Façonner

Rencontres avec des films historiques

En 2020, ont été diffusés sur Arte deux documentaires historiques: "Le temps des ouvriers" et "Décolonisations". L'utilisation qui y est est faite d'images animées qui, car elles tiennent à la reconstitution documentaire ou fictionnelle, n'ont pas le statut d'archives, interrogent sur la construction audiovisuelle de notre imaginaire historique. Dans cet article, Rémy Besson, spécialiste des rapports entre histoire et cinéma, invite aux partages d'outils méthodologiques pour remonter le fil des gestes qui ont rendu possible ce qui nous est montré.

Au début de Rêves d’histoire, pour une histoire de l’ordinaire, Philippe Artières se demande, « Comment travaillent les historiens ? Qu’est-ce qui les amène à entreprendre d’enquêter sur un événement, une pratique, un lieu ? D’où vient ce besoin de consacrer parfois des années à répondre à une question relative à notre passé ? Je suis de ceux pour qui cette impulsion survient du présent, non qu’elle soit en rapport avec l’actualité, mais bien plutôt, comme disait Walter Benjamin, elle la « télescope » ; c’est toujours pour moi un choc qui est d’abord physique. Ainsi surgit-elle aussi bien à la lecture du journal, au fil d’une promenade dans la ville, devant une liasse d’archives, face à un souvenir, à la suite d’une discussion, ou encore au sortir d’un colloque »[1].

Les travaux historiens portant sur les images animées commencent souvent par des telles rencontres avec un documentaire ou une fiction historique, vus dans une salle obscure, à la télévision ou sur l’écran d’un téléphone portable. Elles ont à voir avec notre ressenti. Toutefois, leur étude ne se limite pas à produire une interprétation basée sur ce premier contact. Le temps de la recherche vient ensuite, celle-ci conduisant à développer des connaissances précises sur la fabrication du film, à identifier quels usages sont faits des sources audiovisuelles, à porter une attention particulière aux discours de l’équipe de production, voire à plonger dans les archives afin de reconstituer les gestes créateurs qui sont à l’origine d’une écriture cinématographique de l’histoire. Il s’agit ainsi de se faufiler dans les coulisses pour comprendre le rôle de chacun des acteurs sociaux impliqués dans ce processus et de faire apparaitre la machinerie qui rend possible la réalisation d’un film[2]. Certaines des premières intuitions se déploient alors, d’autres sont, par contre, contredites, l’objectif étant alors de mieux comprendre les conditions de production de ces films qui sont des vecteurs importants dans la création de notre imaginaire du passé. Prenons, afin de mieux comprendre tout à la fois ces impulsions qui proviennent de la rencontre avec un film et les recherches auxquelles elles conduisent, deux cas liés au montage de sources cinématographiques dans des séries historiques diffusées sur Arte en 2020.

Pour l’ouverture de la série Décolonisations (Marc Ball, Karim Miské et Pierre Singaravélou dir., 2020), les réalisateurs ont choisi d’utiliser une séquence issue du film de fiction indien Manikarnika: The Queen of Jhansi (Radha Krishna Jagarlamudi et Kangana Ranaut, 2019) où on voit la princesse Manikarnika lutter contre l’Empire britannique au milieu du dix-neuvième siècle ? On peut se poser la question de notre ressenti vis-à-vis de ces images. Quels effets produit sur nous l’usage d’une séquence fictionnelle dans une série documentaire historique portant sur les mouvements d’indépendance des peuples à travers le monde ?

Décolonisations
Capture d’écran issue de l’épisode 2 de Décolonisations de Marc Ball, Karim Miké et Pierre Singaravélou (2020)

On peut se poser une question comparable en regardant le début du dernier épisode de la série documentaire Le Temps des ouvriers (Stan Neumann dir., 2020) : que ressent-on quand la voix off nous présente une manifestation de mineurs belges à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Karl Marx en nous précisant que la séquence a été filmée par le réalisateur de documentaires Joris Ivens ? Cela changerait-il quelque chose à notre perception si cette même voix off précisait que cette action a été reconstituée un an après les faits pour les besoins du film militant Misère au Borinage (Joris Ivens et Henri Storck dir., 1934)[3] ?

Ivens
Capture d’écran issue de l’épisode 4 Le Temps des ouvriers de Stan Neumann (2020)

Dans les deux cas, il est question non pas de l’usage de documents audiovisuels qui seraient conservés dans des centres d’archives et indexés dans des bases de données documentaires, mais du montage d’extraits de films (une fiction de 2019 dans le premier cas et un documentaire de 1934 dans le second) dans une série télévisée historique. Se pose alors la question du statut souvent illustratif des sources visuelles de manières générales et des sources audiovisuelles en particulier. Il y a tout de même une différence entre les deux usages. En effet, dans Décolonisations, le passage par la fiction est clairement assumé, alors que dans Le Temps des ouvriers, le documentaire d’Ivens et Storck n’est pas mentionné. Il est alors question du statut des sources cinématographiques et du fait que, de manière quasi systématique, leur provenance n’est pas présentée (ou seulement présentée que de manière très partielle).

Avant d’y revenir, je voudrais poursuivre en déplaçant un peu le questionnement et en m’interrogeant sur l’objectif du travail historien qui, comme l’écrit Artières, se poursuit parfois pendant plusieurs années par l’identification rigoureuse des sources avant de chercher à comprendre les gestes créateurs et de proposer une interprétation. Dit autrement, pourquoi les historiens ne se contentent-ils pas d’une analyse interne du contenu audiovisuel des images, en les croisant avec des connaissances portant sur les événements historiques représentés ? Pourquoi pousser jusqu’à l’analyse de la construction du film et étudier le lien entre la séquence d’origine – peu importe qu’elle soit issue d’un film de fiction ou d’un documentaire – et le film considéré ? Quel intérêt y a-t-il à vouloir recontextualiser une séquence qui a, le plus souvent, été décontextualisée lors du montage ?

Deux réponses me semblent devoir immédiatement être écartées dans le cadre du type d’étude envisagée ici. La première reviendrait à dire que c’est pour dévoiler la manière dont ces films historiques manipulent leurs sources pour orienter, idéologiquement, le propos; c’est toute la tradition de la critique des médias. La seconde conduirait à une volonté de comprendre le génie créateur de l’auteur des œuvres en question ; c’est toute la tradition de la génétique littéraire. Ces deux types de démarches – critique et compréhensive (voire laudative) – sont tout à fait légitimes et même passionnantes. Il y a des usages trompeurs qui méritent d’être mis en perspective et des gestes créateurs qui méritent d’être célébrés. Mais ce n’est pas tout à fait cela qui retient mon attention. Celle-ci porte plus, on l’aura compris, sur la fabrication du film et l’étude de sa machinerie.

En tissant ces liens entre les séquences montées et leur contexte d’origine, ce qui m’intéresse c’est de faire ressortir le caractère hétérogène de ces productions audiovisuelles. Pendant l’enquête, chacune des pièces du puzzle que constitue le montage final réacquiert ainsi un peu de son autonomie. On voit apparaître ici une coupe, là l’ajout d’un son ou encore un ralenti, un zoom, la colorisation d’un détail, un recadrage. Ces usages sont parfois strictement illustratifs, ils sont aussi parfois trompeurs, mais ils peuvent aussi être créatifs et poétiques, voire subversifs. Dans l’exemple cité ci-devant qui est issu de Décolonisations, on peut considérer qu’il s’agit d’un usage créatif, alors que l’usage est plutôt trompeur dans le cas de Le Temps des ouvriers. Il en va de même pour le montage des entretiens avec les acteurs de l’histoire dont il est question ou avec les experts. La parole tenue lors de l’entretien original est montée pour être insérée dans le film. Les choix effectués au tournage, lors de la sélection des sources audiovisuelles, puis lors du montage deviennent au fil de l’enquête de plus en plus clairs, tout en conservant une part d’opacité.

Quel intérêt y a-t-il à se pencher ainsi sur la fabrique des images animées? Sans entrer dans une analyse poussée, donner à voir Manikarnika en train de lutter contre l’Empire britannique en utilisant une séquence fictionnelle issue d’un film indien de 2019 nous en dit beaucoup sur les choix de réalisation de Décolonisations. Cela dit, entre autres choses, que cette histoire peut être racontée à partir de films réalisés en Inde. Cela dit aussi la volonté de donner à voir la capacité d’agir (agency) de cette actrice de l’histoire et la réappropriation de la violence par les anciens colonisés. Cela dit enfin que plus de cent-cinquante ans après le combat en question cet événement est tout à la fois présent dans l’histoire de l’Inde et dans sa mémoire collective.

De nouveau, sans entrer dans les détails, dans la série Le Temps des ouvriers, le fait d’utiliser une séquence reconstituée pour représenter un événement historique sans la contextualiser, nous informe aussi beaucoup à propos du rapport aux sources audiovisuelles. Cela nous dit principalement que l’équipe du film s’intéresse bien plus à ce qui est donné à voir – la lutte des ouvriers – qu’aux conditions de production des images utilisées pour illustrer le propos tenu par la voix off.

De telles interprétations doivent être reliées au fait que chaque spectatrice et chaque spectateur regarde ces productions audiovisuelles en partant de ce que l’on peut nommer un imaginaire de l’histoire. En se basant sur la somme des contenus visuels et sonores qu’ils ont déjà consultés – sur leur culture visuelle – et sur les lectures qu’ils ont pu faire, les spectatrices et les spectateurs s’attendent, même inconsciemment, à voir certaines images ou types d’images, à entendre certaines explications, à passer par certains lieux communs et à découvrir de nouvelles interprétations. Ils se voient renforcés dans leurs idées ou voient leurs a priori contestés. S’attendent-ils à voir une histoire de la décolonisation commencer en Inde ? Par la représentation d’une femme guerrière ? Par une séquence de fiction violente ? Sont-ils surpris de voir un épisode d’un documentaire historique sur l’histoire ouvrière commencer en Belgique ? Par la représentation d’une manifestation ? Par une séquence présentée comme ayant été captée sur le vif ? Il n’existe pas de réponse unique à ces questions, elles dépendent de quelque chose qui se situe entre la culture visuelle personnelle et l’imaginaire partagé.

Mais de tels constats ne permettent toujours pas de répondre à l’interrogation de départ ; quel est le but de l’enquête ? Il faut, je crois, assumer clairement sa dimension politique. En effet, s’intéresser à la fabrication d’un film, conduit à établir un autre rapport aux films historiques. Il s’agit ainsi de s’éloigner des enjeux strictement liés à la représentation du passé, soit à des analyses portant sur le contenu audiovisuel des films croisées avec une connaissance du contexte historique. Le politique dont il est question ne réside plus principalement dans le contenu audiovisuel consulté (et dans son rapport à un référent absent), mais dans l’attention portée à son caractère construit et à l’hétérogénéité des sources qui compose le film (archives d’actualités, extraits de documentaires ou de fictions, passages d’entretiens, etc.). Cette approche déplace l’intérêt de ce qui est montré, vers la manière dont cela est montré.

Il s’agit moins d’interpréter le contenu du film, que de remonter aux gestes qui ont rendu possible ce qui nous est montré et à reconstituer patiemment la fabrique des images utilisées. L’ajout d’une voix off qui vient nous expliquer ce qui est représenté à l’image est un choix digne d’intérêt. La décision de couper, d’accélérer, de ralentir, de recadrer, de coloriser une séquence d’actualité, de fiction, d’un documentaire est également intéressant; tout comme le fait de choisir précisément l’extrait d’un entretien avec un témoin ou un expert. De tels gestes créateurs sont effectués des milliers de fois pour chaque film historique. Ces gestes sont en eux-mêmes politiques, car ils participent à définir les conditions dans lesquelles les spectateurs vont imaginer le passé. Ils ont donc à voir avec l’esthétique de l’archive et l’éthique du témoignage. Ils ont aussi des effets sur notre manière de percevoir le passé, car ils sont le reflet du point de vue politique de l’équipe du film ou des choix historiographiques du conseiller historique.

Cette conscience intime du caractère construit des représentations du passé est, elle-même, politique, car elle rend visible le fait que la culture visuelle et les imaginaires partagés varient. Non seulement ils changent, mais peut-être plus encore, ils peuvent être changés. Cela dépend des films que l’on choisit de regarder, mais aussi de la manière dont on les regarde. Le changement de perspective évoqué ici repose donc sur la volonté de partager des outils méthodologiques qui mènent à mieux comprendre la fabrique des films historiques et ainsi à être plus conscients de notre capacité d’agir collectivement sur notre propre imaginaire du passé.

 

[1] Philippe Artières, Rêves d’histoire. Pour une histoire de l’ordinaire, Editions Gallimard, 2014, p. 11.

[2] Perspective où l’on « ne considère pas seulement les représentations médiatiques pour ce qu’elles montrent, mais, constamment, au-delà des représentations, pour la machinerie qui les a produites » Jan Teurlings, « From the society of the spectacle to the society of the machinery : Mutations in popular culture 1960s-2000s », European Journal of Communication, vol. 28, n° 5, 2013, p. 5. Traduction de l’auteur.

[3] Cette question a été développée par Anne Roekens et Axel Tixhon (dir.), Cinéma et crise(s) économique(s), Esquisses d’une cinématographie wallonne, Presses Universitaires de Namur – Yellow Now, 2011. J’ai également publié sur ce sujet, Rémy Besson, « Misère au Borinage: de l’origine du scénario au récit des origines du documentaire belge », Cinémadoc, 5 décembre 2012 [en ligne].

 

Publié le 28 septembre 2021
Tous les contenus de la rubrique "Façonner"