Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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Personnages. Les interprètes au Tribunal pénal international pour le Rwanda 

Avec la nouvelle série "Personnages", Entre-Temps s'intéresse aux femmes et aux hommes rencontrés au détour d'une recherche, à celles et ceux qui, une fois croisés dans une fresque, un inventaire, un procès, un récit, une gravure, un journal, une photographie... nous emboîtent le pas. Qu'il s'agisse d'un individu, ou de deux, ou de tout un groupe, ce ne sont plus simplement des noms qu'on a lus, des personnes qu'on étudie, mais bien des personnages, qu'on n'oublie pas. Leur rôle est-il anecdotique, récurent, central ? En tout cas, ils en jouent un. Entre-Temps veut faire de la place, donner corps à ces figures devenues familières qui, sans forcément apparaître distinctement dans les publications des chercheurs et chercheuses, les accompagnent parfois longtemps. Pour lancer la série, Timothée Brunet-Lefèvre tend l'oreille aux voix des interprètes du Tribunal pénal international pour le Rwanda, invisibles acteurs de premier plan dans l'archive judiciaire.

Entre 2017 et 2019, mes premières recherches sur l’histoire du génocide des Tutsi rwandais avaient pris comme objet la mobilisation du religieux dans la population rwandaise hutu et ses élites, tout particulièrement à travers le cas de prêtres catholiques ayant participé aux massacres et entraîné avec eux leurs paroissiens. Cette question prenait appui sur un cas, autant paradigmatique qu’extrême, en la personne du père Athanase Seromba, et ce à partir de son procès devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), basé à Arusha en Tanzanie. 

Fondé en 1994, quelques mois seulement après la fin du génocide, le TPIR a produit, dans le sillage de son action judiciaire, un corpus majeur pour écrire l’histoire du génocide : le tribunal et ses enquêteurs ont réuni, sous l’étiquette de « pièces à conviction », des archives administratives, des communiqués, des discours, ainsi que des notes privées de responsables politiques de l’époque, présentés en audience et rendus accessibles depuis la « Base de données judiciaires unifiée » ; une bibliothèque numérique volumineuse qui regroupe par « affaires » les archives des procès tenus devant le TPIR ainsi que devant le Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie (TPIY). Inspiré par les approches d’autres collègues1, j’ai pris pour objet et comme point de départ le déroulement des procès en tant que tels. C’est donc à rebours de ces procédures que j’ai lu le procès tel qu’il se présentait dans son archive, comme le passager clandestin d’un débat judiciaire reconstitué à l’écrit, sans pour autant me fondre dans la place des acteurs judiciaires et sans me conformer à la logique judiciaire qui régissait le travail du TPIR. 

Entraîné dans cette « lecture », je n’ai pas tout de suite interrogé le « lissage » produit par la mise à l’écrit des audiences. Pour les acteurs du procès – comme pour moi, au fond –, ce qui comptait le plus n’était pas la réalité matérielle des audiences mais la substance des discours portant sur l’événement jugé. Guidé par cette logique, l’archive produisait un événement fictif, dépouillé d’une de ses dimensions centrales, la traduction simultanée en trois langues (français, anglais, kinyarwanda), et de celles et ceux qui la rendent possible, les interprètes. Les archives écrites du TPIR  ont en effet partiellement effacé la trace de leur action, au point que, contrairement à tous les acteurs judiciaires du procès (juges, avocats, greffiers…) et même aux sténotypistes, ils n’y sont pas mentionnés ou crédités (fig. 1). C’est sur ces personnages, invisibles ou plutôt invisibilisés, mais omniprésents et essentiels, et sur leur rôle, dans l’élaboration tant du procès que de l’archive, que je voudrais m’arrêter.

Des audiences « lissées »

Comme j’ai pu l’expliquer, ma confrontation quotidienne avec cette source prit la forme la plus évidente et laborieuse : reprendre chacune des audiences retranscrites par les sténotypistes du TPIR au long de six années de procédures. 

Le grand avantage de cette source ne tient pas uniquement à son accessibilité : consulter le procès en lui-même, c’est déjà se confronter aux protagonistes de l’affaire, aux habitants de communautés rwandaises réunies à l’audience. Le procès, encore plus pour un néophyte comme moi, n’était plus seulement une source mais un facilitateur pour accéder aux récits des témoins qui constituaient mon matériau de base. L’économie des moyens et des fins liées à cette première recherche m’a conduit à me laisser guider par cette archive et ce qu’elle rendait disponible, en considérant, presque inconsciemment, que la question de la langue, bien qu’importante, était au fond affaire de technique : la traduction avait rendu audible et donc lisible la parole des témoins pour celles et ceux qui ne maîtrisent pas le kinyarwanda. La traduction pouvait donc être considérée comme une étape, invisibilisée par l’archive, et qui me rendait un grand service comme elle l’avait fait pour les acteurs judiciaires. Pour cause, ces témoins prenaient la parole devant un tribunal installé à Arusha, en Tanzanie, face à des magistrats respectivement sud-africain, norvégien, sénégalais, et où plaidaient des avocats canadiens, camerounais, béninois, français. 

C’est bien en vertu de cette dimension internationale que la présence d’interprètes fut incontournable pour assurer les allers-retours entre les trois langues du TPIR. La tâche ne fut pas sans difficulté : dans une affaire, par exemple, après plus de dix ans de procédures, les interprètes du tribunal ont dû assurer dans un très court délai la traduction d’un verdict de 1 500 pages pour permettre aux condamnés d’en prendre connaissance et de faire appel dans les temps. On pouvait alors lire dans le média en ligne rwandais Igihe le témoignage d’un de ces interprètes, soulignant le travail acharné de sa petite équipe, « invisible et indispensable ». Quand on se penche sur l’organisation du TPIR, ces deux adjectifs résument assez bien le statut des interprètes. Aussi, l’ampleur de leur travail est décuplée dans le cadre d’une institution pénale où le quotidien est fait de « débat » : en audience, plusieurs interprètes doivent se relayer, heure par heure, pour assurer la traduction en simultané et ainsi rendre possible la communication entre les protagonistes de l’audience.

Pourtant centraux dans ce dispositif, les interprètes furent assignés à une place marginale, comme les films des audiences le montrent : les traducteurs étaient écartés de la salle d’audience, depuis leurs cabines situées en dehors de l’espace symbolique de la scène judiciaire. (fig. 2) Cet effacement est encore plus prononcé au contact des archives écrites : en lisant les retranscriptions, j’ai pu me surprendre à complètement oublier que les interprètes étaient omniprésents et n’ont cessé de traduire en simultané les dires des uns et des autres. En plus, lire les retranscriptions du TPIR, en français ou en anglais, c’est forcément lire ça et là, à une fréquence qui n’est pas précisée, des paroles traduites par les interprètes d’une langue à l’autre. Au fond, les compte-rendus des sténotypistes ne rendent pas compte de la réalité souvent polyphonique et parfois même chaotique de l’audience quand, par exemple, l’interprète ne parvient plus à traduire plusieurs acteurs du procès prenant la parole en même temps. L’écrit produit à l’inverse un surcroît de lisibilité sur l’audience, en filtrant les éléments énoncés qui comptent (les propos d’un témoin) de ceux qui ne comptent pas (les onomatopées, les phatiques, le ton…)2

Les retranscriptions donnent ainsi à lire un procès lissé, épuré de la présence des interprètes. De fait, la question que les retranscriptions nous posent fait écho à celles qui préoccupent plus classiquement les médiévistes ou les modernistes : la trace écrite de l’événement résulte toujours des procédures et discours qu’une institution et ses scripteurs portent sur elle-même, mais aussi en vertu des consignes, des buts, et même des impensés qui conditionnent et orientent leur pratique de l’écrit3

Il en résulte une hiérarchisation des discours, qui n’est pas sans rappeler l’utilisation que pouvaient faire les parties de cette archive immédiate : la retranscription la plus « fidèle » de l’audience, ce n’est pas celle qui rend compte réellement de tout ce qui a été dit, mais celle qui garde la trace du contenu des propos des protagonistes du débat judiciaire et auxquels les uns et les autres feront référence tout au long de la procédure, en faisant l’économie des « restes ». Les opérations ordinaires du tribunal y sont comme escamotées, à l’image des voix des interprètes.

Acteurs de l’archive et du procès

Pour cette recherche, j’ai en quelque sorte accepté cet état de fait. Ces personnages qu’étaient les interprètes, malgré les questions qui pouvaient me traverser (qui sont-ils ? comment travaillent-ils ?) demeuraient dans une position subsidiaire, notamment pour des raisons pratiques liées à la réalisation d’un mémoire dans un temps assez court. Toutefois, renverser la focale vers les interprètes permet de ne pas prendre pour acquis la lisibilité de l’archive ou la possibilité de ces procès : c’est ce dont je me suis rendu compte vers la fin de mon travail sur le procès Seromba, et encore plus quand je me suis intéressé à des procès relatifs au génocide qui avaient lieu à Paris, devant moi. Depuis ce travail plus récent – sans doute car j’ai alors pu assister directement à des audiences –, j’ai réellement saisi le caractère impératif de la question des interprètes, sur laquelle il est impossible de faire l’impasse. En partant d’eux, en les considérant donc vraiment comme des personnages de l’archive, on peut ainsi choisir de faire l’histoire de ce travail de justice, depuis les échanges ordinaires et quotidiens sur lesquels il repose. Questionner l’archive permet ainsi de ne pas prendre pour acquis les hiérarchies produites par l’institution judiciaire. En revenant aujourd’hui sur cette recherche antérieur avec cette sensibilité, je m’aperçois qu’il devient possible, dans les replis et les recoins de l’archive, d’esquisser une histoire plus fidèle du procès à partir des interprètes, quand on les considère comme des personnages à part entière de l’histoire du tribunal et de son travail quotidien. 

Quand on y fait attention, on peut ainsi lire les interprètes intervenir en traces succinctes, dans des jeux d’apparition et de disparition : leurs surgissements nous rappellent les étapes nécessaires au bon fonctionnement de l’interlocution devant la Cour (fig. 3). On comprend qu’ils sont eux aussi les coproducteurs de l’archive, en dictant le rythme du procès pour assurer une lisibilité respective d’un interlocuteur à l’autre, mais aussi au profit de l’archive tenue par les sténotypistes.

Lors de ma recherche, ces interpellations valaient autant pour les protagonistes de l’audience que pour moi-même. Ne leur trouvant réellement de place ailleurs, j’ai commencé à les comptabiliser, aussi en raison de leur caractère parfois quasi comique – comme, par exemple, les rappels au micro à répétition, qui permettent d’identifier les acteurs judiciaires prenant difficilement ce réflexe essentiel malgré des années de procédures… 

Ces interventions par à-coups sont toutefois aussi significatives qu’elles sont anodines ; ici, l’intervention de l’interprète, qui demande à l’un des membres du bureau du Procureur de parler distinctement dans son micro, rappelle que les interprètes sont tenus à l’écart dans leurs cabines et sont donc isolés du reste de la salle d’audience. Leur réapparition dans l’archive, de fait, est aussi une réapparition à l’audience, un coup d’arrêt rappelant leur existence et les conditions de leur travail aux membres du tribunal. D’autres interventions montrent l’interprète dans son rôle de premier plan, en tant que détenteur d’une compétence professionnelle et d’une familiarité avec le kinyarwanda, que l’essentiel des membres du tribunal ne connaît pas (fig. 4). 

Leurs interventions apparaissent d’autant plus cruciales lorsqu’il s’agit de corriger une erreur induite par une autre traduction, comme le montre l’extrait suivant : l’interprète kinyarwanda-français intervient, de sa propre initiative, pour rectifier une erreur de traduction dans un document soumis à la lecture (fig. 5). Le champ d’intervention des interprètes ne se limite donc pas à des problèmes techniques mais s’étend à des enjeux de savoir essentiels, en rectifiant les incertitudes qui peuvent échapper à l’ensemble de la Cour et qui peuvent, du même coup, complètement changer l’appréciation d’un témoignage dans sa cohérence.

L’enjeu n’est pas uniquement d’ordre technique, et c’est au fond l’une des grandes méprises vers lesquelles les archives écrites du TPIR ont pu m’entraîner. Leur rôle crucial de traducteur, au sens le plus large, consiste non seulement à assurer la transmission de propos d’une langue à l’autre, mais aussi à permettre le partage de l’expérience historique singulière des témoins, face à des étrangers à cette histoire. Il n’est plus seulement affaire de linguistique mais affaire de langue : l’interprète kinyarwanda-français, par exemple, peut savoir qu’un euphémisme renvoie à une réalité nettement identifiée et pointée du doigt par les témoins, dans une langue qui fait l’économie de la violence portée par les mots au moment de décrire les faits. Cette question fut centrale devant le Tribunal, notamment à l’égard de la traduction explicite des termes employés par les victimes et les témoins pour exprimer, notamment, l’ampleur des viols commis contre les femmes tutsi en 1994 : 

Cet aspect final met en perspective la place et le rôle des interprètes dans le travail intellectuel du tribunal, comme des personnages à part entière : la traduction résulte non seulement de choix et d’une pratique professionnelle, mais elle a eu des conséquences décisives dans les investigations du TPIR et la compréhension que s’en sont fait ses acteurs, et qu’ils ont défendue d’une procédure à l’autre. Dans cette approche, il n’est plus tellement question de savoir « qui sont-ils ? » – une question qui mérite un travail à part entière – mais il est déjà possible, sans aller plus loin, de se demander : « que font-ils ? ». C’est autour de cette question que je perçois aujourd’hui les interprètes comme des « personnages » au coeur de l’archive, pas uniquement dans leur présence effacée mais dans leur agir ; ils ont constitué des acteurs de premier plan, à titre collectif et individuel, d’un travail compréhensif de justice confronté à la massivité d’un génocide. 

En plus des choix de l’institution judiciaire, dans sa hiérarchie symbolique et dans ses buts, la « discrétion » qu’impose la pratique professionnelle a alimenté leur effacement relatif dans l’archive – effacement que j’ai peu interrogé dans un premier temps pour des raisons tant pragmatiques que liées aux biais introduits par les retranscriptions. Les reconsidérer ainsi, c’est rendre compte de la tâche réelle qu’a impliqué cette aspiration à une justice internationale, devant rendre compte des singularités de situations locales au nom d’une légitimité qui se veut universelle ; défi au centre duquel se trouvent les interprètes, à titre individuel, mais aussi comme les membres d’un corps professionnel. Quand on devient conscient de ces enjeux, on peut mieux se représenter leur tâche de premier plan, pris dans ce « courant de mots » auquel Eliane Ester Bots a consacré son film In Flow of Words (2021) sur les interprètes du Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie (TPIY). L’un d’eux, Besmir Fidahić, rappelle subtilement comment le « je » de l’interprète doit s’effacer pour donner sa voix à celle ou à celui qu’il traduit, et restituer le plus fidèlement possible son propos : 

Nobody in any conversation pays as much attention to what is being said as I do. 
Everything that comes out of your mouth is important. 
Suddenly, your thoughts are my thoughts. I am you. 

Quelle que soit la conversation, personne ne porte plus attention que moi à ce qui se dit.
Toute parole qui sort de votre bouche est essentielle.
Tout à coup, vos pensées deviennent mes pensées. Je suis vous.


  1. Je pense notamment aux travaux d’Ornella Rovetta sur le TPIR ainsi que ceux de Juliette Bour, mais aussi sur les recherches d’Hélène Dumas sur les procès gacaca au Rwanda.  ↩︎
  2. L’anthropologue Nigel Eltringham l’a très bien montré dans son travail d’observation des travaux au TPIR, insistant grandement sur ce grand écart entre la transcription écrite de l’audience et sa réalité sensible.  ↩︎
  3. On peut notamment penser au livre de M. T. Clanchy, From Memory to Written Record. England, 1066-1307 (1979) sur les pratiques et les usages de l’écrit.  ↩︎

Publié le 3 juin 2025
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