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Re-constituer une communauté : la charte des "survenus" de 1351

Vignory, 1351. Nous sommes dans le Vallage champenois, entre Joinville et Chaumont, sur les bords de la Marne. En ce milieu de XIVe siècle, la Champagne est en proie au dépeuplement, conséquence de la Peste noire qui a frappé quelques années auparavant. Alors que les heurts de la guerre, notamment des pillages récurrents de bandes de routiers, se feront sentir au tournant des décennies 1350 et 1360, un jeu de négociation se tisse entre la communauté, l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon, présente dès le XIIIe siècle sur la localité, et le pouvoir seigneurial de Jean de Saint-Dizier.

Au cœur de cette charte, dite des « survenus », se trouve le souci de maîtrise des flux humains, rouage de l’encadrement seigneurial, désireux de fixer les populations dans ce contexte de dépopulation[1]. En 1312, le père de Jean de Saint-Dizier avait affranchi les habitants et leur avait, entre autres, permis d’aller s’installer ailleurs[2]. Par cet acte, accordant aux nouveaux venus les mêmes droits que les « hommes et femmes d’origine », le seigneur de Saint-Dizier et de Vignory ainsi que son épouse Marie de Bar-Pierrepont entendent faciliter la reconstitution d’une communauté ayant subi une importante saignée démographique et dont l’abbaye ne tire plus assez de revenus. Ce que cette source livre, c’est donc aussi un témoignage, comme beaucoup d’autres, sur l’épidémie et sa perception chez les hommes du Moyen Âge, en nous donnant à lire, à voir presque, la « pestilence de la mortalitey qui novelement a courru es corps de hommes et de femmes », ces maisons et terres désertées et en ruine.

Cet octroi permet à Jean de Saint-Dizier de manifester tant son lien de privauté avec le pouvoir royal, en se désignant comme queux de France, que son pouvoir seigneurial, ne serait-ce que par la matérialité de la pièce, ses dimensions et l’apposition d’un sceau équestre et d’un contre-sceau armorié. Pour autant, cet acte peut être rapproché d’autres, contemporains, qui ont concerné des membres de sa parentèle et qui attestent des rapports de force mettant en interdépendance habitants et seigneurs. Quelques mois plus tard, en janvier 1353, le roi Jean II confirme deux actes à la demande des habitants de Sompuis, plus au nord en Champagne, qui lui versèrent la somme conséquente de 300 florins d’or à l’écu[3]. Le premier est l’abandon réalisé en mars 1292 par Jean, seigneur de Dampierre et de Saint-Dizier, grand-oncle du seigneur de Vignory, des corvées et charrois, moyennant des taxes sur le bétail. Le second est un accord de 1331 par lequel Jean de Châtillon, chevalier, les libère des tailles et mortemains à lui dues contre une redevance de 170 livres par an.

Ce document, numérisé par les Archives départementales de la Haute-Marne et accessible en ligne[4], peut, en étant retravaillé, fournir un exemple pédagogique dans le cadre des séquences relatives aux évolutions démographiques de l’Europe ainsi qu’aux sociétés et cultures rurales au Moyen-Âge (programme de seconde en histoire).

Proposition de retranscription

  • Original, parchemin, sceau équestre et contre-sceau armorié rouge, Chaumont, Archives départementales de la Haute-Marne, fonds Laloy, F 600.
  • Copie (peut-être du xve siècle) dans un petit in-folio du xviie siècle intitulé « Copie de quelques pièces du prieuré de Vignory », Paris, Bibliothèque nationale de France, Latin 9907, fol. 32.
  • D’Arbaumont, Cartulaire du prieuré de Saint-Étienne de Vignory, Langres, Imprimerie et librairie Firmin Dangien, 1882, pp. 118-121.

 

D’après A.

 

[Au dos :] Quarta[5] dis survenus

[1] A tous ceulz qui cez presentes lettres verront et orront, Jehans, sires de Saint Dysier[6] et de Voignoirry[7], queux de France, et Marie de Bar, sa leaulx compaigne et espouse, et dame des lieux devant diz, [2] salut. Comme pour la pestilence de la mortalitey qui novelement a courru es corps de hommes et de femmes, les maisons et habitations, terres et demoinnes que avoient, tenoient et possidoient les hommes [3] et femmes estans en nostre ville, terre et chastellerie doudit Voignoirry, soient en la plus grant partie demoureez inhabitaublez et en voie de ruyne et de estre degasteez[8] et desertes pour deffaut de habitans [4] et de cultiveurs, et meesmement les maisons, terres et demoinnes[9] des hommes et femmes estans en nostre ville, terre et chastellerie doudit Voignoirry appartenans a nos tres chiers et bons amis les religieux, [5] abbey et couvent de Saint Benigne de Dyjon[10], a cause de la priourtey[11] de Voignoirry, membre de ladicte eglise et fondee par nos predecesseurs signours de Voignoirry soient et demourent vuides, inha-[6]-bitaublez et en desert, pour raison et occasion de ce que lesdictes chosez sont assises en nosdictes villes et haute justice, si ne si puet aucuns asseoir de novel senz nostre volentey, congié et licence, et ainssi [7] pourroient lesdictes choses demourer longuement ou a tous jours despupleez et desertes sanz faire aulcun proffit ausdiz religieux ne a nous, si comme de par yceulx religieux nous a estey donney [8] a entendre, lesquelz nous ont supplié humblement que en ce les vossessiens pourveoir de remede gracious et convenable.

Sachent tuit que nos qui les choses faites, dediees et ordenees a Deu et a [9] sainte Eglise, ne volons mie estre amourries[12], restrointes ou deperiez[13], mais ycelles volons et entendons tenir en bon estat, et les encor multiplier et acroistre de tout nostre povoir, d’un commun acort, volen-[10]-tey et consentement, pour consideration des chosez dessus dictes, et pour estre participans es biens fais, prieres et orasons desdis religious a l’enour[14] de Deu, de la glorieuse virge Marie et de monsignour [11] saint Benigne, en l’enour douquel ladicte priorteis fuit fondee, avons volu, consenti, acordey, octroié et passey es dis religieux que tous les hommes et femmes qui depuis ladicte mortalitey se sont assis [12] et qui asseoir se vourront et demourer par mariage ou autrement ores et a tous jours mais en perpetuitey es menoirs, maisons ou demoinnes appartenans a ladicte priorté estans en nostredicte ville [13] et chastellerie de Voignoirri, soient et demourent hommes et femmes de ladicte priortey de telle condicion comme les autres hommes et femmes d’orine[15] et d’anciennetey d’ycelle, et que il usent et puissent user [14] des droiz, libertes, previleges et usaiges des autres hommes et femmes de ladicte priortey, des villes ou il s’asseront, reservey et retenu a nous et a nos hoirs sur yceulz et sur leur hoirs nos redevances [15] avec nostre justice et souverainnetey toutes telles et semblaubles, senz riens muer, comme nous les avons, povons et devons avoir en et sur lez autres hommes et femmes de ladicte priourtey d’orine et d’anciennetey, [16] c’est a savoir sur chascun des sourvenus et sur leur hoirs telles redevances, souverainnetey et justice comme nous havons, poons et devons avoir sur les autres hommes femmes de ladicte priourtey d’orine [17] et sur les choses qui de lour meuvent es lieux et es villes ou lesdis sourvenus se sont assis ou se asserront pour le temps ad venir. Et n’est mie nostre entencion que les hommes et femmes de nostre demoinne, [18] fiez ou arriers fiez se puissent marier es hommes et femmes de ladicte priourtey, ne aux asseoir desous ne es demoinnes d’ycelle par mariage ne autrement, se ce n’estoit par le grey, volentey et expres con-[19]-sentement de nous ou de nos hoirs, mas la donation et grace dessus dicte par nous faite et octroiee auxdis religieux nous volons et liberaulment ouctroions et consentons que elle ait et sortise son effet [20] en tous autres hommes et femmes, fuers[16] que ceulz de nos demoinnes, fiez et arrieres fiez dessus dis. Promettons leaulment et en bonne foi que nous, contre la donacion et grace dessus dicte ne venrons ne venir [21] ne ferons par nous ne par autre, en appert ne en requoy, mais ycelle tenrons fermement pour nous et pour nos hoirs, senz corrumpre et senz venir contre. Et avons renoncié et renoncons a toutez [22] aides de droit escript et non escript, de canon et de loy, au benefice de restitucion enterine[17], a toute exception de fraude, de barat[18] et de lesion, et a ce que nous ou autres qui de nous auroit cause, peus-[23]-siens dire ne opposer nous avoir estey decehus en faisant les choses desus dictes, et a toutes raisons, barres[19], cavillations[20] et deffensses de droit et de fait que nous et nostre hoir ou successour pourrienz [24] dire ou opposer contre la tenour de cez presentes lettres, et especialment au droit disant general renonciation non valoir. Et est a savoir que nous, Jehans dessus dis, avons donney et octroié, don-[25]-nons et octroions a nostre devant dicte chiere et amee compaingne et espouse, plain povoir et auctoritey, congié et licence de faire et de aggreer, loer, consentir et octroier les choses devant dictes et chascune [26] d’icelles, ainxi comme il est contenu en cez presentes lettres. Et nous, Marie dessus dicte, de bonne volentey et sanz contraincte, avec le congié, auctorité et licence de nostre chier et amey signour et [27] espous devant dit, qui les choses dessus dictes avons faites, octroyés et accourdeez, avec toutes les renonciations et exceptions dessus dictes, renoncons au droit de velleen[21], la tenour d’ycelly a nous dili-[28]-gemment exposee, et a tous autres drois et previleges introduis en la favour des femmes.

En tesmoingnaige de laquelle chose, nous Jehans et Marie devant dis, avons scellees cez presentes [29] lettres de nos propres seelz, sauf en autres choses nostre droit et en toutes l’autruy, lesquelles furent faites et donnees le mardi apres la feste de la tranlation saint Nicholas[22], ou mois [30] de may l’an de grace mil trois cens cinquante et un.

 

[1] Sur les mouvements de populations dans cet espace : R. Fossier, « Remarques sur les mouvements de population en Champagne méridionale au xve siècle », Bibliothèque de l’école des chartes, 122 (1964), pp. 177-215.

[2] J. Fériel, « Vignory. Ruines du château – Le prieuré », Mémoires de la Société historique et archéologique de Langres, Langres, Musée Saint-Didier, 1847, vol. 1, p. 53.

[3] Paris, Arch. nat., JJ 81, 567, fol. 286-v.

[4] En ligne : http://archives.haute-marne.fr/viewer/series/FRAD052_F600/

[5] Charte.

[6] Saint-Dizier (Haute-Marne, sous-préf.).

[7] Vignory (Haute-Marne, cant. Bologne).

[8] Dévasté, détérioré.

[9] Possessions.

[10] Abbaye Saint-Bénigne de Dijon (Côte-d’Or, com. Dijon).

[11] Prieurté, synonyme de prieuré.

[12] Amoindries.

[13] Détériorée.

[14] Honneur.

[15] Origine.

[16] Fors, excepté.

[17] D’après J. D’Arbaumont (op. cit., p. 120), il s’agit de la restitutio in integram du droit romain

[18] Ruse, tromperie.

[19] Argument de droit mobilisé pour entraver un jugement.

[20] Argument sans valeur.

[21] D’après J. D’Arbaumont (op. cit., p. 121), il s’agit d’une référence au sénatus-consulte vélléien relatif aux droits des femmes mariées.

[22] 9 mai.

Publié le 11 octobre 2018
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