« Récits manquants », entretien avec Cédric Maurin
Expérience pédagogique et théâtrale inédite, "De la petite à la grande Histoire : récits manquants de la colonisation" a occupé plusieurs classes de première et de terminale pendant l'année scolaire. Le projet final, encadré par des enseignants du secondaire, par la dramaturge Alexandra Badea et initié par la Colline, théâtre national, a été présenté le 21 mai dernier à Paris. Sous la forme de créations sonores, les élèves ont donné de la voix pour interroger et tenter de comprendre leurs propres récits familiaux. Le résultat, très réussi, permet de mettre en perspective les programmes scolaires et la manière dont l'enseignement peut s'en emparer en impliquant les élèves dans un processus alliant la création et la recherche. Cédric Maurin, doctorant en histoire contemporaine et enseignant, invité par La Colline à participer ce grand projet pédagogique, répond à quelques questions de la rédaction.
(Toutes les photographies qui illustrent l’entretien ont été réalisées dans le cadre de la restitution de l’atelier « De la petite à la grande Histoire : récits manquants de la colonisation », au théâtre national de La Colline le 21 mai 2019, et sont signées par Tuong-Vi Nguyen – un grand merci à Fanély Thirion)
Adrien Genoudet : Pouvez-vous, avant toute chose, revenir sur les enjeux d’un tel projet pédagogique, sur les origines ? Qu’attendiez-vous de cette expérience et quelles étaient vos ambitions, au départ, en tant qu’enseignant ?
Cédric Maurin : C’est Alexandra Badea qui est à l’origine de ce projet et qui a souhaité travailler avec des professeurs d’histoire et non de français autour de la question des « récits manquants » liés à la colonisation. D’emblée cet angle m’intéressait fortement car cela remettait l’humain et la transmission mémorielle au cœur de l’approche et permettait de mettre en avant l’importance immense de ces questions dans notre société d’aujourd’hui en venant combler des non-dits, ou affronter des tabous. Cela permettait aussi d’enrichir l’approche prévue par les programmes : c’est-à-dire un thème de 7-8h en fin d’année (autant dire qu’il n’était pas toujours traité) et sous un angle (Colonisation/décolonisation) qui était historiographiquement très daté, car cela fait plus de 30 ans que l’étude des sociétés coloniales a connu un immense renouveau scientifique et a ouvert des perspectives de recherches porteuses et qui sont de plus en plus connues du grand public comme l’histoire mondiale ou globale. L’institution scolaire est très en retard. Ce projet me parlait car j’avais eu la chance, lorsque je passais les concours comme étudiant à Paris-Sorbonne, d’avoir cette question des sociétés coloniales au programme de l’épreuve d’Histoire Contemporaine et d’assister à des cours passionnants comme ceux de Pierre Singaravélou. Mes objectifs pédagogiques étaient clairs dès le début, faire profiter à mes élèves de tous ces travaux universitaires pour leur permettre d’appréhender ces questions avec un appareil critique et scientifique riche d’une part et leur faire toucher du doigt de manière concrète à quel point ces questions, dont on parle si peu, ont une importance capitale pour comprendre la société française et plus largement le monde dans lequel nous vivons. Travailler sur les acteurs, les questions d’archives, les enjeux mémoriels et l’importance du travail historique me paraissaient des clés d’entrée intéressantes pour rendre ce thème vivant.
Adrien Genoudet : Comment les élèves ont-ils vécu ce projet dans son ensemble, des premières propositions à la restitution ? Quelles ont été, dans le même temps, les réactions des parents d’élèves – qui se sont retrouvés, bien souvent, être les premières sources orales des élèves ?
Cédric Maurin : Les élèves ont été immédiatement enthousiastes, et comment ne pas l’être quand il s’agit de travailler en collaboration avec le théâtre national de la Colline ? Ils ont aussi pressenti que l’approche serait moins « scolaire » et ils sont toujours partants pour travailler autrement. Le projet s’est mis en place petit à petit et les choses n’étaient pas totalement définies dès le départ, chaque intervenant est venu enrichir le projet : je pense bien sûr à Daisy Body et Clara Horiot, qui ont accompagné la classe toute l’année mais aussi Mélanie Péclat ou encore les universitaires Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz. Pour mettre du liant dans le déroulé du projet et pour qu’il y ait un travail de fond solide, j’ai décidé de mettre en place avec mes élèves un travail de réelle enquête historique à propos de leur passé familial, lié à la colonisation et de leur faire tenir un carnet de bord où ils pourraient consigner leurs questionnements, avancées, doutes, etc. Tous les élèves n’avaient pas de lien familial avec les questions de colonisation alors ils ont dû choisir une thématique et faire une enquête plus centrée sur ces questions. Ce n’est que plus tard dans l’année que nous avons ouvert à tous les passés familiaux en lien avec l’articulation « de la petite à la grande histoire ». En parallèle, le projet était de produire une œuvre sonore, un peu à la façon de « De guerre en fils » de François Pérache. Les élèves ont traversé plein de sentiments différents au cours de l’année, entre enthousiasme, doutes, blocages mais ont fourni un travail très important et c’est là l’essentiel : ils se sont saisis du sujet et du projet et ont pris plaisir car c’était incarné, vivant et non pas didactique. En fin d’année, ils m’ont fait part de cela en me disant en substance « c’est la première fois que l’on travaille en histoire en comprenant en quoi cela nous concerne directement, on n’a pas juste travaillé pour avoir une bonne note à l’interrogation, on n’a travaillé pour apprendre sur un sujet dont on ne savait à peu près rien ».
Quant aux parents d’élèves, dès la réunion de rentrée, ils ont été très enthousiastes et pour cause, c’est leur génération qui a vécu le plus fortement la frustration des « récits manquants » de leurs propres parents ayant vécu les guerres de décolonisation (Algérie pour le cas de la France mais aussi Angola, pour les familles d’origine portugaise). Ces pages vides face à un père traumatisé par la guerre sont parfois d’énormes blessures. Ils ont vécu ce projet comme une opportunité, pour leurs enfants, de recueillir les témoignages qui leur ont manqués à eux pour se construire sereinement. Le temps a fait son travail et effectivement c’est souvent les petits-enfants qui recueillent les récits de leurs grands-parents. Arrivé à la fin du projet, les parents souhaitent une diffusion à un large public des œuvres de leurs enfants et ils aimeraient que cela serve de source pour un travail historique et universitaire plus approfondi.
Pauline Guillemet : Pouvez-vous nous présenter les phases de recherche des élèves (les entretiens, les carnets de bords) et ce que ce travail leur a apporté ? De votre point de vue et du leur.
Cédric Maurin : Après un cours de cadrage général pour remettre en place les notions de « sociétés coloniales », de première et seconde vague de colonisation, de « colonies de peuplement » ou « colonies d’exploitation », les élèves ont commencé dès septembre le travail d’enquête et de rédaction du carnet de bord. Après cela, ça a été du cas par cas en fonction du lien ou non de la famille avec la colonisation, de si les grands-parents étaient encore en vie ou non et acceptaient de parler ou non, de la présence d’archives familiales ou non. La réelle difficulté a été l’accompagnement des élèves qui n’avaient pas de lien familial avec la colonisation et qu’il a fallu plus encadrer pour les motiver à faire des recherches thématiques. Je voulais que tous travaillent sur le thème du projet mais face à la frustration nous avons rapidement ouvert à tous les passés familiaux, car il était aussi important qu’il y ait cette dimension familiale dans leurs enquêtes sinon la question des « récits manquants » perdait de son sens. Les élèves se sont confrontés aux difficultés de recueillir des témoignages, de recueillir et d’interpréter des documents d’archives, de produire un récit étayé, de remettre cette histoire familiale dans un contexte historique plus large : bref ils ont été historiens et ont véritablement fait de l’histoire. Le plus dur pour certains élèves a été de se confronter aux silences et non-dits et de ne pas arriver à faire sauter le verrou, ou de susciter une vive émotion auprès de leurs grands-parents qui ont vécu des choses difficiles. Le cas le plus difficile a été celui d’un élève qui avait préparé toutes les questions à poser à son grand-père, qui est décédé durant l’année : des questions qui resteront sans réponse. De quoi comprendre le prix unique d’un témoignage ou d’une archive manuscrite. L’année a été ponctuée de séances en demi-groupe où on a pu faire le point de l’avancée de chacun, et à ma grande surprise, ils étaient contents de partager leur histoire avec les autres : parler de soi et de sa famille devant les autres, pour des adolescents ne me semblait pas si évident que cela. C’est là où l’approche scientifique, sans hiérarchie ni jugement joue un rôle essentiel pour instaurer un climat de confiance, vis-à-vis du professeur tout d’abord, mais entre camarades de classe aussi. En tout cas, les élèves se sont passionnés pour leur histoire familiale qu’ils méconnaissaient en grande partie, et ce qui est frappant, c’est que le projet a rassemblé et rapproché toutes les générations. La preuve de cet engouement, c’est que beaucoup d’élèves ont conclu leur carnet de bord en disant qu’ils allaient continuer leurs recherches au-delà du projet : pour un prof d’histoire c’est peut-être la plus belle récompense.
Les activités de récits d’invention de Daisy Body ont été importantes aussi :
- faire de tête son arbre généalogique pour prendre conscience de la limite de la mémoire personnelle et familiale
- dialogue fictif avec un ancêtre choisi
- « Et moi dans quelle Histoire je suis ? » pour faire interroger les élèves sur leur époque et ce qu’il en restera plus tard.
Adrien Genoudet : Le rendu final est assez surprenant et impressionnant, par son ampleur, par la qualité des enregistrements sonores et les différentes créations, par les recherches effectuées par les élèves, mais aussi par le courage et le sérieux qui se dégagent de l’ensemble. Que pensez-vous du rendu final ? En quoi, selon vous, une telle démarche mêlant création et recherche, pédagogie et histoire personnelle, peut amener à mieux intégrer la question de l’écriture de l’histoire dans les classes ?
Cédric Maurin : Le rendu final a été un moment très émouvant, nous étions – avec mes élèves – impatients de découvrir notre œuvre bien sûr mais aussi celle des classes de Torcy et Champigny, car ils n’ont pas du tout travaillé de la même façon ni dans les mêmes conditions et surtout sociologiquement ce n’est pas du tout les mêmes populations. Je suis absolument ravi du rendu final, Daisy Body a fait un travail colossal pour compiler les différents carnets de bord et en faire un tout cohérent et représentatif : chaque mot a été écrit et validé par les élèves et cela nous semblait essentiel. Pour la qualité du rendu sonore, nous le devons au travail sur la voix que Daisy a mené avec les élèves, qui ont énormément répété en amont, mais aussi aux enregistrements et montage de Mélanie Péclat, qui elle aussi a dû travailler sur des heures et des heures d’enregistrements. Les élèves ont choisi la plupart des bruitages et des ajouts sonores et la mélodie au piano a été composée par une élève de la classe. Ce projet est la preuve qu’avec des moyens (la région ayant accordé une subvention importante) et une approche pédagogique différente on peut réellement aboutir à de très belles choses, impliquer plus fortement les élèves et ça a été un plaisir notamment de voir des élèves en difficulté, devenir des élèves moteurs lors du projet. Cette expérience nous apporte la preuve qu’affronter les questions historiques difficiles n’est pas impossible mais est même souhaitable et nécessaire. Une classe de 32 élèves, avec assez peu de mixité sociale (nous sommes à Saint-Maur-des-Fossés) a démontré l’approche inadaptée des programmes, en quelques semaines ils ont fait exploser les cadres et justifier les nouvelles approches des historiens : importance d’une histoire impériale de la France et nécessité d’une approche mondiale ou globale. En effet, quasiment la moitié de la classe est directement liée à ces questions de colonisation, plusieurs élèves sont le fruit d’autres histoires que celle de l’Empire français (familles d’origine portugaise liées à la guerre d’Angola). Un élève roumain nous a même interrogé sur le fait de savoir si l’URSS était aussi une forme de colonisation, question qu’on ne pose pas sous cet angle-là en Europe de l’Ouest. A l’heure où l’immigration est stigmatisée comme un très grand mal, le projet est venu rappeler que la plupart de nos élèves sont le fruit de migrations survenues lors de ces deux derniers siècles et que cela n’est pas une honte mais une richesse : les élèves l’ont affirmé haut et fort à travers la fierté de leurs histoires familiales.
Pauline Guillemet : Comment s’est passé le partenariat avec le théâtre de la Colline ? Quel a été le lien entre les élèves et Alexandra Badea, dont le travail était au cœur du projet ?
Cédric Maurin : Le personnel de la Colline a été formidable et s’est investi à fond dans le projet, cela a été un dialogue constant qui est venu nourrir le projet. Nous avons tellement aimé travailler ensemble que nous repartons sur un autre projet l’an prochain. Alexandra Badea a rencontré les élèves en début d’année et a pu parler de son histoire, de la genèse de sa trilogie et de notre projet mais elle a été très prise par la suite pour l’écriture et la création du deuxième volet [quais de Seine] ; elle a donc suivi le projet de manière plus lointaine par la suite. Elle a pu notamment, après la diffusion à la Colline des œuvres sonores, échanger avec un élève d’origine roumaine comme elle et dont l’enquête, cette année a été une véritable épopée.
Pauline Guillemet : Vous êtes venus voir Points de non retour. [Thiaroye], mis en scène par l’auteure au début de l’année à la Colline, comment les élèves ont-ils réagi à la pièce ? Quelles étaient leurs connaissances de la période ? Aviez-vous, en amont, travaillé le texte avec eux ?
Cédric Maurin : Je suis professeur d’histoire et le projet a été assez chronophage alors non nous n’avons pas travaillé le texte en avance. Cette pièce que nous sommes allés voir début septembre a véritablement lancé le projet. Les élèves ont vraiment apprécié la pièce même s’ils ont mis du temps à comprendre le croisement des différents fils narratifs. En tout cas, cela a permis de matérialiser pour eux ce que signifiait l’expression « récits manquants » et que notre projet plongeait dans l’intime et concernait plusieurs générations. Les élèves ont pu approfondir le cas de Thiaroye, parce que j’ai fait commander au CDI la bande dessinée, « Mort par la France » qui narre l’enquête et le combat de l’historienne Armelle Mabon.
Les élèves ont beaucoup été touchés par la pièce « Au milieu de l’hiver j’ai découvert en moi un invincible été » d’Anaïs Allais, le dispositif était plus simple, la langue plus directe et les élèves se sont beaucoup identifiés notamment grâce à la musique. En effet, dans la classe, certains ont découvert le passé colonial de leur famille, ou, pour la première fois, ont entendu leur parent parler en arabe.
Pauline Guillemet : Vous avez également, au cours de l’année scolaire, reçu la visite de différents intervenants concernant ce projet. Comment s’est fait le choix de ces intervenants ? Comment avez-vous inscrit, dans le cadre pédagogique, ces interventions ?
Cédric Maurin : Comme j’ai pu le dire tout à l’heure, il m’a semblé assez rapidement évident de greffer Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz au projet, pour que la recherche universitaire rencontre la recherche expérimentale que nous menions dans la classe. J’avais, en effet, assisté au festival Secousses sur 1848 et ils y intervenaient pour un atelier d’histoire partagée et contrefactuelle. J’ai trouvé la démarche extrêmement efficace et tout à fait à la portée des élèves. Ils ont accepté tous les deux très rapidement, ont pris le temps de lire les carnets de bord et nous avons beaucoup réfléchi autour de ce projet. Leur venue en classe a été un grand moment du projet : les élèves ont vu que leur travail était pris très au sérieux et ont pu échanger sur leurs démarches d’enquête historique ; quant à Pierre et Quentin, ils n’avaient pas encore testé leur atelier d’histoire contrefactuelle avec un public scolaire du secondaire, il me semble. Cela nous a donné à tous les trois plein d’idées pour la suite du projet, nous sommes en train d’y réfléchir.
Pauline Guillemet : Avez-vous imaginé des moyens (ou bien des outils) qui permettraient que d’autres collègues, dans d’autres établissements, s’inspirent de votre démarche pour entreprendre un projet similaire ?
J’ai justement pris contact avec l’inspection académique, qui, avec la réforme en cours, est débordée, mais nous nous sommes mis d’accord sur l’idée de mettre à disposition une page Eduscol pour rendre disponible la mise en place pédagogique et tout ce qui a permis, cette année, d’instaurer un climat de confiance et de travail avec la classe mais aussi tout ce qui permet d’anticiper et de gérer les situations difficiles.