Portraits d'archivistes : entretien avec Christine Martinez, archiviste politique
En cette rentrée, Entre-Temps a souhaité inaugurer une nouvelle série de portraits, de celles et de ceux qui, dans les coins et recoins du monde entier, travaillent à rendre disponibles et exploitables les archives. Sous la forme d’un entretien ou d’un texte rédigé, nous souhaitons donner à lire différentes esquisses de ce qui compose la vie et le métier d’archivistes. Pour le premier temps de cette série, Margot Renard s’est entretenue avec Christine Martinez, archiviste-paléographe et conservatrice générale du patrimoine, aujourd’hui directrice des Archives départementales du Lot.
Christine Martinez a le parcours d’une professionnelle de terrain, dont la pratique et la réflexion sont largement ouvertes à l’international et portées par un sens aigu de la valeur politique des archives. Après s’être formée à l’École nationale des Chartes, elle a longtemps travaillé aux Archives diplomatiques du Ministère des Affaires étrangères puis au Conseil international des Archives, ONG qui promeut la préservation et l’accès aux archives dans le monde entier, par la coopération internationale. Simultanément, elle a travaillé comme responsable des relations internationales à la Direction des Archives de France, puis s’est engagée auprès des collectivités comme directrice de la Culture, des Patrimoines et des Archives dans les Yvelines. Elle est ensuite devenue directrice des Archives départementales de l’Aude puis du Lot, poste qu’elle occupe depuis 2021. Le sens du service public et de la valeur politique intrinsèque des archives ont façonné la manière dont elle aborde son métier. Entre-Temps, dans le cadre de sa série de portraits d’archivistes, a voulu mettre en lumière son parcours atypique.
Entre-Temps : Quand et pourquoi avez-vous souhaité devenir archiviste ?
C.M : Je sais exactement à quel âge j’ai voulu devenir archiviste : à 12 ans. La plupart des services d’archives exercent une mission d’accompagnement des enseignants et d’accueil de scolaires pour leur faire découvrir les archives, dans l’espoir d’éveiller leur conscience politique et d’exercer leur esprit critique. A 12 ans, j’ai bénéficié d’une visite aux archives départementales de la Haute-Garonne avec ma professeure d’histoire. Là, j’ai discuté avec un archiviste, qui avait un certain charisme. Je lui ai posé des questions sur son métier et sur l’exposition qu’on était venus visiter. Ce n’est donc pas par l’histoire que je suis arrivée aux archives, c’est par les archives elles-mêmes. Et quand je suis rentrée avec ma professeure d’histoire au collège, je lui ai demandé : « que faut-il faire pour être archiviste ? ». Elle m’a dit qu’il fallait faire l’École des Chartes. Ce que j’ai fait, je me suis lancée dans cette voie et je n’en ai jamais changé. Je n’ai pas eu le concours du premier coup mais j’ai persisté et je l’ai eu la deuxième fois.
ET : Qu’est-ce qui vous avait interpellée dans ce que vous avait dit cet archiviste ?
C.M : L’idée de réfléchir sur le passé, déjà, et sur un passé très proche, très lié à la vie quotidienne. Il se trouve que je suis issue de l’immigration, je suis fille et petite-fille de républicains espagnols. Or le Sud-Ouest a été extrêmement marqué par la Retirada, l’exil des républicains face à la guerre civile en Espagne entre 1936 et 1939, durant laquelle plus de 500 000 personnes franchirent les Pyrénées pour se réfugier en France. Quand on est issu d’une famille d’exilés, on se pose beaucoup de questions, surtout qu’à la maison nous ne parlions pas du tout de ce sujet. Je ne me le formulais pas à l’époque, mais il me semblait que les archives pouvaient m’apporter une forme de réponse. À travers mes expériences professionnelles, cette idée de la nécessité impérieuse de disposer d’archives pour répondre à ce type de question a été précisée et confortée. Ç’a aussi été déterminant dans le développement de mon engagement politique.
ET : Parlez-nous de votre passage à l’École des Chartes. Comment s’est-il déroulé ?
C.M : Pour moi, l’École des Chartes était le moyen de devenir archiviste, donc je n’ai pas fait ma thèse dans le but de continuer dans la recherche. C’était un exercice permettant de mettre en pratique ce qu’on apprenait à l’École des Chartes. Je me suis aussi dit que j’allais en profiter pour « m’amuser » : quitte à y consacrer autant de temps, il me fallait un sujet qui puisse m’apporter de la jouissance intellectuelle. Je me suis tournée vers un professeur de l’Université de Toulouse, Bartolomé Bennassar, un ami de mon père, qui se trouvait être un spécialiste de l’histoire de l’Espagne à l’époque moderne. C’était quelqu’un d’extraordinaire, qui à cette époque avait découvert l’intérêt de certaines sources de l’Inquisition espagnole pour travailler sur des sujets qui ne se rapportaient pas spécifiquement à l’Inquisition. Donc il m’a proposé un sujet sur les rapports entre l’Inquisition et l’esclavage en Espagne au Siècle d’Or. Cela m’a permis de passer de longs mois en Espagne, à Madrid, où j’avais encore de la famille – des mois très heureux. Mais mon objectif était vraiment d’être archiviste, donc en sortant de l’École je me suis dirigée dans cette voie.
ET : Dès votre premier poste, vous avez eu une forte ouverture à l’international. Pouvez-vous nous en parler ?
C.M : Avec l’équipe que j’ai intégrée au Ministère des Affaires étrangères, nous avons conduit des formations dans les ambassades et les consulats pour les aider à trier leurs archives, remettre la fonction à niveau lorsqu’il y avait des dysfonctionnements, ou préparer le cas échéant des rapatriements vers le Centre des Archives diplomatiques à Nantes. Je faisais en sorte de rencontrer les collègues étrangers, de voir comment ils travaillaient, quelles étaient leurs pratiques, bonnes ou mauvaises, et commencer à me constituer un petit réseau.
Je peux vous raconter une de mes expériences : j’ai eu la grande chance de participer aux négociations pour la restitution par les Russes des archives françaises spoliées par les forces d’occupation allemandes durant la Seconde Guerre mondiale. Il y avait eu un premier retour d’archives en 1993. Il y avait environ 10 km d’archives françaises déposées dans un centre à Moscou, récupérées par les Russes à la fin de la guerre. Des premières négociations avaient été engagées, puis stoppées car la Douma avait décidé qu’il s’agissait d’un trophée de guerre faisant partie du patrimoine national russe. Il y eut reprise des négociations à la fin des années 1990. Avec ma chef, nous sommes allées plusieurs fois en mission à Moscou rencontrer nos collègues russes, qui nous mettaient assez souvent des bâtons dans les roues. Il fallait être un peu retors… On a essuyé les plâtres au niveau européen sur cette question des restitutions. Je crois d’ailleurs qu’on a été les seuls à devoir payer ces archives (pour la petite histoire, le directeur des archives de l’époque est parti avec la caisse) [1].
En 2002, ce n’était pas encore terminé. Il y avait encore des fonds composites, retraités avec des méthodes différentes des nôtres, et des éléments avaient disparu. Certains avaient été vus par des archivistes russes mais n’étaient plus dans les fonds cédés aux Français… J’étais chargée de retrouver les ayants-droit des fonds privés. J’ai vécu des moments privilégiés, comme la restitution des archives au Grand Orient de France, à l’Alliance française, à l’Alliance israélite… Des moments très émouvants, aussi. Parfois on remettait des dossiers à des personnes privées dont les parents avaient été déportés, qui se rappelaient de la dernière fois où, enfants, ils avaient vu leurs parents puis avaient perdu leur trace. Dans ces dossiers, ils retrouvaient parfois une photographie, une carte postale de leurs parents… On avait l’impression de restituer une part de leur identité à ces gens.
ET : Vous avez ensuite continué à développer cette ouverture à l’international ?
C.M : C’est pour continuer dans cette voie que j’ai ensuite postulé sur le poste de chargée des relations internationales aux Archives de France. J’imagine que personne n’en voulait, puisqu’il était vacant depuis un an. Ma patronne, Martine de Boisdeffre, avait un fort tropisme européen. Elle avait travaillé avec Élisabeth Guigou lorsqu’elle était ministre des Affaires européennes (de 1990 à 1993). La France a beaucoup contribué à la coopération européenne sur la question des archives, ça ronronnait un peu auparavant. On a vraiment mis en place des cadres, un plan d’action, des projets dont la plupart sont arrivés à terme. Ç’a été un environnement très stimulant de travailler dans cette grosse machine qu’est l’Union européenne, d’en voir les rouages de l’intérieur.
ET : Comment se déroulaient les collaborations avec les professionnels étrangers ?
C.M : J’ai participé à des groupes de travail sur des projets visant à élaborer des normes internationales d’archivage, notamment quand j’étais secrétaire générale adjointe au Conseil national des Archives. Une norme n’étant pas une règle mais une synthèse de bonnes pratiques ou un idéal vers lequel on doit tendre. Quand une norme est bien faite, elle fixe un cadre de réflexion et elle peut être adaptée à la culture, au cadre juridique d’intervention, aux réalités à la fois professionnelles et politiques des différents pays. On a donc élaboré la norme d’archivage numérique, puis avec ma collègue Marie-Anne Chabin, on a monté un groupe de traduction de cette norme en français. C’est une professionnelle que j’aime beaucoup, quelqu’un de courageux, qui dit et écrit ce qu’elle pense, avec beaucoup d’humour et de pertinence[2]. Cet exercice de traduction était passionnant, parce qu’il montre à quel point vous maîtrisez ou pas les concepts professionnels. Les pratiques et les cultures se confrontent : qu’est-ce qu’on peut retirer des différentes pratiques, comment on les met en œuvre… L’idée n’était pas d’arriver avec nos pratiques françaises en les considérant comme les meilleures.
J’ai d’ailleurs un regard assez critique sur les activités de formation professionnelle à l’international qu’on a pu mener, où pendant des années le but a été de faire rayonner la pratique archivistique française. Elle a ses vertus, je l’applique tous les jours au travail, mais il y a aussi des domaines où elle n’a pas su évoluer. Cela aussi parce qu’elle dépend de cadres juridiques comme la loi d’Archives dans le Code du patrimoine, qui nous enferme[3]. Pour moi, les archives sont un objet éminemment politique avant même d’être un objet patrimonial. Maîtriser l’information, c’est avoir une parcelle de pouvoir. Quand on parle des archives, c’est souvent parce qu’il y a des problèmes politiques derrière. Regardez les archives liées à la Deuxième Guerre mondiale, à la guerre d’Algérie… Les archives sont un outil de gouvernance et de contrôle. Après la chute du mur de Berlin, les archives de la Stasi ont été redécouvertes : elles sont intéressantes sur un plan historique bien sûr, mais aussi comme outil de réconciliation, d’appropriation du passé par les citoyens allemands, pour aller de l’avant. Les archives ont trait à l’identité du peuple.
Dans l’association Archivistes sans Frontières que je préside, nous cherchons à favoriser l’accès à l’information comme pilier de la transparence démocratique, en sauvant des archives et en favorisant leur communication. Mais il faut faire attention à notre posture et s’adapter aux situations. En tant que bénévoles en mission dans différents pays, nous arrivons avec notre « légitimité » professionnelle, mais nous n’avons pas la légitimité que confère la connaissance du terrain. Il faut qu’on s’adapte aux contraintes, en tout cas à celles que le terrain nous pose à nous, étrangers, mais qu’il ne pose pas forcément aux collègues sur place. Il faut souvent oublier ce qu’on sait faire, oublier les solutions plaquées. Au Burkina Faso, nous sommes intervenus aux côtés de collègues pour sauver un fond d’archives déposé dans un bâtiment sans fenêtres, avec de la poussière qui rentrait, un climat souvent sec… Il était impossible d’asséner que les archives se conservent à 18 degrés, avec 45-50% d’hygrométrie, les normes classiques de la conservation. Donc on a réfléchi ensemble, en posant l’idéal vers lequel il faudrait tendre mais en faisant des concessions : la température ne doit pas trop varier, l’humidité doit être limitée, etc.
A Kaboul, en Afghanistan, nous sommes allés voir les archives historiques, les archives royales et les manuscrits. La personne qui nous a accueillis nous a dit qu’elles avaient été enterrées dans un sous-sol dont la porte avait été scellée, ce qui les avait protégées des Russes puis des Talibans. Plus tard, le premier bâtiment inauguré par Hamid Karzai, le président d’Afghanistan de 2001 à 2014, a été les Archives nationales. Symboliquement, c’était très fort. Les archives sont très politiques, et si je ne suis pas engagée dans un parti, je suis politiquement engagée dans mon métier.
ET : Et vous portez aussi cet engagement en mettant les archives à disposition de tous via des plateformes et des bases de données sur Internet ?
C.M : Absolument, comme l’ensemble de mes consœurs et confrères. Le contexte est très encadré juridiquement, avec des critères de protection de la vie privée assez drastiques. Avec Marie Landelle, ma consœur des Pyrénées-Orientales, on a relancé un projet pour le 80e anniversaire de la Retirada dont j’ai parlé, cette arrivée massive de Républicains espagnols sur le sol français, parqués dans des camps de réfugiés dans des conditions épouvantables (camps par lesquels ma famille est passée).
Il reste encore des témoins vivants de cette période. Il fallait donc marquer ce moment d’un point de vue archivistique mais d’une manière plus pérenne qu’une énième exposition ou un énième colloque, en mettant les archives des camps à disposition sur le site des archives départementales. Il a fallu que nous défendions fortement ce dossier, car si nous pouvions communiquer sur place les documents liés à l’internement des républicains dans les camps, on ne pouvait pas encore les mettre en ligne : le délai est de cent ans concernant l’usage des données personnelles. On a profité de la parution de certains textes permettant de contourner ce délai, un texte de 2018 autorisant la mise en ligne de données considérées comme non sensibles, par exemple. On s’est rapprochées des associations de descendants de réfugiés pour faire valoir le besoin social et mémoriel de retracer des trajectoires individuelles et familiales. Finalement, on a réussi à faire aboutir notre dossier, et on a pu mettre en ligne une base de données ouverte au public, suivant les recommandations faites par la CNIL. Cela ouvrait une brèche concernant les archives des camps, non seulement les camps de républicains internés mais tous les camps d’« indésirables » internés entre 1938 et 1945.
ET : Avez-vous dû vous former à tous ces outils numériques désormais très utilisés par les services d’archives ?
C.M : Je ne me suis jamais vraiment formée aux outils numériques, en réalité, j’ai fait ça sur le terrain dans le contexte de projets auxquels j’ai été associée. Je me suis toujours refusée à aller trop dans le détail, car la technologie n’est pas mon métier. Mon métier est d’en savoir suffisamment pour veiller à ce que les principes archivistiques soient respectés, dans le développement des fonctionnalités d’un système informatique. Si on décide depuis 2018 de numériser des archives papier puis de les détruire, la chaîne de numérisation doit être parfaite pour garantir l’authenticité et l’intégrité de la copie numérique. C’est de cela que l’archiviste doit s’assurer avant tout.
ET : Vous avez aussi une sensibilité particulière pour l’enseignement et la formation ?
C.M : Ils ont été en filigrane tout au long de mes postes. La manière dont j’ai découvert les archives au service éducatif quand j’étais enfant a aussi été un point de départ pour ma sensibilité à la transmission. Je pense que si un jour ce monde peut devenir meilleur et aller de l’avant ce sera en grande partie grâce à l’éducation. Cette mission de transmission, je l’ai exercée à différents niveaux, en formant les personnels non archivistes des services où j’ai travaillé, en codirigeant le Master d’archivistique de l’université de Versailles Saint-Quentin…. J’ai aussi monté des formations dans l’Aude, notamment à travers un programme qui s’appelle « La fabrique de l’infox », pour souligner le rôle des archives dans la fabrique de l’information et de la désinformation. C’est un travail partagé avec d’autres métiers, les journalistes, les communicants… Mais les archivistes ont pour mission de prouver qu’un document est authentique, fiable et intègre, et ils ont donc leur rôle à jouer dans la lutte contre ce fléau qu’est la désinformation. On a créé plusieurs ateliers dans le cadre de ce programme, notamment un atelier pour les enfants, « L’atelier du faussaire », avec les enseignants. C’est un exemple d’action éducative dans un contexte politique.
ET : Comment considérez-vous votre carrière dans son ensemble ?
C.M : J’ai eu une carrière absolument géniale, même si ça n’a pas été un long fleuve tranquille. J’ai toujours choisi mes postes, ce qui est une chance, et j’ai pu en faire quelque chose de personnalisé, notamment grâce à une hiérarchie qui m’écoutait. J’ai rencontré beaucoup de gens qui m’ont inspirée et enthousiasmée. Et si j’ai un message à faire passer, c’est qu’il faut donner du sens à ce qu’on fait, et pas seulement du sens professionnel, mais du sens politique.
[1] Dans les archives des ministères, ces fonds d’archives sont désormais dits « Fonds de Moscou ». Un documentaire a été produit par Arte sur ce sujet : Artem Demenok, Moscou 1941. Les Voix de la mémoire, documentaire, All., 2021, 95 min.
[2] Son blog : https://www.marieannechabin.fr/