« On peut inventer des personnages sans falsifier l’histoire. » Entretien avec Jordan Mechner, auteur de bande dessinée et créateur de jeux vidéos
Du jeu vidéo à la bande dessinée, des fictions historiques à son histoire personnelle, des États-Unis à Montpellier, Jordan Mechner voyage et nous invite à voyager avec lui ; entre les genres, les espaces et les temps. Avec Margot Renard, il évoque ses réalisations et son rapport à l’histoire, qu’il ne cesse d’explorer à travers ses différents projets.
Jordan Mechner est scénariste et auteur de bande dessinée, scénariste de cinéma et concepteur de jeux vidéo depuis les débuts de l’industrie aux États-Unis dans les années 1980. Il est notamment l’auteur des jeux vidéo cultes Prince of Persia, dont la première version en 2D sortie en 1989 donna lieu à de multiples suites. Pour les dernières versions de ce jeu comme pour ses bandes dessinées historiques, dont Replay parue l’année dernière, Jordan Mechner a effectué des recherches qui l’ont mené de la Perse médiévale à son histoire familiale, celle d’habitants de Vienne forcés de fuir la Seconde Guerre mondiale et l’avancée nazie en France puis aux États-Unis, où ils s’installèrent définitivement. Une histoire à laquelle font écho les déplacements, volontaires ceux-là, de Jordan Mechner, New Yorkais d’origine vivant désormais à Montpellier.
Scénariser et dessiner : de l’histoire comme aventure…
Margot Renard : Pourriez-vous présenter vos réalisations aux lecteurs et lectrices d’Entre-Temps ?
Jordan Mechner : J’ai d’abord développé les jeux vidéo Karateka puis Prince of Persia sur Apple II et PC, dans les années 1980. Aujourd’hui, je produis aussi de la bande dessinée comme scénariste avec Templiers [avec les dessinateurs LeUyen Pham et Alex Puvilland, chez Akileos, 2016], Liberté ! [tomes 1 et 2 parus chez Delcourt, avec les dessinateurs Etienne Le Roux, Loïc Chevallier et la coloriste Elvire de Cock] et Monte-Cristo [avec le dessinateur Mario Alberti, paru en mai 2024 chez Glénat]; et comme auteur complet avec Replay (Delcourt, 2023). La bande dessinée a été ma première passion d’enfance, avant même les jeux vidéo. Étant Américain, j’ai d’abord lu des comics puis j’ai découvert la bande dessinée européenne dans les années 1990, avec des auteurs tels que Hugo Pratt et Jacques Tardi, inconnus alors aux États-Unis. La bande dessinée européenne m’a beaucoup inspiré pour la création de bandes dessinées tout comme de jeux vidéo. Je pense notamment au premier jeu vidéo véritablement historique que j’ai développé, The Last Express, sorti en 1997 [développé par Smoking Car Productions et édité par Brøderbund, puis réédité par DotEmu et GOG]. Le gameplay du jeu mobilisait déjà un rapport intéressant au temps, comme dans Prince of Persia : le joueur ou la joueuse peut remonter le temps, doit accomplir certaines actions avant une certaine heure, etc.] C’est un jeu d’aventure qui se déroule à bord de l’Orient Express en 1914, à l’aube de la Première Guerre mondiale. L’histoire est inspirée par Hitchcock, Indiana Jones mais aussi Corto Maltese, ce genre de récits avec des espions, des intrigues politiques. Déjà, il existait un lien avec mon histoire familiale : mon père est né à Vienne et mon grand-père, alors adolescent, a été soldat durant la Première Guerre mondiale.
M. R. : Pourquoi choisir des sujets historiques ? En quoi cela vous plaît-il de travailler sur l’histoire ?
J. M. : J’ai toujours aimé les récits d’aventure historiques. Alexandre Dumas a été une grande inspiration, j’aime sa façon de créer des personnages vifs, fictionnels mais campés dans un cadre historique donné. On peut inventer des personnages fictifs sans falsifier l’histoire. Personnellement j’adore la phase de recherche avant l’écriture du récit. Écrire, c’est presque un prétexte pour beaucoup lire et apprendre sur une époque donnée. C’est aussi l’occasion, ensuite, de mettre en forme ce savoir pour produire un nouveau récit et ainsi communiquer mon point de vue sur ce que j’ai appris.
M. R. : En 2016, vous avez co-créé la bande dessinée Templiers : qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette histoire, déjà considérablement traitée par les auteurs de fiction ?
J. M. : J’ai travaillé en qualité de scénariste sur cette bande dessinée, un pavé de presque cinq cents pages publié d’abord en anglais puis traduit en français aux éditions Akileos. J’ai choisi le procès de Philippe Le Bel contre les Templiers comme cadre, mais la BD se concentre sur l’histoire d’une bande de Templiers qui ne sont pas présents le jour de l’arrestation et ne sont donc pas inquiétés. Sortis dans Paris sans permission pour boire, ils n’ont pas respecté la ligne de conduite des Templiers. À leur retour, ils s’attendent à être punis, au lieu de quoi ils voient leurs chefs arrêtés par les soldats du roi. Ce sont donc les « pires » des Templiers qui en réchappent, pour former une bande de voleurs et de renégats. C’est une sorte de Ocean’s Eleven du XIVe siècle ! L’histoire est évidemment inventée, mais je souhaitais produire un récit en rapport avec la « vraie » histoire. J’ai beaucoup apprécié Le Pendule de Foucault d’Umberto Eco : pour la première fois, j’ai eu l’impression d’apprendre quelque chose des vrais Templiers, mais hors d’un livre scolaire. Dan Brown, l’auteur de Da Vinci Code, par exemple, donne l’impression d’avoir fait beaucoup de recherches alors que ses sources sont inventées.
M. R. Pour vous, il n’est pas nécessaire d’inventer l’histoire, certains épisodes sont déjà assez intéressants et aventureux par eux-mêmes ?
J. M. Il n’y a pas besoin d’inventer, en effet. De plus, certains événements ont beaucoup à nous apprendre sur ce que nous vivons aujourd’hui. Ainsi ma bande dessinée Monte-Cristo, une adaptation moderne du roman historique qui se déroulait à l’époque de Napoléon, me permet d’évoquer les attentats du 11-septembre aux États-Unis. Dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, les droits civiques et civils ont été suspendus. De nombreuses personnes ont été emprisonnées sans droits ni procès, parfois sans accusation claire, simplement pour les faire disparaître pendant des périodes qui ont pu être très longues. C’est exactement ce que Dumas a décrit. À son époque, la peur du retour de Napoléon a justifié ce genre d’injustice ; chez nous, ç’a été la peur d’Al-Qaïda. Cela m’a donné l’idée d’en faire une version moderne. J’ai effectué mes recherches sur la période comme si j’écrivais un livre d’histoire. J’ai essayé de comprendre le fonctionnement des procès, du FBI, des départements de justice du XXIe siècle. Pour moi, le récit de l’histoire a du sens s’il dit quelque chose de notre époque. Raconter l’histoire pour elle-même est moins intéressant, cela a moins de relief. Ma dernière bande dessinée, Replay, raconte l’expérience de mon père enfant durant la Deuxième Guerre mondiale, la fuite de notre famille en France sous l’Occupation : le contexte actuel fait écho à ces événements. Ce récit de réfugiés qui doivent fuir la guerre dans leur pays permet de mieux comprendre la situation actuelle de certaines personnes qui arrivent en Europe dans des conditions similaires. Chaque vie est différente, mais souvent les détails de ces évènements nous permettent de comprendre et d’imaginer des liens avec notre propre expérience.
… à l’histoire biographique et autobiographique
M. R. : Comment avez-vous travaillé par rapport aux faits historiques pour vos bandes dessinées Replay et Liberté ! ? Pour Replay, quelles sont les sources que vous avez mobilisées ?
J. M. : Les albums Liberté ! racontent une histoire plus éloignée, située dans la France et l’Amérique du XVIIIe siècle, celle de Beaumarchais et de Silas Deane qui créèrent une société fictive afin d’envoyer clandestinement des armes à l’armée de George Washington aux États-Unis. Cela m’a passionné d’effectuer des recherches sur ces évènements, la guerre d’Indépendance américaine a pris plus de réalité à mes yeux. Apprendre cet épisode à l’école m’avait ennuyé, elle était racontée d’une façon désincarnée… En effectuant des recherches, j’ai mis en rapport ces évènements avec la guerre actuelle en Ukraine, attaquée par un voisin plus puissant. J’ai compris comment fonctionnait la résistance et comment intervenait l’aide étrangère.
Quant à Replay, c’est une bande dessinée de non-fiction qui entremêle mon histoire personnelle et celle de ma famille. Je ne me suis pas autorisé à inventer des choses – ce n’était pas nécessaire, d’ailleurs. L’intérêt était de découvrir puis de raconter ce qui s’était passé. Pour cela, j’ai commencé par des entretiens avec mon père, désormais âgé de 89 ans, qui était ravi de ce projet et très content de répondre à mes questions en détail. Mon grand-père, lui, avait rédigé un grand récit de mémoire familiale pendant sa retraite durant les années 1970, avec beaucoup de documentation, des lettres, des photos, un vrai trésor. Ce n’est pas souvent le cas, surtout dans les familles où les parents ou les grands-parents ont vécu une guerre. La plupart du temps, des questions restent en suspens car ils ne veulent pas en parler aux enfants. Mon père et mon grand-père, en revanche, voulaient vraiment témoigner. Quelque part, il y avait peut-être un soulagement à se poser des questions, à tenter de raconter exactement les évènements. Pour compléter, j’ai effectué des recherches. J’ai discuté avec des historiens spécialistes des deux guerres mondiales. Un de ces historiens s’intéressait particulièrement à l’expérience des soldats autrichiens sur les fronts russes et italiens durant la Première Guerre mondiale ; ce sont des batailles que mon grand-père a vécues. Ce type d’information a été difficile à trouver car les historiens s’intéressent avant tout au front de l’Ouest et à l’expérience de la guerre des Français, des Allemands ou des Anglais.
Comme il s’agissait de dessiner moi-même, j’ai dû effectuer beaucoup de recherches supplémentaires pour comprendre en détails ce que mon père me racontait, d’autant qu’il avait tout vu d’un point de vue d’enfant. Je me suis donc rendu dans chaque ville où il s’était réfugié avec sa tante : Le Touquet-Paris-Plage, le petit village de pêcheurs de La Bernerie-en-Retz, puis Nice. Ces villes ont beaucoup changé. Au Touquet, je suis allé rencontrer les membres de l’association historique, qui connaissaient l’histoire du Touquet et conservaient d’anciennes cartes postales et des photographies. J’ai aussi consulté les registres de la mairie. Mon père m’a dit que sa tante avait trouvé un emploi dans un tabac durant l’occupation allemande en 1940. Avec l’aide de l’association, on a fini par le localiser rue de Paris. Il existe même une carte postale qui le montre en 1935. Ça a été un plaisir de découvrir ce genre de détails. Je peux donner des dizaines d’exemples de ce type, ce travail de détective a donné de petits miracles. Nous avons même retrouvé la maison où mon père s’était caché à La Bernerie-en-Retz. Le récit et l’album de famille de mon grand-père m’ont aussi aidé. Il avait dessiné des cartes, décrit les évènements – mais parfois sans photographies, qu’il me fallait donc rechercher. Là encore j’ai eu de la chance, j’ai trouvé des choses inattendues.
M. R. : Dans Replay, pourquoi avoir entrelacé l’histoire de votre grand-père, de votre père et la vôtre ? L’articulation de votre récit rappelle par exemple Maus d’Art Spiegelman ou Heimat de Nora Krug. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Et pourquoi avoir produit ce récit à ce moment précis de votre vie ?
J. M. : Au début, j’ai voulu représenter la jeunesse de mon grand-père en bande dessinée, dans l’esprit de La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, en utilisant ses mémoires. Mais en commençant à structurer le récit, j’ai réalisé qu’il n’avait pas la puissance nécessaire. J’avais l’impression de voir le lecteur s’interroger : « D’accord, c’est l’histoire d’un jeune Autrichien qui devient soldat, mais qui est-ce ? Pourquoi devrais-je m’intéresser à son histoire ? Et qui raconte, qui dessine ? Comment savoir si ce récit est vrai ou non ? ». Il me paraissait aussi impossible de raconter son histoire parce que je n’étais pas lui. Raconter des choses que l’on n’a pas vécues n’a rien d’évident. Finalement, la meilleure façon de raconter les aventures de mon grand-père était d’abord de me présenter et d’indiquer qui il était pour moi. Je ne raconte pas les histoires des membres de ma famille en me mettant à leur place, je raconte mon expérience d’auditeur de ces histoires. Je ne pouvais que raconter mon histoire personnelle, celle d’avoir grandi à New York avec un père et des grands-parents qui m’ont raconté m’ont légué cette mémoire. De cette manière-là, j’ai le droit de la partager avec le lecteur.
M. R. : Vous mettez aussi en parallèle vos propres déplacements volontaires aujourd’hui et leurs déplacements forcés durant la Seconde Guerre mondiale.
J. M. : C’est ce qui a fourni la structure du livre, qui a pour point de départ mon arrivée en France en 2016 avec mes deux enfants. J’ai réalisé que j’avais fait l’inverse du voyage effectué par mes grands-parents dans des conditions bien plus dures et pour sauver leur vie. Pour ma part, je me suis déplacé pour une opportunité professionnelle, qui était de faire un jeu vidéo à Montpellier. Mais cet écho permettait de tisser des liens entre les deux époques. Tous les deux, mon grand-père et moi, avons traversé l’Atlantique avec deux enfants et nous sommes séparés de nos épouses. Nous avons même séparé nos enfants sans le vouloir, pour pouvoir réunir la famille de l’autre côté. Je l’ai fait dans de bien meilleures conditions, même si des éléments se recoupent, changer de langue, faire face à la paperasse, obtenir des visas, trouver une école, l’expérience des enfants dans cette nouvelle école, avec une nouvelle langue. Cela m’a permis d’établir des points communs pour mieux comprendre ce que mon père avait vécu, et ainsi permettre au lecteur de le comprendre. Il me semble que ce jeu d’échos et de répétitions à travers les trois époques permet de mieux ressentir les évènements.
M. R. : Votre bande dessinée montre bien l’opération mentale effectuée afin que votre propre histoire ait du sens par rapport à votre héritage familial. C’est une opération que nous faisons presque toutes et tous, mais dans votre cas, elle s’est transformée en un récit clairement exposé et articulé.
J. M. : Oui, et les effets subconscients de cet héritage et de cette opération m’intéressent beaucoup. C’est d’ailleurs, peut-être – je n’y avait pas encore pensé ainsi – une des raisons pour lesquelles j’ai toujours été prêt à voyager. C’était une aventure dont j’avais envie, mais ça m’a peut-être été légué par la génération précédente, qui m’a préparé à changer souvent de milieu, de voie, de langue. Dans la bande dessinée, j’évoque la fête de Pessah, la Pâque juive, où l’on raconte l’histoire de l’Exode. Dans notre famille, nous racontions aussi l’exode de l’Europe en 1938. Ma famille serait morte si elle n’était pas partie très vite, et je ne serais pas là. Ceux qui ont pris le temps de préparer leur départ sont restés bloqués en Autriche. Cela fait écho aux histoires des Hébreux partis d’Égypte sans attendre que la pâte ait le temps de lever : attendre qu’elle lève, c’était partir trop tard. Cette leçon est mon héritage : il faut être prêt à partir, et peut-être à partir vite. Les enfants des personnes qui ont survécu à cette période reçoivent cette leçon avec une force qui traverse les générations.
M. R. : Quels sont les choix graphiques que vous avez effectués pour signifier le passage d’une époque à une autre ?
J. M. : La bande dessinée comporte trois palettes de couleurs, une pour chaque époque. La palette est sépia pour les souvenirs de mon père et de mon grand-père, donc des souvenirs du XXe siècle qui m’ont été racontés. Elle est bleue pour mes souvenirs d’enfance dans les années 1970-1980, et jaune pour aujourd’hui, depuis mon départ de Los Angeles en 2015-2016 et mon installation à Montpellier, qui est le cadre du récit. Le sépia est la couleur des anciennes photos, celles de la Première Guerre mondiale par exemple. Les années 1970-1980 sont en bleu car c’était l’époque des premières télévisions et des moniteurs d’ordinateurs en monochrome, avec cette lumière un peu bleue des vidéos. Et le jaune évoque le soleil de Montpellier, du sud de la France, de Los Angeles, le soleil d’aujourd’hui. Une fois ce code adopté, je l’ai respecté de façon stricte pour que le lecteur puisse avoir des repères. Ainsi je peux sauter dans le temps, même pour une seule case, sans qu’il se perde. Chaque chapitre comporte un titre, une thématique et une photographie en rapport avec le sujet. Ce sont généralement des portraits des gens de ma famille. Pour l’épilogue, j’ai choisi une photographie de moi enfant avec mes parents, pour évoquer la continuité des temps.
Le jeu vidéo Prince of Persia, entre histoire et mythologie iraniennes
M. R. Puisque cette bande dessinée raconte aussi votre travail sur le jeu vidéo, pouvez-vous nous parler du rapport à l’histoire et à l’imaginaire historiques dans le jeu Prince of Persia ? Ce jeu s’inspire de l’imaginaire des Mille et une nuits, mais vous vous représentez également en train de dessiner au département des Arts de l’Islam au musée du Louvre, et vous évoquez un voyage en Iran, qui fut finalement annulé.
J. M. Prince of Persia est un jeu de fantasy dans un cadre historique, évoquant à la fois les Mille et une nuits et la Perse d’il y a mille ans. Pour le premier jeu des années 1980, je n’ai pas fait de recherches historiques, j’étais plutôt inspiré par des films comme Le voleur de Bagdad de 1940. C’était une sorte de fantasme orientaliste. J’ai étudié la Perse, son histoire, sa culture et ses mythes pour le jeu Prince of Persia : The Sands of Time, sorti en 2003 (Ubisoft Montréal). J’ai lu le Shâhnâmeh, ou Livre des Rois, j’ai essayé de comprendre ce qu’étaient la vie et l’éducation d’un prince iranien à cette époque, les récits de son enfance, comme les contes de Rostam, le héros mythique perse. Le Prince y fait référence dans le jeu. J’ai effectué des recherches supplémentaires lorsque j’ai écrit le premier scénario du film Prince of Persia : Les Sables du Temps pour Walt Disney Pictures [Réalisé par Mike Newell en 2010]. Dans Replay, je raconte un projet resté inédit du jeu Prince of Persia pour lequel je suis venu à Montpellier : au départ, il devait s’agir d’un jeu en open world, où l’on peut parcourir les espaces de la Perse médiévale. L’équipe et moi avions donc préparé un voyage de recherche en Iran, qui a été annulé pour des raisons politiques. Nous étions en correspondance avec des historiens spécialistes du pays et de la période. Je suis content de voir que le nouveau jeu Prince of Persia : The Lost Crown sorti en 2024 et crée par le studio d’Ubisoft Montpellier conserve cet « esprit perse », plus que les jeux précédents. Les noms des personnages sont perses, par exemple, et un travail a été effectué sur l’architecture ou la mythologie. Il est aussi possible de jouer le jeu en farsi avec des sous-titres en français ou en anglais. C’est la meilleure façon d’y jouer, il me semble. Avec le temps, les jeux Prince of Persia ont donc de plus en plus de liens avec l’histoire, l’identité et la culture iraniennes, et de moins en moins avec l’imaginaire orientaliste et le regard de l’Occident sur l’Iran – même si le jeu reste de la fantasy.
M. R. Comment reliez-vous vos différentes pratiques du jeu vidéo, du cinéma et de la bande dessinée ? Quel est votre rapport à la pop culture dans son ensemble ?
J. M. Ce sont trois médias que j’aime depuis l’enfance. J’ai commencé avec la bande dessinée et le cinéma, puis à 12, 13 ans le jeu vidéo est arrivé. Ces trois médias visuels ont des rapports étroits entre eux mais chacun a ses forces et ses limites, il faut donc les travailler de façons différentes. Dans un film, l’ensemble créé par le rythme, le son et l’image est très important, de façon à produire un impact émotionnel. L’image y a une puissance qui remplit tout notre esprit. Cependant, le spectateur ne choisit pas le rythme imposé par le montage et ne peut pas prendre le temps d’explorer, alors qu’il le peut dans une bande dessinée. Certains lecteurs lisent très vite puis relisent une deuxième fois pour bien regarder les images, d’autres prennent le temps de regarder les détails. L’auteur invite l’œil du lecteur à suivre un certain ordre de la narration, mais c’est une simple invitation. C’est presque un média interactif, même s’il est moins immersif. Le jeu vidéo, quant à lui, est fondamentalement interactif. L’histoire, le dialogue et les personnages sont des éléments qui soutiennent le gameplay, mais le plus important est l’activité du joueur manette en main. Le jeu est fait pour être joué, pas pour être regardé. Par conséquent, une séquence cinématique dans un jeu vidéo est différente d’une séquence de film, il faut penser à ce que le joueur en fera. J’ai raconté l’histoire de Prince of Persia dans les trois médias, et j’ai chaque fois adapté le récit à leurs spécificités.