étant une évidence est que dans Shoah, la temporalité de chacune des prises de paroles correspond strictement à celle des entretiens. Bien que Shoah soit souvent désigné comme étant une œuvre d’art, le modèle interprétatif auquel la plupart des critiques se réfèrent est celui du témoignage et de l’histoire orale. On retrouve ici l’idée de la narration de témoignages.

Ce constat conduit à formuler l’hypothèse selon laquelle l’importance du montage a été minorée après 1985. Cela mène à se demander comment les choix opérés par l’équipe du film entre 1973 et 1985 ont été perçus après sa sortie en salle. En somme, comment relier une étude du processus de création et une analyse de la diffusion de la forme dans l’espace public ?

[1] Kerner, Aaron. Film and the Holocaust. NY: Continuum, 2011 : 11.

[2] Berthou Crestey, Muriel. De la transparence à la « disparence ». Revue Appareil, 7, 2011.

[3] Riffaterre, Michael. L’illusion référentielle. Dans Barthes, Roland et al. Littérature et réalité. Paris : Seuil, 1982 : 92.

[4] Shoshana Felman. À l’âge du témoignage. Michel Deguy (dir.), 1990 : 71.

[5] Souriau, Étienne (dir.). L’Univers filmique. Paris : Flammarion, 1953 : 7.

[6] Barthes, Roland. L’effet de réel. Communications, n° 11, 1968 : 84-89.

[7] Delage, Christian. La Vérité par l’image. Paris : Denoël, 2006.

[8] On rejoint ici Laplantine, François. L’Expérimentation anthropologique : mettre à l’épreuve la simplification du réel. Dans Saillant, Francine (dir.). Réinventer l’anthropologie ? Montréal : Liber, 2009 : 221-236.

[9] Weissman, Gary : 192-193.

[10] Sur l’opposition entre valeur indicielle et illustration, on renvoie aux travaux menés au sein de la revue Études Photographiques depuis plus d’une quinzaine d’années.

Plus d’informations sur le site de l’éditeur.

Le programme complet de la journée d’études est à consulter ici.

Publié le 21 janvier 2020
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