Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

Façonner

Rassembler des miettes d’histoire : le cas du pain de guerre en Allemagne

Un jour, en marge d’une conférence, l’historienne Nina Régis reçoit des mains d’un archiviste une enveloppe, dans laquelle elle découvre de minuscules miettes de pain. Pour Entre-Temps, elle raconte comment ces miettes sont depuis devenues pour elle un objet d’étude à part entière. Elle montre comment elle a, pour en faire l’histoire, tissé autour de ces quelques miettes un indispensable réseau d’images et de textes qui donnent à ce pain de guerre une nouvelle consistance.

« Tout ce que l’homme dit ou écrit, tout ce qu’il fabrique, tout ce qu’il touche peut et doit renseigner sur lui ». Écrite par March Bloch (Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, 6e éd., 1967), cette citation a inspiré mon étude, qui a commencé aux archives berlinoises, à partir de textes, d’images et de correspondances. Fascinée par la microhistoire de Carlo Ginzburg et celle, sensible, d’Alain Corbin, je me suis intéressée à un objet qui peut paraître, au premier abord, anecdotique. Cet objet comestible de la Première Guerre mondiale ou « Grande Guerre », telle que l’appelaient les contemporains, est le « pain de guerre », soit « Kriegsbrot / K. Brot » ou encore « Kriegskartoffelbrot / K.K. Brot ». Ce pain est le résultat d’une inventivité imposée par la peur du manque d’abord, par la montée des prix, puis par une disponibilité et une accessibilité réduites, causant une véritable sous- et malnutrition en Allemagne. Celles-ci étaient dues à une dépendance des importations et au manque de matières premières, dont le blé, lui aussi majoritairement importé avant la guerre. Dès le début du conflit, les embargos économiques des pays voisins et ennemis touchent de plein fouet l’Allemagne, ayant peu d’accès à la mer et étant située au centre de l’Europe.

La rencontre avec l’objet lui-même était inattendue. Elle est survenue à l’occasion d’une conférence à Dijon intitulée « Manger et boire entre 1914 et 1918 », à l’occasion du centenaire de la Grande Guerre. Après ma présentation, un archiviste me tend une petite enveloppe. S’y trouve mon futur objet d’étude, en miettes : de minuscules morceaux de pain, de quelques millimètres, enveloppés dans un papier à carreaux, jauni par le temps. L’inscription « Pain K. K. (remis par les réfugiés du Nord à un convoyeur), avril 1915 » est la seule information disponible à propos de ce curieux objet, éphémère, friable et destiné à être mangé, ayant pourtant résisté au temps. Dures, d’un brun doré et inodore, dépourvues de toute moisissure, ces petites reliques de la guerre avaient pourtant survécu au passage de cent années.

Miettes de pain de guerre conservées par un soldat français. © Bibliothèque patrimoniale et d’étude de Dijon.

Depuis, je suis allée à la « chasse aux pains ». À mesure que mon regard se précisait, au fil des années, de nombreux autres objets de ce type, dispersés depuis l’Allemagne sur plusieurs continents, ont croisé mon chemin. D’abord aux Archives de La Contemporaine à Paris (Invalides), à l’Historial de la Grande Guerre à Péronne, jusqu’à l’Imperial War Museum à Londres. Des recherches en ligne m’ont permis de découvrir des tranches, des pains entiers ou en morceaux, issus de collections privées en Angleterre, ou encore au sein du Minnesota Historical Institute aux États-Unis.

Constat déroutant : je n’ai rencontré qu’un seul pain produit sur le sol allemand pendant le conflit, à la Fondation Konrad Adenauer. Pendant la guerre, le futur chancelier allemand est maire de la ville de Cologne. Il invente alors toutes sortes d’objets utiles dans la vie quotidienne, de petits exploits peu connus aujourd’hui. Pour remédier aux pénuries alimentaires, il fait même breveter une recette de pain de maïs. Le statut de ce personnage politique explique la conservation de son invention, qui a fait l’objet d’une reconnaissance officielle. En revanche, jusqu’à présent, aucun autre acteur historique ou institution en Allemagne ne semble avoir fait de même.

Ces objets, de prime abord, ne parlent pas. Si la formation universitaire en histoire contemporaine apprend à analyser des textes, disponibles en très grand nombre, elle est moins portée sur les objets. Pour les époques antiques et médiévales, des études archéologiques ont été menées sur des galettes de pain à l’aide d’analyses chimiques poussées. Steven Kaplan, grand historien du pain en France, a également mis la main à la pâte pour mieux comprendre son objet d’étude. Comment, alors, décrypter de telles sources et percer les raisons de leur conservation ? Comment dépasser le silence de ces documents atypiques pour élaborer un savoir historique ? Cet article a pour but de présenter les différentes méthodes ayant permis de dépasser ces obstacles. La première solution envisagée est de croiser les objets avec les images. Dans un second temps il s’agit de mobiliser les textes juridiques et la presse. Enfin, les études médicales et les sources du for privé offrent un regard différent sur les morceaux de pain conservés.

Une iconographie révélatrice de l’image de l’autre et d’un souvenir traumatique

La méthode principale a été de croiser les sources[1]. Reliées à des représentations de l’époque, certaines mises en scène de ces objets comestibles permettent de comprendre leur portée politique[2]. Cela est par exemple le cas de miettes de pain et de petits os attachés en croix, glissés dans une enveloppe destinée à l’empereur allemand, Wilhem II. Henri-Gabriel Ibels, un dessinateur français, représente ce dernier en vieillard faible, impuissant, détestable. On peut alors relier ces images antiallemandes avec cette lettre, par laquelle un ennemi anglais de l’Allemagne souhaitait probablement la mort de l’empereur. Il espérait peut-être que le symbole, à travers l’objet, soit plus fort que des mots : les miettes pour la famine, les os pour la mort. On imagine la surprise du destinataire – mais peut-être aussi sa peur et son dégoût – à l’ouverture d’une telle lettre.

D’autres images encore permettent de comprendre la conservation des morceaux de pain par des particuliers, dont l’un des exemplaires porte l’annotation « pain K » et l’autre « pain K. K. ». Comme l’a très bien démontré Juliette Courmont dans son ouvrage sur l’odeur de l’ennemi (2010), tout un imaginaire avait été forgé autour de la puanteur de « l’Allemand », en particulier à travers son pain, jugé exécrable par les prisonniers français. La Grande Guerre était aussi une guerre de communication, un aspect sous-estimé du côté allemand, mais dans lequel on excellait en France. En effet, pour discréditer l’ennemi, de nombreuses cartes postales françaises associent le pain produit en Allemagne avec des excréments. Une fois rentrés chez eux, les prisonniers français semblent avoir rapporté, tout comme plusieurs soldats anglais et américains, des échantillons de cette matière sur laquelle ils n’avaient aucune emprise, à laquelle ils devaient la vie, mais aussi le souvenir souvent traumatique d’un goût exécrable, qu’ils reliaient avec la guerre elle-même.

Carte postale illustrant les propos scatologiques en France sur le pain de guerre en Allemagne (env. 1915). ©Archives départementales du Rhône (côte 64Fi1-64Fi742) 
Carte postale illustrant les propos scatologiques en France sur le pain de guerre en Allemagne (env. 1915) ©Bibliothèque numérique de la Sorbonne.

Le goût et la composition du pain à travers les textes juridiques et la presse

Mis à part les images, ce sont des textes qui donnent les clés de lecture les plus précises de ces objets. Tout d’abord, il y a les écrits juridiques. Les règlements du Reichsgesetzblatt (RGBl), le bulletin législatif du Reich allemand, informent notamment sur l’évolution de la composition officielle du pain de guerre. À partir du 1er décembre 1914, le pain de guerre, Kriegsbrot, doit contenir au minimum 5 % de flocons de pomme de terre, pourcentage qui augmente dès le 15 janvier 1915 à 10 %. À cette même date est inventé le « pain K. K. », le Kriegskartoffelbrot (pain de guerre et de pomme de terre), contenant au minimum 20 % de flocons de pomme de terre. Or, l’arrêt des importations d’engrais azoté (salpêtre) depuis le Chili et des matières premières à cause des blocus économiques entraîne des pénuries toujours plus sévères. Ainsi, à partir de mai 1916, ces flocons peuvent être remplacés par des farines de haricot, de soja, de pois, de son, de maïs, de manioc ou de sagou. La possibilité d’ajouter 5 % de sucre au pain en juin 1917 puis des rutabagas en février 1917 entraîne une nette dégradation qualitative et gustative. Sans qu’il soit nécessaire de goûter les pains conservés, ces chiffres donnent de premiers éléments pour appréhender la saveur d’un aliment devenu archive, car paradoxalement exclu de la consommation.

Carte postale allemande promouvant le pain de guerre contenant de la pomme de terre (15.5.1915). © Collection de cartes postales historiques Sabiene Giebrecht (Université d’Osnabrück), creative commons (CC0 1.0).
Carte postale allemandes promouvant le pain de guerre contenant de la pomme de terre (15.5.1915). Collection privée.

La presse de l’époque donne elle aussi de nombreux éléments de lecture. On peut notamment y suivre la mouture du seigle et du blé utilisés pour fabriquer le pain de guerre. Le blé est rare et cher, alors que le seigle, produit en Allemagne, prédomine. Cela explique la couleur foncée du pain. Au cours de la guerre, la mouture, c’est-à-dire l’opération qui permet de réduire en farine les grains des céréales, est de plus en plus élevée[3]. Elle passe de 65 % en 1914 pour le seigle à 94 % à partir de 1917 et ne baissera que progressivement à partir de 1919. Celle du blé, de 75 % en 1914, atteint son maximum en 1917 avec 94 %, avant de baisser en 1919 à 80 %. Pour comprendre l’impact concret de cette évolution, j’ai eu l’occasion de m’intéresser à des aspects techniques de la boulangerie liés au gluten, à l’utilisation des levures, aux températures et aux saisons ayant un impact sur la production du levain, enfin aux machines et aux substituts de farine utilisés. Des échanges avec des boulangers, des chercheurs en chimie alimentaire et la visite guidée d’une meunerie ont enrichi la compréhension de cet objet du passé. Cela m’a notamment permis d’expliquer pourquoi ces pains conservés étaient si denses et avaient si peu d’alvéoles.

Comprendre les effets du pain sur les corps par les textes médicaux et le for privé

Quelles sont ensuite les conséquences de la consommation de ces pains sur la santé ? Ici aussi les journaux donnent nombre d’informations : au début de la guerre, ces produits sont bien supportés, car ils contiennent encore peu de substituts. En revanche, à partir de 1916, certaines maladies se développent à cause du pain avarié et trop vite pourri, car trop humide. Cette même année, pour protéger la santé de ses concitoyens, Max Rubner, hygiéniste et médecin de renom, s’oppose formellement à la proposition de légaliser l’utilisation de paille dans le pain, par le biais d’une lettre adressée au président du ministère impérial de la Santé. Son conseil n’est pas écouté. Pour éviter les soulèvements, la production de pain doit être garantie à tout prix. En juin 1916, la farine de paille est autorisée par règlement officiel, afin de pétrir la pâte à pain. Cette farine entre dans les boulangeries et échappe au contrôle des autorités. On comprend alors mieux les morceaux de paille retrouvés dans plusieurs échantillons de pains conservés.

Cette pratique entraîne un nouveau degré de dégradation gustative et qualitative. Entre 1917 et 1919, de nombreux articles font le lien entre l’affaiblissement physique général de la population, le nombre de décès dans les hôpitaux, la tuberculose, les maladies intestinales d’une part et d’autre part le pain de guerre. En 1917, ce dernier est souvent qualifié de visqueux, filandreux, collant entre les dents et au couteau. Si ces informations sont disponibles pour les Allemands, ainsi que pour le monde entier à travers la presse, c’est parque la censure des sujets liés à l’alimentation a été sous-estimée et se trouve en réalité hors de contrôle[4].

Pour se renseigner sur le goût, l’odeur et le toucher du pain, mais aussi les conséquences physiologiques de sa consommation, les études scientifiques en nutrition représentent également des sources précieuses. Manquant de moyens, le scientifique Rudolf Otto Neumann, pourtant directeur de l’Institut d’hygiène de Bonn pendant la guerre, devient son propre cobaye pour mener des recherches sur la composition chimique des pains entre 1915 et 1919. La consommation continue de pain contenant notamment de la farine de paille lui cause de graves problèmes de digestion, ses excréments deviennent si durs qu’ils lui infligent des lésions et des saignements[5]. Ces expériences sur la composition chimique et l’impact physiologique de cet aliment n’auraient pu être menées aujourd’hui, pour des raisons pratiques et éthiques. Elles permettent néanmoins de mieux comprendre l’étendue des conséquences physiques de la consommation de l’objet étudié.

Enfin, les sources du for privé, les journaux intimes et les lettres entre l’arrière et le front sont des sources d’informations centrales. Elles donnent des clés de lecture pour comprendre comment ce pain est consommé, touché, distribué, refusé, politisé, dévié de sa fonction première. Écrites en sütterlin, une calligraphie introduite autour de 1915 en Allemagne, ces sources devaient d’abord être paléographiées. Cela impliquait d’apprendre à lire en sütterlin, mais également à s’adapter aux écritures individuelles des différents auteurs de ces ego documents.

Exemple de carte postale écrite en sütterlin, à l’occasion d’un anniversaire le 5 juin 1919. Carl Robert Arthur Thiele, Schlechte Aussichten, Série : Hamster-Erlebnisse. © collection privée de l’autrice.

Brandi lors de grèves et de manifestations, le pain se mue en objet de contestation et de désobéissance. Il est aussi présenté comme l’élément clé d’une économie morale pour reprendre le concept d’ E. P. Thompson, celle d’une société en guerre et soumise à un rationnement par le biais de tickets. Les pratiques consistant à les voler, puis à les revendre, ou bien à introduire des farines illicites en grande quantité dans le pain, le vol et la revente de tickets, sont jugés immorales par les autorités. Cela est d’autant plus le cas lorsque ces dernières ne parviennent pas à les sanctionner. En revanche, d’après les souvenirs de Walter Koch, pourtant chef du ministère de l’alimentation en Saxe, le recours au marché noir, illégal lui aussi, devient acceptable, les rations officielles étant jugées insuffisantes par le plus grand nombre à partir de 1917. Dans ce contexte, dans leurs journaux intimes et les mémoires, les enfants de la guerre mettent en avant l’immense responsabilité ressentie par ces derniers chargés de l’achat du pain, si précieux qu’il doit être mis sous clé par les mères. D’autres refusent sa dégradation gustative et préfèrent le modeler afin de constituer de petites figurines avec la mie plutôt que de la consommer. Ces informations renseignent sur la valeur de ces objets, rarement conservés en Allemagne. Ce sont en majeure partie les prisonniers étrangers qui les conservent après leur libération, lors de leur retour dans leur pays où l’alimentation est de nouveau plus abondante.

Grâce au croisement de ces nombreuses sources, on découvre notamment que ces pains ont fait l’objet d’une biopolitique, selon le terme foucaldien, permettant le bon fonctionnement de la Cité. Des substituts sont ajoutés au détriment du goût, afin d’en assurer la disponibilité et l’accessibilité. Or, la quantité ne suffit pas, en Allemagne, à préserver la productivité à l’arrière, la qualité et le goût du pain ayant été grandement sous-estimés. À l’image du blé, la plante de « civilisation » par excellence mentionnée en ces termes par Fernand Braudel, les pains organisent « la vie matérielle et parfois psychique des hommes très en profondeur, au point de devenir des structures à peu près irréversibles » (Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe – XVIIIe siècle. Les structures du quotidien, Paris, Colin, 1967, vol. 1). Il s’agit par conséquent d’un objet éminemment politique, bien qu’il puisse paraître insignifiant, et dont l’étude permet de proposer un nouvel éclairage sur un conflit que les contemporains appelaient la « Grande Guerre ». En croisant des sources iconographiques et textuelles, juridiques, journalistiques, politiques, médicales, intimes, l’étude tisse un réseau d’informations permettant de décoder et de donner une profondeur historique à des morceaux de pain centenaires.


[1] Pour approfondir l’étude et l’approche de ces sources, voir : « La Grande Guerre au prisme du pain de guerre : sources et approches », dans : Des sources pour une Plus Grande Guerre, Damien Accoulon, Julia Ribeiro Thomaz et Aude-Marie Lalanne Berdouticq (dir.), 2021.

[2] Un séminaire en présentiel sur les « politisation des objets du quotidien » organisé par Laurent Dedryvère, Emmanuel Fureix et Hélène Valance a eu lieu en 2023-2024 à l’INHA.

[3] Plus la mouture est élevée, plus la farine contient les enveloppes extérieures du grain, plus la farine est dite « complète », et plus cette dernière est généralement foncée. Ces enveloppes ne contiennent pas de gluten. Or, ce dernier permet d’assouplir et de faire lever la pâte. Une présence accrue de ces enveloppes, rend donc la confection d’un pain alvéolé et léger plus difficile.

[4] Nina Régis « ›Der Schrei nach besserem Brot‹. Zur Zensur von Nahrungsmittelfragen in der deutschen Presse von 1917 », dans : Steffen Bruendel, Frank Estelmann, Pierre Monnet (éd.), Der infame Krieg. Aus- und Nachwirkungen eines missglückten Friedens / La guerre infâme. Conséquences et prolongements d’une paix manquée, 2022.

[5] Rudolf Otto Neumann, Die im Kriege 1914-1918 verwendeten und zur Verwendung empfohlenen Brote, Brotersatz- und Brotstreckmittel unter Zugrundelegung eigener experimenteller Untersuchungen. Zugleich eine Darstellung der Brotuntersuchung und der modernen Brotfrage, Berlin, Julius Springer, 1920.

Publié le 2 avril 2024
Tous les contenus de la rubrique "Façonner"