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Re-commencer

Une chose est sûre : recommencer est difficile de plusieurs façons, et quiconque a jamais compté sur sa deuxième chance sait que, loin de se présenter comme une contradiction abstraite, les paradoxes de la “nouvelle fois” traversent nos pratiques de part en part. Sitôt que nous tentons de poursuivre, ils nous poursuivent en retour.

On partirait de remarques très simples. Par exemple, dans le verbe “recommencer”, le préfixe re– semble indiquer non seulement la répétition mais la réflexion, née d’un certain genre de recul. Or à y regarder de plus près, cette différence est moins marquée qu’il ne semble : car on pourrait aussi bien dire que tout commencement véritable implique déjà d’être sorti des premières hésitations, d’avoir rompu avec l’immédiateté – si les bons romans d’aventure font débarquer leur lecteur au milieu de l’action, in medias res, c’est que les choses sérieuses commencent rarement au départ. La fiction contemporaine s’est même fait une spécialité de revenir en amont du point où cela commence vraiment, pour donner au spectateur le plaisir d’entendre frapper les trois coups de la pièce : le genre hollywoodien du prequel invite ainsi à suivre non seulement les premiers pas du héros, mais bien les pas qui les précèdent, le film avant le film (par exemple, rencontrer le jeune Bruce Wayne avant Batman, Poquelin avant Molière ou Shakespeare in love).

On devrait donc distinguer non seulement recommencer et commencer, mais commencer et débuter : ce verbe convenant seul aux premiers moments d’une pratique. Plus précisément, le début diffère du commencement en ce que le sujet n’y est pas encore en mesure de régler son intervention dans le monde sur une quelconque maîtrise de lui-même, et demeure par conséquent hors d’état de s’orienter en vue d’un avenir. Si en toute rigueur il n’est de commencement que vis-à-vis d’une suite, le débutant n’en est pas là : certes, à chacun de ses mouvements malhabiles et empressés des répercussions s’ensuivent, mais à l’aveugle, en tous sens – comme on dit, elles lui arrivent ; et s’il y réagit, c’est au coup par coup, incapable de s’engager sur ce qui au juste va se produire. De ce fait, chacune de ses actions entretient avec la suivante une relation extrinsèque, chaque geste ricoche sur des conséquences qui, l’entraînant une fois à gauche, une fois à droite, l’isolent autant qu’elle le lient aux gestes qui le précèdent et suivent. Les premiers pas en tous genres tirent leur potentiel burlesque du spectacle de cet écart, entre la suite qu’ils voudraient composer et la succession dans laquelle ils retombent parce qu’ils viennent buter contre un réel qui chaque fois les désorganise. Le débutant n’enchaîne pas, il affronte la malignité d’objets qui se déchaînent et le dispersent : c’est Mickey Mouse dans Fantasia, étourdi par une tornade de seaux et serpillères ; c’est votre première leçon d’auto-école (freiner, accélérer, caler, redémarrer).

Il faudra donc avoir longtemps débuté pour parvenir au commencement, et le plus célèbre incipit de l’histoire de la philosophie, la Première méditation de Descartes n’inaugure déjà la pensée que tardivement, in extremis : si Descartes y décide d’y “commencer tout de nouveau depuis les fondements”, c’est (lisez le texte, faites le compte) parce qu’il a auparavant, dès l’enfance, acquis nombre d’idées sans les examiner ; puis, au fil des années, bâti sur ce sol meuble tout son système de connaissances ; puis réalisé combien cet édifice était fragilisé par des bases si peu assurées ; puis décidé d’y remédier ; puis attendu des circonstances favorables ; puis craint s’il atermoyait encore de n’être bientôt plus capable de mener à bien l’entreprise. Descartes, ou la première méditation à la dernière minute. Mais par là-même, c’est une lourde menace qui pèse sur la décision de re-commencer. L’inquiétude est celle-ci : s’il a déjà fallu une fois se séparer de soi-même, se rassembler et se reprendre, compter sur sa réflexion pour se donner un avenir et tâcher de ne plus ânonner – en bref si toute première fois est à quelque degré tardive et ne va pas sans arrachement, sans rupture avec les préalables ; alors le geste de recommencer se donne comme la répétition d’une répétition, et cette reprise d’une scène déjà jouée pourrait bien éroder notre capacité à croire en l’avenir, tant elle porte à douter d’avoir jamais rompu avec l’impréparation des débuts. Celui qui se rassure à la pensée de n’être plus un débutant, s’alarme aussitôt en se souvenant l’avoir déjà dit et cru dans sa prime jeunesse : il serait trop beau, hélas, que les angoisses de débutant surviennent seulement au début et se dissipent à la longue.

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Cet extrait est tiré du dernier livre de Mathieu Potte-Bonneville, Recommencer, publié aux éditions Verdier (mars 2018). 

Publié le 13 octobre 2018
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