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Repenser l’événement

Prendre date, faire événement... ces expressions montrent que les faits doivent être actés, pris en charge, médités pour advenir à une existence qui soit pleinement humaine et historique, et pas seulement « politique ». Le paradoxe décrit par Nicola Chiaromonte en son temps se vérifie : « l’événement historique échappe au contrôle de la raison comme de la volonté humaine » mais « il est supporté, voire voulu et produit par les hommes ».

Goya
Francisco Goya, Grand colosse endormi, ​vers​ 1824-1828​, c​rayon lithographique sur papier, 19,2×15,4 cm​. M​usée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg​.​

La succession et la durée des violences exercées contre ceux que l’on désigne ordinairement par les termes de sans-papiers, de migrants, d’exilés ou de réfugiés a fini par compromettre l’expérience qu’on en a. On en est rendu à se figurer qu’elles ne doivent pas être aussi cruelles ni même imméritées qu’on le dit. Avec le temps, la pensée s’est elle-même abîmée en s’en accommodant comme d’un mal raisonnable, parce que, somme toute, ces violences demeurent restreintes à une certaine catégorie de population et qu’elles sont devenues, pour ainsi dire, habituelles. On en est même venu à tolérer que la loi ne soit pas appliquée, et quelquefois qu’elle soit violée. On s’est accoutumé au mépris et à la suspicion où ces populations sont tenues, à l’arrogance avec laquelle on parle en leur nom, aux mensonges que l’on répand sur leurs histoires et leurs aspirations. Jusqu’à un certain point.

En effet, toute une partie de la population éprouve depuis longtemps et exprime désormais qu’elle ne veut plus être ni méprisée ni suspectée, qu’elle est lasse que l’on raisonne sur son compte et des contre-vérités qui en découlent. Cette partie-là est ainsi parvenue à une conclusion que la longue expérience de l’accueil des étrangers en France permettait déjà de tirer : les gouvernants ne se montrent à la hauteur ni de l’histoire ni du présent.

Nous ne serons pas jugés

Ce que l’on traverse actuellement est à ce point similaire à ce qu’a connu l’Europe au cours de son histoire, que hasarder une quelconque comparaison à ce sujet a pris une tournure parfaitement grotesque. Ce n’est pas que de telles comparaisons soient déplacées (parce qu’elles seraient historiquement inexactes ou harassantes à force d’être rabâchées), c’est qu’elles ont au contraire tout lieu d’être, de sorte qu’il devient risible de s’y adonner sans en tirer une conclusion pratique.

En cause, d’abord, une conception viciée de la morale publique chez ceux-là même qui, d’une façon ou d’une autre, ont pour fonction de la maintenir ; ensuite, une incapacité à penser le processus historique en cours sous la catégorie de l’événement. Ces deux aspects, en apparence divergents, d’un même problème concourent à rendre caduque la notion de jugement et à garantir qu’à plus ou moins brève échéance, nous ne serons pas jugés.

Insensiblement, la mémoire des choses passées est tombée dans une trappe d’oubli à mesure que son invocation faisait enfler le discours public. Ceux qui le tenaient se transformaient ainsi en vagues silhouettes ne se souvenant jamais exactement d’où ils parlent, ni pour quelle raison précise, ni même tout à fait de quoi. L’emphase qu’ils mettent à évoquer l’Histoire dissimule mal la lassitude qu’elle leur inspire ; et s’ils s’autorisent de la mémoire, c’est qu’en réalité elle ne fait justement plus autorité : en matière de morale, la mémoire est une source tarie.

L’Histoire, quant à elle, est devenue un repoussoir, soit du passé, soit du présent, dont la simple mention suffit à doter l’orateur du prestige qui entoure celui qui connaît ses dates. De telles gens entretiennent avec la mémoire le même rapport que l’homme riche avec sa pauvreté d’avant : ils sont fiers de s’en être débarrassés, et tirent de cette fierté une satisfaction extravagante, à la fois symbolique et matérielle. Rien d’étonnant à ce qu’ils prononcent ensuite dans un même sourire la fin de l’histoire et la fin de la morale, de sorte que parler de l’une ou de l’autre avec conviction est devenu également risible. Quant à ceux qui prendraient la mémoire et l’histoire au sérieux, ils seraient immanquablement taxés d’inintelligence, si l’intelligence consiste à regarder les choses en face et comprendre le monde « tel qu’il va », c’est-à-dire en marche, et filant droit.

Le discours de la raison

S’il est vain, même en termes d’histoire proche, d’émettre des comparaisons (du moins s’il s’agit de déterminer quelle situation serait la pire), on peut toutefois relever une différence entre ceux qui détiennent le pouvoir aujourd’hui et leurs prédécesseurs qui s’efforçaient à peine de travestir leurs décisions politiques sous les habits d’un discours de vérité. Les premiers sont aujourd’hui persuadés d’agir au nom de l’État, et que l’État c’est le Bien. À quelques incontinences près, ils ne parlent qu’avec les mots de la raison, qui ne peut être à leurs yeux que la Raison d’État, et une sorte de bien suprême, voire de vérité révélée.

À propos de l’Aquarius, dont le nom a depuis disparu avec son pavillon, les gouvernants français n’ont pas dit : « nous n’en voulons pas », ni : « nous ne pouvons pas ». Ils ont invoqué le droit des mers obligeant le port le plus proche à s’ouvrir à un bateau en détresse. Un port français se trouvait dans cette situation. Pourtant c’est un havre espagnol qui s’ouvrit. Ils ont pu déclarer la loi sauve puisqu’ils venaient de la violer ; en niant au passage l’existence de la géographie. Pour un autre bateau (il a cette fois pour nom Lifeline), ils ont considéré qu’il enfreignait à son tour le droit international en faisant le jeu des passeurs, « jeu » qui le fit mettre sous séquestre et conduisit son capitaine au tribunal. Le prochain sera sans doute accusé de se livrer à des actes de piraterie, et l’on pourra alors faire de son équipage un hostis humani generis, un « ennemi du genre humain », que n’importe quel État pourra légalement attaquer, puisque le pirate s’exceptant de la loi commune s’expose à un droit d’exception ; pirates et migrants se retrouveront bientôt aux marges de la loi comme aux marches des pays.

Si l’on ignorait que tant de gens fussent versés dans le droit maritime, c’est qu’on oubliait que de grandes écoles forment justement à savoir un peu de tout, ou au moins sa grammaire, pourvu que l’on puisse parler de rien, quand bien même ce « rien » est un fait, voire un événement impliquant des êtres humains. Les mots ainsi déformés ont ce pouvoir de faire d’un événement un néant d’hommes. Alors il devient possible de laisser les gens mourir et de briser des corps, et la manière la plus efficace de le faire, croit-on, est de recourir à la terreur. (Lorsque la violence, qu’elle soit policière, administrative ou économique, s’exerce sur les plus vulnérables, elle ne porte pas d’autre nom.) C’est pourquoi la terreur est désormais une option politique, ici comme ailleurs, et qu’il a fallu non pas suspendre la morale comme on dit qu’il faut retenir ses émotions, mais bien l’éliminer, la placer hors du discours politique.

Les étrangers et leurs enfants expérimentent d’abord cette nouvelle configuration, sans doute à titre d’avertissement, et ils en meurent. Nul ne peut nier que leur mort soit la conséquence d’une telle politique, ni démentir son caractère massif. Depuis une dizaine d’années, les plages de l’Europe, ses mers et désormais ses montagnes, les déserts des États-Unis, sont pleins de morts, dont certains avaient été mis en esclavage. Lorsque les survivants, parmi lesquels d’anciens esclaves donc, parviennent jusqu’à nos villes et nos villages, seuls ou en longues colonnes, ils sont faits prisonniers ou réduits à la mendicité, dans tous les cas exposés à la violence, soumis à l’opprobre comme à la charité.

De cette façon de raconter ici l’histoire sans mentionner les détails – humains –, découle le sentiment de vivre une page d’histoire, voire même d’expérimenter un épisode presque mythologique d’un monde s’abîmant. Cette conscience historique du présent laisse à penser que l’on sera jugé à plus ou moins brève échéance et que nos enfants nous demanderont des comptes. Cela, pourtant, n’aura pas lieu, et cette impunité accroît d’autant la violence déclenchée par ceux qui travaillent à répandre la terreur. Bien sûr nos enfants jugeront, ils jugent toujours, mais les conditions de possibilité d’un jugement sur des bases historiques et morales sont précisément compromises par le défaut d’événementialité.

Les formes de l’événement

La morale suppose par définition une inscription du jugement dans les mœurs, c’est-à-dire dans un temps prolongé prenant la forme de la tradition, laquelle s’autorise d’une histoire et d’une mémoire qui lui assurent sa capacité à orienter le présent de l’action. Or, après qu’on a vidé la mémoire, on peut déclarer révolu le temps de la morale, et promouvoir l’action comme sens de l’action. Le paradoxe résultant de cette disjonction des temporalités de la mémoire et de la morale affectant le sens même de cette dernière, son sens transhistorique, tient au fait qu’elle provoque une survalorisation de la notion d’événement comme symbole de l’action présente, alors même que l’événement comme horizon est par-là rendu impensable.

Tout « fait événement », comme on dit que tout « fait sens », tandis qu’aucun fait n’accède véritablement au rang d’événement ni au sens. Les destinées de l’Aquarius et du Lifeline ne constituent pas des événements – pas même des avertissements – puisqu’elles sont vouées à se répéter en des termes pathétiquement identiques. Chaque événement potentiel se dissout dans l’événementiel qui est la version spectaculaire du présentisme. L’« événementialisation » du présent produit non seulement du « spectacle » au sens de Guy Debord, c’est-à-dire une dissimulation de la réalité, mais elle ôte tout sens attaché à « l’événement » comme catégorie de pensée.

L’historien d’art et auteur de La Vie des formes Henri Focillon définissait l’événement comme « ce qui brusque le moment ». Que l’on expérimente en permanence le sentiment d’être brusqué voire brutalisé par le cours des événements actuels est un fait qu’il n’est nul besoin de démontrer puisque plus personne n’y échappe. Mais la permanence d’une telle expérience, précisément, sa répétition, sape toute possibilité de s’extraire de cette brutalité pour tâcher de la penser. Il manque à cette tâche, pour le dire avec les mots de Focillon, une forme.

En évoluant dans l’informe historique, ni les individus ni les sociétés n’accèdent au devenir, mais seulement à son succédané : l’obsolescence. L’absence de forme – la morale est une forme de la tradition, l’événement une forme de l’histoire – tient à un manque de représentation, c’est-à-dire d’imagination. Le recul n’étant plus suffisant pour se représenter ce qui a lieu et pour imaginer ce qui pourrait être, on ne sait plus juger ni prévenir. Par un retournement singulier, on se mue ainsi peu à peu en ces « sociétés sans histoire » dont l’invention ethnographique avait précisément permis, par contraste, de doter l’Europe d’une conscience historique adverse.

De cette situation procède la désorientation systématique de la parole publique aussi bien que de sa critique qui caractérise la situation actuelle : ceux qui cherchent à y discerner quelque chose ne savent plus quoi retenir de l’actualité et moins encore ce que l’histoire en retiendra, aussi se gardent-ils d’émettre un jugement tandis qu’avis et opinions se multiplient et passent pour des jugements pensés et même sensés. Si d’aucuns retiennent ainsi leurs jugements véritables, ce n’est plus dans l’espoir d’un jour meilleur, mais par crainte que quelque chose de pire n’advienne et ne réduise ce qui a précédé au rang de simple prémisse. « Le pire n’est jamais sûr » est à peu près la seule maxime populaire à conserver toute sa vigueur afin de bloquer le jugement, tandis que son corollaire, « l’histoire jugera » résonne comme un appel de détresse. Car l’histoire est devenue introuvable. On l’attend et elle ne vient pas : le non-événement provoque le non-lieu.

Renouer avec le passé

De plus en plus clairement, pourtant, l’invocation des heures sombres du passé apparaît non plus comme une tentative d’éclairer le présent, mais davantage comme une volonté rétrospective de renouer avec elles. Comme si l’on se préparait à réévaluer l’histoire et à relativiser raisonnablement les ruptures qui la séparent du présent, abandonnant l’idée de comparaison pour celle de continuation. C’est pourquoi la dénonciation d’un retour des périls porte à faux, qui croit encore qu’on traverse une période de résurgences et de signaux, et non une époque de reprise et de continuité, laquelle, par définition, ne se pense pas comme une ère. Sous ce rapport de continuité, le seul fait politique nouveau est donc d’invoquer explicitement la nouveauté d’une position aussi violemment réactionnaire, et de ne plus dissimuler qu’elle vise à rassembler tous les déçus de la démocratie.

Jusqu’à très récemment on pouvait écrire que là se situait le véritable événement : du côté de ceux qui ambitionnent de détruire l’idée de démocratie comme possibilité d’organisation politique entre les hommes. Chez eux, en effet, le sentiment d’accomplir l’histoire n’est nullement éteint. Ce qui est perçu, d’un côté, comme un processus historique dont le défaut d’événementialité suspend le jugement et paralyse l’action, est bel et bien envisagé, par eux, comme un événement considérable à la réalisation duquel ils s’attèlent plus ou moins sourdement, et dont la proclamation (car ils ne pourront s’empêcher de proclamer une telle victoire) prendra rétrospectivement la valeur à la fois d’un renversement historique et d’une reprise du cours naturel de l’histoire des nations.

Parce que des conspirateurs ont rarement été si peu discrets, parce que certains ignorent même qu’ils conspirent et pensent seulement respirer de la manière la plus naturelle qui soit, il n’est nul besoin d’être particulièrement physionomiste pour deviner qu’ils sont en train de réaliser ce « coup » d’introduire dans les institutions historiques de la démocratie et jusque dans sa coutume – donc dans sa morale – tous les instruments d’une terreur qu’on disait réservée aux régimes autoritaires.

Il est à ce titre significatif que le discours public français est désormais beaucoup plus enclin à user du terme de « république » pour qualifier la forme d’organisation politique auquel aspire l’État-nation, qu’à rappeler (puisqu’il s’agit bien d’ores et déjà d’un souvenir) celui de « démocratie ». On ne s’étonnera donc pas que, sous d’autres latitudes, au nord de l’Europe pour être précis, les ennemis de la démocratie s’appellent eux-mêmes « Les Démocrates », et que, comme ici, ils s’annexent le cours de l’histoire en le déviant à leur profit ; non plus qu’on ne s’offusquera qu’ils revendiquent d’être les véritables gardiens de la morale publique et privée.

La bouche ouverte de ceux qu’Étienne de la Boétie nommait les « mange-peuples », et qui sont plus nombreux aujourd’hui qu’on ne compte sur la terre de véritables despotes, cette bouche avale tout, écrase tout, jusqu’à la pensée et sa conséquence : le devoir de jugement. L’événementialité fait défaut, et chaque naufrage devient – médiatiquement s’entend – un faux événement, comme on dirait un faux espoir, si l’on y plaçait l’espoir que les circonstances qui y ont conduit et donc les coupables soient un jour jugés.

Pour cela, encore faudrait-il que les conditions d’un jugement soient réunies là où les conditions de l’impunité s’institutionnalisent ; il faudrait que la morale soit sauve là où elle périt un peu plus après chaque naufrage ; il faudrait, in extremis, que le cours du temps dans lequel on est englué puisse être pensé comme un temps autre et potentiellement révolu. Mais l’on a fait en sorte que la crise – le point critique où juger s’impose – s’involue dans le temps long de la banalité, de sorte que la crise est elle-même devenue banale et le jugement reporté sine die.

Repenser l’événement

En un certain pays, on appelle les criminels des « malheureux », parce que, de n’avoir jamais été jugés, ils portent toute leur vie le malheur de leur crime, comme une dette jamais apurée qu’ils embarquent sur leur dos en vaguant de par le monde. Il est certain que la terreur généralisée, sans coupable ni responsable, fait et fera des sociétés de malheureux, au sein desquelles les moins coupables seront à n’en pas douter les plus malheureux. Car il n’y pas de raison que l’avenir diffère d’un présent qui a écrasé et réifié son passé.

Dans un tel monde, chacun a pu être le témoin de ce qu’il reste de réplique au pauvre hère que l’on terrorise et que l’on déclare, pour cette raison, fou à lier : il maudit et il jure. Imprécations qui sont sans efficace sur le plan de l’histoire et de la morale puisqu’elles y surgissent comme des promesses intenables. Parfois aussi le fou errant part d’un grand éclat de rire, et l’on ressent alors comme un vaste ébranlement, de ceux dont l’écho précède le bruit des soulèvements d’autrefois.

Or, leur grondement se fait de nouveau entendre. Que l’on éprouve quelque difficulté à le reconnaître ne vient pas seulement de cette facilité de raisonnement qui consiste à déclarer inexistant ce qu’on ne comprend pas. Cela s’explique aussi par son caractère inattendu, et pour tout dire événementiel. Il faut dire qu’on avait sans doute oublié ce son-là, ou même qu’on ne l’avait jamais entendu si distinctement ; qu’on ne se rappelait plus du rythme que produit une pensée lorsque s’y mêlent rage et fol espoir et qu’ils tirent d’elle une clameur populaire.

Beaucoup ne se souvenaient manifestement plus de la voix qu’a un peuple lorsqu’il redécouvre son pouvoir et qu’en conséquence il réclame ses droits, ni combien une telle voix est à chaque fois neuve, et en cela intimidante. À la longue, on ne croyait plus même qu’elle pût retentir de la sorte : comme on prononce un jugement. C’est donc à présent qu’il faut commencer à repenser et à réécrire. Parce que la question n’est plus désormais de savoir d’où vient ce mouvement des gilets jaunes, mais ce qu’il deviendra ; et parce qu’avec eux, au milieu d’une réalité désertée et d’une pensée atone, l’événement a resurgi.

 

 

Paul Bernard-Nouraud est historien d’art. Il a écrit sur les relations entre la mémoire d’Auschwitz et l’art contemporain (Sur les œuvres silencieuses, Pétra, 2017 et Témoigner par l’image, co-dirigé avec Luba Jurgenson, Pétra, 2015), sur la figure du « musulman » dans les camps nazis (Figurer l’autre, Kimé, 2013) et sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès (Les ombres solitaires, Pétra, 2012). Ses recherches actuelles portent notamment sur les formes d’art contemporain liées aux questions de mémoire et d’altérité.

 

Publié le 25 mars 2019
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