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Poésies et expériences du temps à l'école primaire

Au cours de l'année scolaire 2020-2021, Jules Rat, assistant d'éducation dans une école primaire parisienne, a consacré plusieurs séances à un travail sur la poésie médiévale avec une classe de CE2. Il revient, pour Entre-Temps, sur cette rencontre littéraire avec le Moyen Âge. Les lectures guidées des poèmes qu'il a menées avec ses jeunes élèves lui ont permis de rendre compte d'une certaine manière d'approcher la pratique historienne.

codex
Le seigneur Konrad Von Altstetten se repose avec sa bien-aimée, Fol, 249v, Codex Manesse (vers 1300) par Rudiger et Johannes Manesse , bibliothèque de l’Université d’Heidelberg, Allemagne.

 

« Des forêts profondes, des châteaux enchantés, des monstres, des demoiselles en détresse, des héros au grand cœur, des amours sans limites. La littérature du Moyen Âge a de quoi séduire les imaginations enfantines et adolescentes. Mais peut-elle davantage ? »[1]

J’ai la chance de travailler en tant que jeune stagiaire dans une école primaire parisienne, en classe de CE2, où je parle du Moyen Âge aux élèves. C’est avec un grand étonnement que j’ai découvert à quel point cette période leur parlait, leur imaginaire est habité – voire hanté – par des figures médiévales. C’est précisément en cela que le Moyen Âge trouve sa place dans les lectures d’enfants. En accompagnant leurs lectures de poésies médiévales, il est possible de faire advenir un entre-temps évocateur et porteur d’histoire. Il s’agit pour ce faire d’exhumer des textes, de créer une méthode pour les rendre lisibles, d’observer la manière dont les enfants façonnent l’histoire et enfin transmettre pour bâtir des ponts vers le passé.

Le MA
Copie d’élève

 

Au cours de l’année 2020-2021, j’ai mené douze séances d’une heure environ auprès de deux groupes de CE2. Ces vingt-quatre heures au Moyen Âge ont été l’occasion de découvertes, de déceptions, de questionnements aussi. Nous avons étudié ensemble :

  • « Yver vous n’estes qu’un vilain » de Charles d’Orléans
  • « Lanquan li jorn son lonc en may » de Jaufré Rudel
  • « A chantar m’er de so qu’ieu non volria » de Béatrice de Die
  • Cent ballades d’amant et de dame de Christine de Pizan
  • La chanson de toile de « Gaiete et Oriour »
  • « La Griesche d’Hiver » et « La complainte Rutebeuf » de Rutebeuf
  • Li congié de Jean Bodel
  • Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes

Les fiches distribuées en cours se présentaient toujours de la même manière, elles comportaient le texte en ancien (ou moyen) français (qu’ils appellent en riant le « moche français »), une traduction, puis des questions de lecture et enfin des questions sur le sens qu’ils mettaient derrière ces mots. Tous les textes étudiés étaient « oralisés » afin de les rendre leur compréhensible, je ne restituais pas la prononciation pour qu’ils comprennent que cet état de langue n’était pas une langue étrangère mais bien une trace historique. En voici un exemple:

Béatrice de Die
Exemple de fiche distribuée

 

Les plus jeunes ont un rapport singulier au lointain, du moins, ils n’ont pas une conception précise de cette distance. Le travail réalisé en classe s’abstenait autant qu’il est possible de présenter des périodes fixes même si les textes étaient accompagnés d’un court élément de contexte afin de replacer les œuvres  dans leurs environnements. Les élèves auquel je m’adresse n’ont guère de connaissances de la poésie du Moyen Âge, l’histoire, et de surcroît l’expérience poétique s’offrent à eux à travers leur subjectivité, et non à travers des dates.

MA 2
Copie d’élève

 

Quand ils lisent de la poésie, ils le font non pas – seulement – pour envisager l’histoire, ils pénètrent un monde qui n’est plus, celui de la poésie d’il y a mille ans. Toucher la pratique historienne par l’expérience sensible, voilà le but de ce travail engagé avec mes élèves sur la poésie.

Le philologue William Marx écrit que « nous habitons à l’intérieur de ce qu’on pourrait appeler des bibliothèques invisibles, des bibliothèques mentales »[2]. Les bibliothèques mentales de mes élèves de CE2 recèlent de réflexions pour le chercheur. L’étude faite en classe sur les poésies des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles permet notamment de conjuguer l’histoire aux histoires.

Poésie 3
Copie d’élève

 

Les élèves font part de préjugés esthétiques quant à l’ancien français. La bizarrerie et la laideur sont souvent évoquées pour qualifier cet état de langue. La langue que les élèves lisent se présente comme vieillie par le temps passé et leur permet de prendre conscience de ce qui nous en éloigne.

Avec la poésie médiévale, ils sont confrontés à ce que Jean-François Hamel nomme « un mouvement de revenance »[3]. Le Moyen Âge se présente comme un revenant, et sa poésie comme un guide. Ce phénomène était très clair dans l’esprit d’une élève qui a précisé un jour que connaître la poésie ancienne était important pour « avoir de l’imagination et de la connaissance ». S’il manque l’image, cette lecture permet d’imaginer, en se plaçant dans « l’assemblée des écoutants antérieurs »[4] et invite à un changement de perspectives.

 

[1] ZINK, Michel, Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 24 mars 1995, reprise dans Le Moyen Âge et ses chansons, ou un Passé en trompe l’œil, Paris, Éditions de Fallois, 1995, p.18.

[2] MARX, William, Vivre dans la bibliothèque du monde, Paris, Fayard, 2020, p.49.

[3] HAMEL, Jean-François, Revenances de l’histoire : répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit, 2006, p.10.

[4] BLANCHOT, Maurice, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 459.

 

Publié le 5 octobre 2021
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