Façonner

Penser la littérature dans son passé

Contribution importante à la réflexion sur les usages historiens de la littérature, le livre de Judith Lyon-Caen propose un cas d’étude de la vie sociale de la littérature au XIXe siècle. L’objet en est la sixième et dernière nouvelle des "Diaboliques" extraite - et éditée intégralement dans le livre - de ce célèbre recueil de nouvelles de Barbey d’Aurevilly publié en 1874. Cette nouvelle intitulée "La Vengeance d’une femme", devient ainsi le champ d’expérimentation d’une micro-histoire qui s’aventure jusqu’au cœur du texte, le déployant entièrement pour montrer « ce que l’histoire peut dire de la littérature ».

Diaboliques2
Manuscrit des Diaboliques de Jules Barbey d’Aurevilly, source : Gallica, Bibliothèque nationale de France. Département des manuscrits. NAF 17372

 

À propos de Judith Lyon-Caen, La Griffe du temps, ce que l’histoire peut dire de la littérature, NRF essais, Gallimard, 2019.

Il s’agit d’analyser un écrit non seulement dans « l’événement de son écriture, de sa publication et de sa transmission » mais aussi dans ce qu’il dit des expériences du monde social qui l’a produit[1]. Cela implique de restituer l’expérience vécue du passé (« Erlebnis » en Allemand) en tant qu’elle a été saisie comme une expérience sociale (« Erfahrung ») par la littérature. Ce point est d’importance : il ne s’agit pas de considérer un texte littéraire aux qualités intrinsèques capable de transmettre de façon immédiate l’expérience du passé, pas plus qu’il ne s’agit de considérer la littérature comme un simple document, un écrit comme un autre, disponible à l’historien. Le livre est fondé sur la prémisse que la littérature est un phénomène social, historiquement situé et qu’il est possible de le comprendre comme tel depuis n’importe quel document littéraire. Ainsi, une nouvelle issue de ce phénomène social le modifie de même qu’un monument (textuel) rendu accessible à des visiteurs (des lecteurs) transformerait la perception qu’ils avaient de cette monumentalité (la littérature) auparavant.

71jXPhAQUGL

Le récit de Barbey d’Aurevilly, après un propos liminaire un peu obscur sur la littérature de son temps, met en scène la rencontre de deux personnages dans le Paris de Louis-Philippe : le dandy Robert de Tressignies et une prostituée qui avait attiré son attention. Au cours du commerce charnel entre ces deux personnages, la prostituée est reconnue comme étant la duchesse de Sierra-Leone, une Grande d’Espagne, qui avait choisi de s’engager dans le plus vieux métier du monde par vengeance. Parce que son mari avait fait assassiner son amant et livrer son corps et son cœur aux chiens, la duchesse prenait sa revanche en couvrant son nom d’opprobre et en contractant des maladies vénériennes. Histoire tragique, romanesque et bien évidemment fictive.

Dès lors, procédant par série de contextualisations, Judith Lyon-Caen s’interroge en historienne sur le témoignage que constituerait un tel document, en écrivant un « livre d’histoire sur la littérature et avec la littérature »[2]. Elle propose une lecture attentive aux restes, traces, détails et autres marqueurs spatio-temporels enfouis dans le texte et qui forment autant d’effets de réel ou au contraire de marques de fictionnalité.

 

La littérature en ce temps-là

Qu’est-ce qui fait que La Vengeance d’une femme appartient à la littérature en son temps ?

En ce domaine, plusieurs approches sont mobilisées par Judith Lyon-Caen (chapitre II). La première est une analyse très précise du rapport entre La Vengeance d’une Femme et son auteur à différents moments de l’existence éditoriale de la nouvelle. La censure des Diaboliques, pour « outrage aux bonnes mœurs » dans son édition de 1874 – nous sommes alors à l’époque de l’Ordre moral – rapproche son cas d’auteurs d’avant-garde comme Flaubert et Baudelaire. De même, les jeunes auteurs qu’il fréquentait à la fin de sa vie, tels Léon Bloy ou François Coppée, ont véhiculé l’image d’un Barbey d’Aurevilly anti-moderne et sulfureux. Lorsque La Vengeance d’une femme est rééditée en 1882 et adjointe aux “œuvres de Jules Barbey d’Aurevilly” par Lemerre, un des grands éditeurs de littérature de l’époque, c’est un tout autre message qui est véhiculé par le support. Le texte est alors transmis comme celui d’un auteur reconnu et en voie de canonisation.

Ces deux postures – Barbey d’Aurevilly sulfureux et Barbey d’Aurevilly anti-moderne – sont liées au positionnement de Barbey d’Aurevilly dans le champ littéraire. Positionnement étudié, dans un second temps par l’historienne qui emprunte alors des outils d’analyse à Pierre Bourdieu. La situation de Barbey d’Aurevilly dans le champ littéraire est le résultat d’une série d’actions, dont la production de livres n’est qu’une parmi d’autres. Sa posture d’auteur était travaillée par tout un ensemble de tenues et d’accessoires vestimentaires, légèrement démodés, qui permettaient de l’identifier à coup sûr dans les lieux publics. Loin d’être choisis au hasard par Barbey d’Aurevilly qui recourait volontiers au portrait photographique, ils affichaient ainsi une filiation avec les auteurs romantiques – ceux de sa jeunesse – permettant de le faire advenir en « dernier des byroniens » (p. 101). Son apparence était un prolongement actif et indissoluble de son travail d’écrivain puisqu’il écrivait sur le dandysme. Son hexis est de même l’écho du soin qu’il portait à fabriquer « de beaux manuscrits »[3]. Ces derniers transpiraient la littérature, par la palette des couleurs employées, la graphie travaillée et les variantes – soigneusement choisies par rapport au texte imprimé – de même que les redingotes cintrées et colorées identifiaient Barbey d’Aurevilly à une certaine génération d’écrivains. L’ensemble de ces éléments lui ont permis effectivement d’être reçu comme un auteur et à ses écrits d’être transmis et monumentalisés sous la forme d’une œuvre. Ce chapitre II est un préambule nécessaire avant la pleine mise en œuvre de la proposition d’une herméneutique historienne ; il décrit précisément la situation d’énonciation de La Vengeance d’une femme.

Opérations de contextualisation

Le contexte pertinent de compréhension d’un texte n’est jamais déjà là, l’historien doit au contraire mener des opérations de contextualisation[4] pour faire œuvre historiographique. C’est en s’appuyant sur ce postulat méthodologique que Judith Lyon-Caen travaille trois objets présents dans et par le texte : la prostitution parisienne au XIXe siècle, la référence discrète à une statuette de bronze obscène, la présence d’un espace urbain transformé par l’haussmannisation.

La lecture historienne classique d’un texte littéraire consiste à en faire soit un document pour l’écriture d’une histoire – ici de la prostitution –, soit un foyer producteur de représentations (chapitre I). Dans cette perspective, un savoir historien déjà constitué sur la prostitution au temps de la Monarchie de Juillet pourrait relever la plus ou moins grande exactitude du texte de Barbey d’Aurevilly qui écrit quarante ans plus tard. Dans cette perspective toujours, l’écriture de la nouvelle peut être contextualisée du côté d’un nouveau moment d’ébullition éditoriale – décennies 1860 et 1870 – en matière d’écriture de la prostitution – qu’il suffise ici d’évoquer Nana de Zola. Après s’être exercée à ces contextualisations possibles, Judith Lyon-Caen en propose une troisième appuyée sur l’écart chronologique entre « la fin du règne de Louis-Philippe » et le moment d’écriture de la nouvelle – ce qu’elle nomme le « brouillage ».

Cette contextualisation articule les « apprentissages sexuel et littéraire » du Barbey d’Aurevilly des années 1830 avec la densité des activités impliquant l’écriture de la prostitution parisienne à cette même époque. La nouvelle de 1874 porte ainsi la trace d’un temps où la prostitution subissait une politique répressive renforcée qui, paradoxalement, allait de pair avec une plus grande exposition. Cette répression a entraîné de nombreux écrits et publications – rapports de police ou règlements administratifs et en réaction pétitions de prostituées, guides galants, textes licencieux. La littérature pouvait alors bien servir à déchiffrer le social au même titre que les guides roses ou les rapports pour quantités d’acteurs aux motivations les plus diverses. Ils évoluaient tous dans une ville où la prostitution était encore visible et une question d’actualité ; les auteurs des années 1830 et 1840 n’étaient pas seulement des clients de ces prostituées, ils étaient aussi des individus qui partageaient avec elles une expérience sociale de la ville, notamment dans des lieux comme le Palais Royal. Barbey d’Aurevilly brouille son temps pour retrouver celui où Eugène Sue, Balzac et bien d’autres mettaient en roman « l’historien de la prostitution publique » Parent-Duchâtelet. Pour le dire autrement, la nouvelle de Barbey est aussi une opération historiographique, de celles qui lient ensemble les écrits littéraires et les écrits sur la prostitution dans les années 1830.

Le travail de contextualisation concerne, dans un deuxième temps, un détail ; plus exactement, une « obscène » statuette de bronze portant sur son socle le nom de « Madame Husson » (chapitre IV). Cet objet surgit tel un souvenir au narrateur lorsque ce dernier admire la mystérieuse prostituée qui s’offre à lui. L’historienne s’interroge alors : peut-on contextualiser cet objet ? Peut-on contextualiser le sentiment d’impudeur qui s’empare du narrateur ? La minutieuse opération conduit à rendre « l’épaisseur de réalité » produite par cet objet et à s’approcher d’une possible réception par les lecteurs de 1874. Histoire de l’art et annuaires commerciaux de la Monarchie de Juillet sont tour à tour mobilisés pour montrer les limites d’une contextualisation matérielle : impossible de retrouver ce qui apparaît bien comme un pur objet de fiction littéraire. Toutefois, ce détour infructueux qui laisse l’énigme irrésolue à l’érudition, montre comment toute une production de l’art industriel – ces bronzes – était un marqueur temporel déplaçant le lecteur dans le « Paris d’alors ». L’impudeur du bronze devient alors la trace dont se saisit Judith Lyon-Caen pour proposer l’histoire d’une ville surchargée d’images érotiques en tout genre, où la littérature la plus établie était le motif des détournements polissons, de même que les flâneurs voyaient leurs sens constamment sollicités. Simple trace d’un passé oublié de nos jours, ce bronze était donc un signe pour le lecteur averti de 1874 qui comprenait qu’une mise en ordre de l’espace public s’était depuis opérée.

Une troisième opération de contextualisation conduit à s’intéresser à la « topographie romanesque » et à sa référentialité (chapitre VI). Plans et calotypes sont convoqués par l’historienne afin d’approcher cet espace transformé à partir de 1858 par les travaux de la place de l’Opéra. Cet espace disparu qui a été un espace d’expérience vécue de la ville de la Monarchie de Juillet par le jeune Barbey est aussi un espace saturé d’images littéraires car saisi par la littérature des années 1830 et 1840. Si les rues Basse-du-Rempart, de la Chaussée-d’Antin et des Mathurins sont mentionnées dans la nouvelle, le passage dans lequel s’engouffre la prostituée et à sa suite le jeune dandy, Robert de Tressignies, ne porte pas de nom. L’historienne lui en donne un, à partir d’une observation des plans ; il s’agirait du passage Sandrié. La présence anonyme de ce passage ne peut servir à documenter la ville de l’époque de la Monarchie de Juillet. En revanche, elle dit quelque chose d’une « mémoire morphologique de la ville »[5]. Cette présence « spectrale » est le résultat d’un travail d’écriture qui consiste en une « sépulture littéraire »[6] d’un espace disparu.

Écriture des expériences liées à la prostitution avant son invisibilisation, écriture de la présence de l’érotisme dans la ville avant son occultation, écriture de la mémoire d’une ville avant sa modernisation : les trois opérations de contextualisation menées par Judith Lyon-Caen rendent le sens historiographique de La Vengeance d’une femme et partant, son caractère politique. Ces griffes du temps « sur la matière romanesque » sont autant de « marques indirectes d’expériences passées »[7]. L’écriture de Barbey est donc une opération historiographique de « feuilletage »[8] du réel que l’historien ne doit pas renoncer à comprendre ni monumentaliser à son tour.

Expériences passées, mise en écriture et opérations historiographiques

L’écriture d’expériences passées s’inscrit plus globalement dans une « opération de fabrique du passé » dont le dispositif est mis au jour par l’historienne (chapitre VII). Ce travail conduit à faire un pas de côté par rapport aux approches historiennes qui pointent les savoirs dont seraient porteurs les textes littéraires.[9] Ainsi, La Vengeance d’une femme n’est pas une opération d’écriture littéraire susceptible de rendre ce supplément d’âme au passé inaccessible de l’historien. Elle est avant tout une écriture de « l’historicité de l’expérience humaine »[10], c’est-à-dire l’expérience de la vie moderne – celle des décennies 1830 et 1840 – qui est l’objet d’une expérience d’écriture au milieu des années 1870. Précisons : l’expérience du flâneur qui regarde passer les filles, accoudé au perron du café Tortoni, est celle du flâneur de la Monarchie de Juillet. Cette expérience de la ville est aussi, et indissolublement, une expérience déjà écrite, mise en mots dans la littérature de l’époque. L’expérience de la mise en écriture de la ville – de ses modes et de ses expériences diverses – Barbey d’Aurevilly l’a vécu et écrite, tant dans la presse du temps que dans ses Memorandas (1836-1838).

Dès lors, en quoi consiste cette écriture d’une expérience passée – à la fois passée dans son vécu et dans l’expérience de son écriture ? Au juste, elle a partie liée avec la réécriture d’un texte de Balzac, romancier tant admiré par Barbey d’Aurevilly (chapitre V). Il s’agit de La Fille aux yeux d’or (1834-1835) qui est aussi une histoire d’Espagnole, de paroxysme du plaisir et de duperie. Le Paris qui accueille l’histoire est celui de 1815 mais il s’agit en fait de celui des années 1830 ; Paris qui est celui de la jeunesse de Barbey d’Aurevilly. Et lorsqu’en 1874, le vieux romancier écrit sur le Paris louis-philippard, c’est le souvenir d’une mise en écriture de la ville qu’il mobilise alors, et qu’il mobilise en contre-point des mythes littéraires d’une Espagne immémoriale. Autrement dit, l’écriture de l’expérience d’une modernité récente passe par l’élaboration d’une intertextualité avec un écrit venu précisément d’un passé urbain récent et en train de disparaître. L’expérience de la modernité chez Barbey d’Aurevilly s’articule donc à un certain « rapport à la littérature »[11] et c’est ce rapport que Barbey d’Aurevilly rend disponible et transmet à ceux et celles qui le lisent. Écrire la modernité, ce sera écrire la ville.

Cette écriture est située dans un lieu et dans un temps historiques donnés – le champ littéraire des années 1870 – et n’est donc pas susceptible d’une réduction au savoir d’un génie littéraire voyant ce qui échappe à la description des sciences humaines. À rebours, ou bien plutôt à distance, des écrits historiens qui élaborent des théories générales des rapports entre histoire et littérature, Judith Lyon-Caen observe des pratiques – d’écriture, de publication, de lecture, de transmission – dans l’épaisseur de leur historicité à partir du cas singulier de La Vengeance d’une femme. Peut-être cette nouvelle est-elle un bon objet pour penser ces problématiques et peut-être l’expérience intellectuelle que propose ce livre n’est pas reproductible à tous les objets. Il demeure que cette proposition de lecture historienne est forte et est un outil bienvenu d’analyse pour des sources littéraires trop souvent réduites à leur aspect documentaire ou évoquées avec révérence.

[1] Judith Lyon-Caen, 2019, p. 25.

[2] Ibid, p. 29

[3] Ibid, p. 108.

[4] Ibid, p. 27.

[5] Ibid, p. 213.

[6] Ibid, p. 214.

[7] Ibid, p. 34.

[8] Une première expérience de ce type a été menée il y a quelques années à propos d’une plaque qui se trouve à Valognes – terre aurevillienne – et du trouble qu’elle suscite. Voir Christian Jouhaud et Judith Lyon-Caen, « La plaque. Mémoires de Valognes », Penser/Rêver, n°20, 2011, p. 17-47.

[9] Ces approches sont développées dans le numéro des Annales. Histoire, sciences sociales publié en 2010 sous la direction d’Étienne Anheim et d’Antoine Lilti et intitulé « Savoirs de la littérature ».

[10] Judith Lyon-Caen, 2019, p. 227.

[11] Ibid, p. 184.

Publié le 6 mai 2019
Tous les contenus de la rubrique "Façonner"