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Représenter l'esclavage dans les musées : un commentaire sur le statu quo dans les contextes allemands et néerlandais

Il y a quelques semaines, l’historienne de l’art Meredith Martin ouvrait sur Entre-Temps une réflexion autour de la place accordée à l’histoire de l’esclavage dans les musées des villes de Nantes, de New York et d'Amsterdam. La lecture de cet article a donné envie à deux jeunes chercheuses, Constance Jame et Radha Malkar, de prolonger ce questionnement en prenant comme objet le contexte germanique et en étudiant des exemples muséaux allemands et néerlandais qui témoignent des reconfigurations à l’œuvre, actuellement, dans les formes de narration critique de cette histoire.

Dans son article intitulé « De New York à Nantes : le musée face à l’esclavage », Meredith Martin décrit la présence et/ou l’absence de l’esclavage dans les musées, en particulier dans le contexte français[1]. Les cas des musées de New York et d’Amsterdam y sont également utilisés à titre de comparaison. La lecture de son texte et notre visite au Tropenmuseum d’Amsterdam nous ont amenés à nous pencher sur le statu quo de la représentation de l’esclavage et de la traite négrière en contexte muséal allemand. Le Tropenmuseum constitue une mise en parallèle intéressante vis-à-vis du Rijksmuseum et permet d’envisager, plus largement, la représentation de l’esclavage dans les musées de la ville d’Amsterdam. Il fournit également une base de comparaison pour les exemples allemands.

Le Tropenmuseum d’Amsterdam a rouvert ses portes avec une nouvelle exposition permanente intitulée « Our colonial heritage » en août 2022. Inauguré en 1926 sous le nom de Koloniaal Museum, il fait partie de l’Institut colonial, plus vaste, qui avait pour mission d’accueillir, d’étudier et d’exposer des objets provenant des colonies néerlandaises. Cette partie de l’histoire du musée est présentée dans la nouvelle exposition dans une section intitulée « The Colonial Institute and the Ethnological Museum ». Dans l’héritage de cette ambition historique, qui a conduit à la formation de la collection, le musée, dans sa nouvelle mission, vise à « illustrer comment le colonialisme a contribué à façonner le monde dans lequel nous (les Néerlandais) vivons et comment les Hommes ont fait face au colonialisme […]. En montrant que l’histoire coloniale néerlandaise est encore « inachevée », le Tropenmuseum entend contribuer au débat public et promouvoir une société plus juste »[2]. Le communiqué de presse fait écho aux propos de la maire d’Amsterdam, Femke Halsema : « Il est temps de graver la grande injustice de l’esclavage colonial dans l’identité de notre ville […]. Parce que nous voulons être un gouvernement pour ceux pour qui le passé est douloureux et son héritage un fardeau »[3]. Commencer l’exposition par les excuses d’une représentante de l’État concernant l’esclavage est puissant. Cela témoigne de l’engagement politique et social du musée à travers cette exposition. Installée au premier étage, l’exposition est divisée en différents thèmes illustrant les mécanismes coloniaux. Elle devrait rester en place pendant les sept prochaines années.

La première salle intitulée « A profitable business. But for whom? » indique clairement qu’une approche critique est adoptée. Cela se reflète également dans le texte d’introduction. Il décrit l’enrichissement de l’empire néerlandais grâce au commerce des épices, mais aussi des personnes réduites en esclavage[4]. À travers des objets issus des collections du musée, mais aussi d’autres collections ethnographiques, et des œuvres d’art d’artistes contemporains, cette section détaille la mise en place de ces trafics et leur fonctionnement dans les différentes régions contrôlées par les Néerlandais (Afrique, Caraïbes, Amérique du Sud, Asie du Sud-Est). L’exposition met en lumière un pan de l’histoire néerlandaise méconnu du grand public, comme l’implication des Hollandais dans la traite des esclaves ou le génocide commis sur l’île de Banda en 1621. Elle fait écho à l’observation de Meredith Martin selon laquelle « les institutions sont aux prises avec leurs propres histoires difficiles ».

À l’instar de l’exposition « Slavernij » (Rijksmuseum, 2021) dont parle Meredith Martin[5], le Tropenmuseum a organisé en 2017 une exposition temporaire intitulée « Afterlives of Slavery » (Les séquelles de l’esclavage), montrant les héritages de l’esclavage et du colonialisme dans les Pays-Bas d’aujourd’hui. Bien que ces institutions aient analysé ce sujet de deux points de vue différents, et avec des types de collections différents, cela témoigne un intérêt pour de nouveaux récits, qui ont eu un impact sur les expositions permanentes. Au Tropenmuseum, l’équipe curatoriale ne s’est pas contenté d’une simple intervention sur les écriteaux et l’une des sections de l’exposition est entièrement consacrée à l’esclavage. Différents thèmes sont abordés dans cette salle : la résistance et la résilience, l’esclavage dans la ville, l’esclavage dans les plantations et la liberté. Outre des objets, tels que des banditi ou des entraves, un fouet, un fer à marquer, des photographies, des lithographies et des peintures sont utilisées pour illustrer et contextualiser le mode de vie des personnes réduites en esclavage. Parmi elles, les lithographies de Théodore Bray, propriétaire d’une plantation en Guyane hollandaise, constituent des sources importantes. L’une d’entre elles illustre les cabanons de la plantation, tandis qu’une autre mentionne que les personnes asservies dansaient et faisaient de la musique « pour survivre aux conditions ardues de l’esclavage ». Au centre de la salle, une installation composée d’instruments de musique permet aux visiteurs d’entendre la musique qui aurait pu être jouée par les personnes réduites en esclavage. À travers des textes et des objets détaillés, le musée montre non seulement le système d’esclavage et la vie des personnes réduites en esclavage, mais aussi l’importance de l’esclavage au sein des colonies néerlandaises.

« […] Les Pays-Bas figuraient parmi les cinq plus grandes nations propriétaires d’esclaves en Europe. L’esclavage était plus répandu dans les territoires coloniaux néerlandais que la plupart des gens ne le pensent et ne se limitait pas au Suriname et aux Antilles néerlandaises. Des personnes ont également été réduites en esclavage dans les colonies néerlandaises d’Indonésie, d’Inde, du Sri Lanka et d’Afrique du Sud »[6].

Pour rendre hommage à ces personnes qui ont été réduites en esclavage, au centre de l’exposition, un monument numérique énumère leurs noms et permet aux visiteurs de faire des recherches en fonction de différentes catégories (Fig. 1). Il s’agit d’un monument immatériel, à l’instar d’un mémorial érigé à la mémoire des soldats morts à la guerre pour défendre leur patrie. L’historien Simon Perego montre que ce processus colossal de dénomination a été développé aux XIXe et XXe siècles en Europe dans le contexte de la commémoration des soldats tombés pendant les guerres. Ces entreprises ont été menées par différents protagonistes (privés et publics). « La conservation des noms lutte contre l’anonymisation de la mort de masse et donne aux disparus une place dans le monde des vivants »[7]. Cette installation s’inscrit dans la même veine.

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Figure 1 : Vue de l’installation, « The monument of names » au Tropenmuseum, Amsterdam. Photo : Constance Jame

Depuis quelques années, les Pays-Bas prennent de plus en plus d’initiatives pour travailler sur cette part sombre de leur histoire, tant dans la recherche que dans les expositions muséales. Par exemple, en 2019, la municipalité d’Amsterdam a commandé des projets de recherche sur l’implication des pères fondateurs de la ville dans la traite négrière et l’esclavage. Ce passé historique est également visible sur les murs de la ville, comme en témoigne la plaque apposée sur la résidence officielle du maire, qui mentionne l’implication de son ancien propriétaire, Paulus Godin, membre du conseil d’administration de la West-India Company, dans la traite des esclaves.

Par ailleurs, comme le mentionne Meredith Martin dans son article, le sujet ne se limite pas aux seules collections ethnographiques. Le Stedelijk Museum d’Amsterdam, consacré à l’art moderne et contemporain et au design, expose des œuvres d’art illustrant la résistance anticoloniale dans les anciennes colonies néerlandaises. Le panneau « Anti-colonial Resistance » indique que « les récits les plus longs de la résistance sont racontés à travers des personnes et des événements historiques, principalement du point de vue indonésien et surinamais ». En faisant entendre les voix des anciennes colonies néerlandaises qui mettent en lumière le passé colonial, le musée décentralise et désoccidentalise l’histoire du pays. Les voix du Suriname et de l’Indonésie parlent d’elles-mêmes et sont au cœur du récit, au lieu de rester en marge de l’histoire.

Contrairement au cas néerlandais, l’implication de l’Allemagne dans le commerce transatlantique est moins connue, parfois presque oubliée. Cependant, plusieurs publications parues au cours de la dernière décennie mettent en évidence ces liens[8]. Bien que l’Allemagne ait très tôt développé son historiographie nationale, son histoire coloniale a été sous-représentée dans les musées. Le journaliste et historien Götz Aly le souligne dans son best-seller, Wie Deutsche die Kunstschätze der Südsee raubten[9].

Pour l’historien Jürgen Zimmerer, cette partie de l’histoire allemande n’est pas inconnue. Il s’agit plutôt de ce qu’il nomme « l’amnésie coloniale ». Cependant, il existe également des contre-exemples. La récente publication Das Museum dekolonisieren ? Kolonialität und museale Praxis in Berlin témoigne du développement de projets dans les musées visant à réinvestir les collections et leurs récits[10]. En outre, à la suite des débats concernant la construction et l’ouverture du Humboldt Forum à Berlin[11], les galeries permanentes mettent maintenant en lumière les histoires coloniales de l’acquisition d’une partie de sa collection. Dans la section africaine, un nombre important de textes sont consacrés à ce sujet, comme « Conquest and agency  » ou « German colonialism ». Cependant, en comparaison avec le Tropenmuseum d’Amsterdam, le Humboldt Forum reste discret sur l’implication des Allemands dans la traite des esclaves[12]. Un seul panneau mentionne l’asservissement de personnes dans l’ancienne colonie néerlandaise du Suriname et la vie de ces personnes réduites en esclavage. Cette absence est d’autant plus flagrante que le grand électeur de Brandebourg-Prusse, Frédéric-Guillaume, a fondé l’African Company en 1682. Sarah Lentz souligne cette idée généralement admise selon laquelle aucun navire négrier allemand n’a participé à la traite transatlantique[13]. Cependant, les travaux d’Anne Fäser et d’Anne Stabler révèlent des l’existence de maquettes de navires de la flotte de Frédéric-Guillaume au Technisches Museum de Berlin[14]. Il apparaît également qu’un fort a été construit sur la côte de l’actuel Ghana, à Gross Friedrichsburg, pour servir de point de départ à la traite allemande. Avant que Fäser et Stabler ne renouvellent cette exposition au Technisches Museum, celle-ci avait été fortement critiquée par des activistes et des chercheurs pour le manque de perspectives qu’elle offrait aux peuples anciennement colonisés. Le musée a invité Monilola Olayemi Ilupeju et Philip Kojo Metz à réaliser une performance artistique ouverte au public pour démanteler l’exposition précédente et laisser un espace vide. Les commissaires ont expliqué qu’au lieu de remplacer l’installation, garder cet espace vide permettait d’inviter à la discussion, ainsi que de mettre en lumière la difficulté de parler de cette histoire et de la (re)présenter.

La ville de Francfort-sur-le-Main a également joué un rôle actif dans le fait de poser la question du rôle de la ville dans l’histoire coloniale de l’Allemagne et dans la traite des esclaves. Le Museum für Moderne Kunst (MMK) présente actuellement une exposition intitulée « Amt 45i », créée par l’artiste Cameroon Rowland. L’exposition plonge dans les complexités des réseaux d’esclaves et du système atlantique. L’Allemagne, et plus particulièrement la ville de Francfort illustrent le fait que la traite des esclaves et son attirail ont pénétré tous les aspects de la vie des Européens à partir du XVIIe siècle et continuent de jouer un rôle aujourd’hui. Lorsque l’on pense à la traite des esclaves, l’Allemagne n’est pas un pays qui vient à l’esprit, mais en grattant la surface, il devient plus clair que les institutions financières et les centres bancaires d’aujourd’hui ont profité de l’esclavage racial et que celui-ci a été un élément important dans le développement de l’Europe et de son économie.

Comme l’a démontré Rowland, les marchands allemands, les familles patriciennes, les corporations et même les princes-électeurs ont exploité le système de la traite des esclaves et de la domination coloniale pour leur propre profit. Ceci est relativement passé sous silence en raison du fait qu’ils ont travaillé comme entrepreneurs, propriétaires de plantations et commerçants privés « sous d’autres drapeaux », comme le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, l’Angleterre et la France[15].

Les familles bien connues comme les Welser ou les Fugger d’Augsbourg, par exemple, ont fait partie intégrante du commerce d’esclaves qui est historiquement imputé à l’Espagne et au Portugal. Les Fugger produisaient des manillas qui servaient de monnaie d’échange pour acheter des esclaves en Afrique de l’Ouest. Pour avoir une idée de l’ampleur des opérations, en 1548, les Fugger ont vendu aux Portugais 1 400 000 manillas, alors qu’un esclave coûtait 50 manillas. Ces deux familles ont également financé la campagne du roi Charles Ier d’Espagne pour devenir l’empereur Charles Quint du Saint-Empire romain germanique en 1519, en échange de quoi elles ont reçu l’autorisation de coloniser et d’exploiter ce qui est aujourd’hui le Venezuela et certaines parties de la Colombie. La présence d’Allemands dans plusieurs colonies néerlandaises et espagnoles n’était pas rare, à tel point que près de la moitié des employés de la VOC était allemande[16].

Le lin rêche et bon marché porté par les esclaves, appelé « Osnaburgs », était produit en Allemagne, explicitement à cette fin. Il a constitué la principale exportation allemande en terme de valeur tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Ces bénéfices ont stimulé la croissance de la population. Les banquiers, les marchands et la noblesse allemandes ont également investi des sommes importantes dans les sociétés commerciales néerlandaises. Johann von Bodeck, la personne la plus riche de Francfort à l’époque, a investi plusieurs tonnes d’or dans les compagnies néerlandaises des Indes orientales et occidentales. On dit qu’il fait partie de ceux qui ont fait de Francfort la successeure de Nuremberg et d’Augsbourg, qui étaient auparavant les principales villes financières de l’Empire. La position qu’occupe aujourd’hui Francfort est à bien des égards due aux investissements dans ces sociétés anonymes de traite des esclaves. Grâce à son succès, Francfort jouit depuis plus de 400 ans du statut de centre financier de l’Allemagne[17].

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Figure 2: L’installation ’18th-century loom from Osnabrück’ dans l’exposition Amt 45i par Cameron Rowland, en ce moment au Museum für Moderne Kunst, Francfort. Photo : Radha Malkar, Avril 2023

Les vitrines de l’exposition de Rowland sont très minimalistes et contiennent peu d’objets, comme le métier à tisser utilisé pour tisser les Osnaburgs susmentionnés ou une bouilloire à sucre du XIXe siècle provenant d’un « ingenio » ou d’une sucrerie espagnole (Fig. 2). Ces objets constituent des points d’accroche pour engager une réflexion sur l’esclavage. Rowland a également fourni au public un livret qui donne des informations sur les œuvres d’art et présente le contexte historique de l’exposition. L’œuvre principale de l’artiste s’intitule « Bankrott » ou « dette indéfinie » et attire l’attention sur le fait que dans de nombreuses colonies, les propriétaires d’esclaves ont reçu des réparations monétaires. Rowland affirme que ces paiements continuent de croître dans les banques européennes, en plus des profits de l’économie esclavagiste. À plus d’un titre, la valeur de l’esclave, de la vie, du travail et de la capacité de reproduction continue de faire partie intégrante des institutions financières européennes, corroborant ainsi la valeur de l’esclavage et de l’économie de marché[18].

Son travail implique un prêt au MMK : « Un prêt de 20 000 euros a été accordé au Museum für Moderne Kunst par Bankrott Inc, une société créée dans le but de détenir une dette indéfinie. Comme il s’agit d’un prêt à la demande, aucun paiement ne peut être effectué tant que le prêteur n’a pas exigé le remboursement. Bankrott Inc. ne demandera jamais le remboursement. La dette produira des intérêts indéfiniment. Ils augmenteront de 18 % par an, le taux le plus élevé autorisé par la loi. Le musée MMK für Moderne Kunst est une administration municipale, Amt 45i. C’est pourquoi cette dette est due par la ville de Francfort-sur-le-Main. En tant que réparation, cette dette est une restriction à l’accumulation continue dérivée de l’esclavage. En tant que négation de la valeur, elle ne cherche pas à redistribuer la richesse dérivée de la vie d’esclave, mais cherche à accabler ses héritiers »[19].

Avec cette exposition, il devient clair que l’institution de l’esclavage dans son ensemble est une partie intrinsèque de l’Europe et de sa fondation. La valeur extraite des personnes réduites en esclavage a été conservée, remise en circulation et augmentée au fil des siècles. Elle a aidé les États, les institutions, les entreprises et les familles d’Europe à se développer financièrement. La richesse qui est arrivée à Francfort a favorisé le développement culturel. Le MMK est l’une de ces institutions culturelles créées dans une ville qui a bénéficié de cette croissance financière. La Tower MMK, l’espace d’exposition en question, est subventionnée par le loyer payé par de nombreuses entreprises du bâtiment qui ont profité de l’esclavage, et donc par une institution qui continue d’en profiter. Selon la MMK, il pourrait s’agir d’un effort pour mettre ce sujet au premier plan et, comme le dit Martin, « s’attaquer à leur propre histoire difficile et essayer de créer des pratiques plus équitables et inclusives pour l’avenir »[20]. L’exposition est présentée à la Tower MMK jusqu’en octobre 2023.

En 2021, le  Historisches Museum de Francfort a organisé une exposition sur le thème « Stadtlabor ». Nombre de ses éléments ont été intégrés à l’exposition permanente du musée. Le musée abrite maintenant une vaste collection d’objets datant du XVIe au XXe siècle et provenant de riches collectionneurs de Francfort. Le projet et l’intervention artistique « Change of View – Tracing Racism » (Changement de point de vue – Tracer le racisme) présentent des objets qui mettent en lumière des traces du racisme et/ou des perspectives coloniales. En tant que co-commissaires de ce projet, des activistes et des artistes non blancs commentent et travaillent sur les objets et leurs textes afin de les considérer de manière critique dans leurs contextes historiques. Ces interventions prennent différentes formes : récits fictifs, ajouts ironiques, comparaisons et campagnes de protestation ou surimpression d’objets de musée individuels[21].

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Figure 3: Copie de Morgenstern « Eine reichgekleidete Dame am Fenster mit schwarzen Pagen: Johann Friedrich Morgenstern nach Caspar Netscher, 1822 », à l’Historisches Museum de Francfort. Photo: Radha Malkar, Avril 2023.
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Figure 4 : Intervention sur la peinture de Morgenstern intitulée “Dekolonial Fenster”, à l’Historisches Museum de Francfort. Photo: Radha Malkar, Avril 2023.

Par exemple, une intervention commente ce tableau intitulé « Une dame richement vêtue à la fenêtre avec un serviteur noir », qui fait partie des copies de tableaux de Morgenstern (Fig. 3 et 4). Elle cherche à décentrer la riche dame blanche et à mettre la personne noire au premier plan, en tant que sujet assuré et indépendant, et non comme un accessoire ou un serviteur (voire un esclave) dans l’ombre. Il s’agit de donner aux Noirs plus d’autonomie dans leur représentation. Cela crée une « fenêtre » critique pour regarder des peintures comme celles-ci, que l’on trouve couramment dans les musées du monde entier. Dans une autre intervention, Anna Paula dos Santos déconstruit le tableau intitulé « Monastère franciscain à Igaracu » du peintre néerlandais Franks Post. Post était connu pour ses représentations idéalisées de la vie quotidienne et ses paysages brésiliens. Le tableau en question ne montre que le paysage tropical, mais aussi des gens qui vaquent à leurs « occupations quotidiennes » (Fig. 5). Il représente des Noirs et des indigènes tirant et transportant des marchandises vers le monastère. Bien qu’on puisse trouver remarquable le détail avec lequel sont traitées la flore et la faune, le tableau nous amène à nous interroger sur les structures coloniales et le système d’esclavage qui sont en jeu ici. Alors que la peinture idéalise le paysage, l’intervention (Fig. 6 et 7) cherche à perturber ce motif de carte postale en parlant également des personnes qui s’y trouvent.

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Figure 5 : « Das Franziskanerkloster in Igaracu » by Frans Jansz Post, 1660s, à l’Historisches Museum de Francfort. Photo: Radha Malkar, Avril 2023.
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Figure 7 : Intervention sur le tableau de Post à l’Historisches Museum de Francfort. Photo: Radha Malkar, Avril 2023.
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Figure 7 : Intervention sur le tableau de Post à l’Historisches Museum de Francfort. Photo: Radha Malkar, Avril 2023.

Ces deux exemples correspondent bien à ce que Meredith Martin mentionne dans le contexte de l’exposition « Slavernij », « […] ils montrent également comment l’art a été complice de la traite des esclaves, soit en cachant et en esthétisant les horreurs de l’esclavage, soit en promouvant et en incarnant un mode de vie élitiste de consommation de luxe rendu possible par la main-d’œuvre asservie, les profits générés et les marchandises (telles que le sel, le sucre et l’argent) qu’elle a produites »[22]. L’exemple des expositions organisées à Francfort-sur-le-Main montre que malgré l’idée communément admise, jusqu’à récemment, selon laquelle l’Allemagne n’a pas été impliquée dans la traite négrière transatlantique et l’esclavage dans le Nouveau Monde, en comparaison à d’autres pays européens, cette partie de l’histoire allemande est aujourd’hui non seulement mise en lumière par les chercheurs, mais aussi présentée au public dans les musées. Il est également intéressant de constater que les expositions qui traitent de l’esclavage ne sont pas seulement créées dans les musées ethnographiques. Le sujet est également mentionné dans les expositions temporaires et permanentes de musées de beaux-arts.

À l’instar de l’exemple de Nantes, port important pour le commerce des personnes réduites en esclavage, il serait également intéressant d’examiner les musées de Hambourg, port le plus important d’Allemagne, car les marchands de la ville ont été impliqués dans ce commerce et, au XVIIIe siècle, la ville a été le principal centre de raffinage du sucre en Europe. Nous avions également prévu de visiter le Deutsches Historisches Museum de Berlin, mais il est en rénovation jusqu’en 2025. Comme les musées allemands se sont engagés dans la remise en question de la représentation et de la narration de leur histoire, il sera intéressant de voir quelle sera la nouvelle approche de ce musée.

[1] Nous remercions Margot Renard pour nous avoir proposé d’écrire cet article en écho à celui de Meredith Martin, et nous la remercions également ainsi que Pauline Guillemet pour leurs commentaires avisés et leur traduction.

[2] Press release, New permanent exhibition on the Dutch colonial past and its repercussions, June 24, 2022: https://www.tropenmuseum.nl/en/about-tropenmuseum/press/tropenmuseum-launches-our-colonial-heritage

[3] Elle a prononcé ces phrases le 1er juillet 2021, lors d’un discours commémorant l’abolition de l’esclavage dans les colonies néerlandaises, au Suriname et dans les Antilles néerlandaises le 1er juillet 1863, au monument de l’Oosterpark à Amsterdam. La transcription en anglais de l’intégralité du discours est disponible ici : https://www.amsterdam.nl/bestuur-organisatie/college/burgemeester/speeches/speech-apologies-slavery/

[4] “[…] The business of profiteering was not only based on the transportation of commercial goods, but also on the exploitation of people. Captured, sold and traded in huge numbers, these enslaved people were traded like goods and treated like property. They were deprived of their rights and humanity. This was the system of slavery.” Extrait du panneau de présentation de la section intitulée “A profitable business. But for whom?”.

[5] Meredith Martin, “De New York à Nantes : le musée face à l’esclavage” Entre-Temps, Février 2023.

[6] Extrait du panneau de présentation de la section intitulée “Slavery, resistance and resilience”.

[7] Simon Perego, « Mémoires des guerres, mémoires des noms, » Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe, en ligne : https://ehne.fr/fr/encyclopedie/thématiques/guerres-traces-mémoires/mémorialisation/mémoires-des-guerres-mémoires-des-noms.

[8] Voir : Klaus Weber, “Deutschland, der atlantische Sklavenhandel und die Plantagenwirtshaft der Neuen Welt (15. bis 19. Jahrhundert),” Journal of Modern European History (Special Issue “Europe, Slave Trade, and Colonial Forced Labour”) 7, no. 1 (2009): 37-67; Magnus Ressel, “Hamburg und die Niederelbe im atlantischen Sklavenhandel der Frühen Neuzeit,” Werkstatt Geschichte, no. 66-67 (2015): 75-96; Andrea Weindl, “The Slave Trade of Northern Germany from the Seventeenth to the Nineteenth Centuries,” in Extending the Frontiers: Essays on the New Transatlantic Slave Trade Database, ed. David Eltis and David Richardson (New Haven, CT: Yale University Press, 2008), 250-272; Rebekka von Mallinckrodt, Josef Köstlbauer and Sarah Lentz (eds.), Beyond Exceptionalism: traces of Slavery and the Slave Trade in Early Modern Germany, 1650-1850 (Oldenbourg: De Gruyter, 2021).

[9] Le livre de Götz Aly a fait l’objet de critiques. Voir : Brigitta Hauser-Schaublin, “Warum das Luf-Boot im Humboldt Forum bleiben kann,” Die Zeit, July 2021.

[10] 11 Daniela Bystron, Anne Fäser, Brücke Museum, Stiftung Deutsches Technikmuseum Berlin / Stiftung Stadtmuseum Berlin (eds.), Das Museum dekolonisieren? Kolonialität und museale Praxis in Berlin (Bielefeld: transcript, 2022).

[11] Irene Hilden, Harriet Merrow, Andrei Zavadski, “Present Imperfect, Future Intense: The Opening of the Humboldt Forum,” CARMAH, February 2021. Online access: https://www.carmah.berlin/reflections/present-imperfect-future-intense/

[12] Le terme « Allemands » en tant qu’identité n’est pas utilisé au sens national puisque l’Allemagne actuelle n’existait pas à l’époque. Il s’agit d’une terminologie générale qui désigne les marchands, les familles patriciennes, les corporations et les aristocrates des régions germanophones ou des régions qui font partie de l’Allemagne actuelle.

[13] Sarah Lentz, “‘No German Ship Conducts Slave Trade!” The Public Controversy about German Participation in the Slave Trade during the 1840s,” in Beyond Exceptionalism: traces of Slavery and the Slave Trade in Early Modern Germany, 1650-1850, eds. Rebekka von Mallinckrodt, Josef Köstlbauer and Sarah Lentz (Oldenbourg: De Gruyter, 2021), 287-311.

[14] 15 Anne Fäser and Anne Stabler, “Stiftung Deutsches Technikmuseum Berlin. Das Pilotprojekt Kolonialgeschichte im Deutschen Technikmuseum im Rückblick. Ein neuer Umgang mit dem brandenburgisch-preußischen Versklavungshandel,” in Das Museum dekolonisieren? Kolonialität und museale Praxis in Berlin, ed. Daniela Bystron et al. (Bielefeld: transcript, 2022), 173-187.

[15] Cameron Rowland, Amt 45i Exhibition booklet, 2023.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Voir l’article de Meredith Martin.

[21]  Pour en savoir plus sur ce projet : https://www.historisches-museum-frankfurt.de/de/interventionsspur?language=en

[22] Voir l’article de Meredith Martin.

 

Publié le 13 juin 2023
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