Ne pas jouer le passé contre le présent : statues et positionnement des historiens
En juin 2020, les actions directes menées à travers le monde sur nombre de statues par des militants qui dénonçaient leur caractère raciste et colonialiste ont entraîné un déferlement de commentaires. Historiens et historiennes ont alors été sollicités par les médias pour convoquer des précédents éclairant l’évènement ou prendre position quant au sort à réserver aux statues. En partant de la statue équestre de Léopold II, place du Trône à Bruxelles, Julien Régibeau interroge pour Entre-Temps le pouvoir de cette parole historienne.
Des historiens face aux statues
Place du Trône, Bruxelles, Belgique[1]. La statue d’un roi mort il y a 111 ans nous regarde. Elle a du sang sur les mains. De sang sont aussi les larmes qui coulent le long de ses joues. Sur son torse de bronze, le mot « Pardon ». Ces trois touches visuelles à la symbolique travaillée désignent l’accusé. Le sens du jugement, quant à lui, est ailleurs : principalement sur les quatre faces du piédestal en pierre bleue où sont agrégés, par une série de tags de couleurs, plaignant, mobiles et cause. On y lit les mots « Fuck racism », « This man killed 15 mil people », « Know your enemy »… L’acronyme BLM du mouvement antiraciste Black Lives Matter signe et contextualise le geste. Réalisée dans la nuit du 9 au 10 juin 2020, cette œuvre se savait éphémère. En quelques heures à peine, les services de nettoyage de la capitale belge ont rendu la statue équestre au prestige éternel qui doit faire d’elle l’égale de tous les empereurs, rois et seigneurs de guerre sculptés ou moulés depuis l’antiquité. L’histoire, elle, ne passe pas. Le procès a changé de support : les images sont sur la toile et leur résonance est planétaire. « La statue équestre de Léopold II sur la place du Trône a une nouvelle fois été taguée » peut-on lire dans la presse, au matin du 10 juin 2020[2]. Et pour cause : taguée trois jours plus tôt, déjà, en marge de la manifestation Black Lives Matter, elle a été recouverte des graffitis des activistes d’Occupy for Climate en 2019, badigeonnée de peinture rose en janvier 2018 et rouge en décembre 2015, ou encore avant cela, en 2008, ensevelie sous la gouache de l’écrivain Théophile de Giraud. Parallèlement, on ne compte plus, ces dix, quinze dernières années, les appels oraux ou écrits à lui faire un sort. Décidément, ce cavalier de bronze a bien du mal à s’élever au-dessus des luttes des hommes qui s’ébrouent à ses pieds[3].
Pendant plusieurs semaines, des photos de statues déboulonnées, de monuments « ensanglantés » et de socles barbouillés de slogans antiracistes et anticolonialistes ont occupé nos écrans. Le général Albert Pike ou le président confédéré Jefferson Davis aux USA, le navigateur Christophe Colomb en Amérique Latine, le commandant britannique John Hamilton en Nouvelle-Zélande, le négrier Edward Colston en Angleterre, le général Louis Faidherbe ou l’homme d’état Jean-Baptiste Colbert en France, le roi Léopold II en Belgique… La foule des spectres qui gardaient des espaces publics désertés par ceux et celles qui possèdent un toit est venue hanter nos vies (dé)(re)confinées. Elle nous rappelle que le futur renouvelé auquel nous sommes en droit d’aspirer suppose de négocier avec les passés de bronze et de marbre qui ponctuent nos villes, ségrégant les quartiers comme les mémoires. Au même titre que toute intrusion soudaine de l’histoire dans le présent, la vague iconoclaste qui s’est attaquée avec bruit aux esclavagistes et aux colonialistes d’hier a obligé ceux qui font du passé leur métier. Spécialistes de l’histoire, de l’histoire de l’art et d’archéologie ont été invités par les médias à descendre dans l’arène du débat public. Parfois, il s’agissait de réinsérer la nouveauté du geste de la dégradation dans l’histoire. Déterminer ce qu’il renferme d’inédit, faire surgir des précédents historiques, pister sa part de rituel… : toutes ces démarches qui sont au cœur de nos pratiques professionnelles permettaient de donner sens et épaisseur à cette actualité, au risque, parfois, d’atténuer sa puissance éruptive. Parallèlement, en passant, l’expertise des spécialistes a pu aussi être sollicitée afin de décider du sort à réserver à ces statues saccagées. Une part des arguments historiens proposés dans ce contexte médiatique questionnent le pouvoir de nos professions lorsqu’elles s’autorisent de l’histoire. Par cet article, nous souhaiterions saisir l’occasion que ces statues nous offrent pour mener une courte réflexion sur les usages sociétaux de l’histoire, soutenant l’idée que pour se faire le gardien-expert du passé, l’historien devrait aussi se rendre disponible aux aspirations du présent, en prenant au sérieux l’épaisseur historique et la puissance événementielle de l’actualité.
Reprenons le cas des statues de Léopold II, roi des Belges de 1865 à 1909 et souverain personnel de l’état indépendant du Congo de 1885 à 1908. Au milieu du mois de juin 2020, nous avons lu et entendu beaucoup de choses à leur sujet dans la presse. Pêle-mêle : on ne juge pas l’histoire à partir du présent ; il faut dépasser le stade de l’émotion ; il est nécessaire de remettre la politique coloniale de Léopold II dans son contexte ; cette histoire, et en particulier le rôle personnel du roi dans l’entreprise coloniale, est à nuancer ; telle ou telle statue a été érigée pour célébrer le roi des Belges, ou le roi bâtisseur, pas le souverain du Congo ; le racisme ne prendra pas fin en s’attaquant à des statues ; on se trompe de combat ; remiser ces statues au musée ou les détruire mettrait sous le tapis une histoire conflictuelle qui exige au contraire d’être prise à bras le corps ; le patrimoine mérite d’être conservé, accompagné d’un travail pédagogique de contextualisation, etc[4]. Ces arguments réagissent à chaud aux saccages des statues. Ils s’entrecroisent et s’entrechoquent sans toujours se recouper. Fruits d’opinions différentes, ils peuvent tout aussi bien cohabiter que produire du débat. Historiquement fondés, invariablement nuancés, ils s’inscrivent dans une recherche actualisée et validée par les pairs. La question n’est pas là. En revanche, il est un trait récurrent entre les divers raisonnements mentionnés qui mérite d’être pointé : volontairement ou involontairement, ils tendent tous à mettre dos à dos la complexité du passé et les luttes du présent. Rappeler que l’histoire de ces statues ou des hommes qu’elles représentent est à nuancer, en appeler à l’objectivité des faits, dire que l’excitation du moment doit laisser place à la raison, invoquer la nécessité de la contextualisation et de la pédagogie pour pacifier le débat… : prononcés au moment précis où les citoyens et les citoyennes cherchent à se faire une opinion de la polémique, ces arguments participent par accumulation à invalider d’emblée la méthode du combat anticolonialiste qui prend ces statues pour cible, décrédibilisant par là même la légitimité de la lutte elle-même. En effet, les appels à la nuance, à la raison et au débat qui peuvent provenir des milieux académiques, couplés aux effets de langages que produisent des mots tels que « saccage », « vandalisme » ou « casse », ne tendent-ils pas un miroir aux activistes pour que s’y reflètent leur inculture historique, leur manque de discernement, leur précipitation, éventuellement leur fanatisme, leur violence et leur barbarie ? De là, un risque qui est proprement politique : l’invocation de l’histoire scientifique par les producteurs autorisés du savoir pourrait servir d’argument commode pour favoriser l’inertie et le statu quo contre tout projet d’émancipation.
Les mémoires qui surgissent
Sortir de l’ornière peut se faire en prenant le problème dans l’autre sens ; non pas en invoquant le passé des statues et de leur création mais bien en regardant le passé depuis le présent. Amandine Lauro, historienne et spécialiste du Congo colonial, a en effet souligné que les déboulonnages de statues relevaient davantage des questions de mémoire que d’histoire[5]. Prenons-la au mot. Après tout, la mémoire est depuis longtemps un objet privilégié des spécialistes de l’histoire. Pour opérer ce renversement chronologique, rappelons-nous que tout monument bâti par les humains pour se remémorer est à voir comme un montage feuilleté de mémoires. C’est le cas des statues destinées à honorer et à commémorer les « grands hommes ». Celles-ci sont de puissants réceptacles de mémoires multiples, produites en des temps variés. Ces mémoires interagissent entre elles, se modifient l’une l’autre, s’entrechoquent, s’assoupissent ou s’hybrident. Depuis les travaux du sociologue Maurice Halbwachs, nous savons à ce propos que les objets, comme les statues, projettent sur la société qui les entourent une image de notre passé qui dépend des mémoires dont ils sont investis[6]. Non, bien sûr, les statues ne parlent pas ; mais nous leur donnons parfois la parole pour les entendre raconter nos propres récits historiques. Il en va ainsi des monuments de colonialistes et d’esclavagistes. Les mémoires qu’ils agrègent sont le fruit des représentations collectives du présent. Ces derniers mois, les activistes ont fait médiatiquement le tri parmi ces représentations, investissant les statues de discours spécifiques qui disent quelque chose sur notre rapport à la domination coloniale. Pour comprendre ce phénomène, faisons de la place à la séquence évènementielle qui a conduit à cet ultime investissement symbolique.
Le 25 mai 2020, un homme est mort à Minneapolis, asphyxié sous le genou d’un policier. Meurtre avéré d’un homme noir par un policier blanc. Eric Garner, Michael Brown, Adama Traoré, Georges Floyd et tant d’autres… Navrante litanie de violences policières racistes qui font système. L’hyper médiatisation de la mort de Georges Floyd prend place dans un contexte social tendu à plusieurs endroits du globe. Elle s’inscrit aussi dans une période historique marquée par le confinement de près de quatre milliards d’êtres humains dans le but de combattre une catastrophe sanitaire qui s’est installée dans nos vies. Cet enfermement sous surveillance, non content de restreindre les libertés fondamentales et d’obliger ceux qui n’y était pas habitué à regarder les inégalités sociales en face[7], prophétise également un futur d’instabilité sanitaire, économique, sociale et climatique. La mobilisation massive qui a suivi la mort de Georges Floyd, que cela soit aux États-Unis, dans le reste du monde occidental ou ailleurs, a des causes multiples, proches comme lointaines. Elle s’explique par l’histoire du combat des Noirs Américains contre le racisme et les violences policières mais aussi, plus proche de nous, par la structuration internationale, ces dix dernières années, de ce que la journaliste Élodie Blogie appelle la nouvelle « Génération décolonisation » ; une génération qui a pour caractéristique d’être « résolument connectée, hautement éduquée et intersectionnelle[8] ». Parallèlement, le caractère cosmopolite de la mobilisation n’oblitère pas les spécificités nationales. Ainsi, en Belgique, les manifestations et les actions menées contre les statues de Léopold II ou de Baudoin s’insèrent dans les préparatifs du soixantième anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo[9]. Elles interagissent avec la célébration et en explique la tournure historique, marquée, le 30 juin 2020, par « les profonds regrets » que le roi Philippe II adresse au peuple congolais, dans sa lettre de félicitations au président Tshisekedi Tshilombo, geste d’excuse et de reconnaissance inédit de la royauté belge en direction des Congolais.
Retour place du Trône, au pied de la statue équestre de Léopold II. Le contexte événementiel multiforme qui vient d’être résumé explique le geste des militants antiracistes et anticolonialistes. Il se rend visible dans les signes que ceux-ci ont apposés sur le roi, son cheval et son socle pour dire leur combat et tout en même temps le mener. La résonance entre les deux actualités a en effet été d’emblée revendiquée par les activistes. Cela apparaît notamment dans un communiqué justifiant le déboulonnement d’un buste de Léopold II à Auderghem, dans la nuit du 11 au 12 juin 2020 : « Les récents évènements aux États-Unis nous rappellent que le racisme est un fléau important et global. Le racisme est un héritage colonial qui colle à nos êtres, à nos interactions et à nos manières de faire dans la société. Sa violence s’incarne […] jusqu’au choix des statues qui ornent nos places[10] ». Les tags antiracistes doivent-ils alors être considérés comme un accident fugace de l’histoire, effacé dès la venue des services de nettoyage ? Bien au contraire, leur visibilité est comme redoublée par l’entaille qui sépare la propreté de la statue physique et la souillure de leurs versions numériques, reproductibles à l’infini. Ce geste iconoclaste ne constitue pas la couche superficielle des souvenirs agglomérés sur la statue de Léopold II. Il en est plutôt la couche actualisée, celle à partir de laquelle il faut gratter, à la recherche des autres strates de ce souvenir.
Cette couche externe prend toute sa mesure à partir du moment où on constate qu’elle s’inscrit dans une histoire mondiale de longue durée. Car les combats menés aujourd’hui ne peuvent se comprendre sans le renouvellement d’une historiographie internationale consacrée au temps long de la traite négrière, de la colonisation et de la décolonisation ; une « histoire des chocs et des mélanges entre les mondes », comme l’a écrit l’historien Serge Gruzinski[11], qui se construit par déplacement du regard, en sortant du cadre occidentalo-centré[12]. Aujourd’hui nous sommes ainsi bien informés des phénomènes de domination et de violence qui ont présidé à « l’englobement du monde[13] », entre le XVe et le XXIe siècle. Nous savons également que l’esclavage du commerce triangulaire et les travaux forcés des colonies sont les deux faces d’une même pièce, frappée pour servir les structures économiques d’un capitalisme de prédation. Nous connaissons mieux aussi la capacité d’initiative et/ou de résistance des populations indigènes dans ces processus. Nous sommes enfin collectivement d’accord sur le fait que la domination coloniale exercée par l’Occident est un socle pour penser la structuration du monde contemporain et qu’elle engage chacun de nous[14]. Ces savoirs renouvelés au contact des autres sciences sociales s’inscrivent dans une histoire interconnectée de longue durée qui a le monde pour échelle, tout en demeurant attentifs aux spécificités régionales, nationales et locales. Fruits d’un consensus entre historiens, ils sont en outre de plus en plus accessibles à un large auditoire[15]. Les dialogues qu’ils autorisent entre temps long et évènement, entre global et particulier, entre passé et présent, entre histoire et mémoire, entre les disciplines historiques et les autres sciences sociales enfin, permettent de sortir les actions militantes menées sur les statues du caractère éphémère et inconséquent que leurs contempteurs leur ont souvent et commodément prêté.
Le roi, le militant et l’historien
Remontons alors les couches mémorielles de la statue équestre de Léopold II, jusqu’à arriver au seuil de son élaboration par le sculpteur Thomas Vinçotte et de son érection, le 15 novembre 1926, jour de la fête du Roi. Que reste-t-il de ce temps glorieux de la fondation ? Le contexte précis s’est évanoui. Seuls demeurent quelques éclats, sous forme de traces matérielles qui ensemble concourent à bâtir la figure de la grandeur : la stature imposante du dispositif, les matériaux nobles, une propreté impeccable, des épigrammes sophistiqués pour désigner à la fois le personnage représenté et l’origine congolaise de l’alliage qui lui donne corps, un cheval antiquisant, un buste de roi. Voilà la majesté coulée dans le bronze pour dire la gloire d’un nom propre, celui de Léopold II. Qu’est-ce qu’une statue de roi sinon cela, le reflet d’un homme transformé en roi ? L’historien de l’art et sémiologue Louis Marin a saisi le sens et la puissance de cette production de la grandeur. Dans son livre Le portrait du roi, il s’interroge : « Qu’est-ce donc qu’un roi ? C’est un portrait de roi et cela seul le fait roi et, par ailleurs, c’est aussi un homme[16] ». Cette réflexion rappelle que toute représentation du pouvoir fait croire que le pouvoir lui préexiste alors qu’il est tout entièrement contenu en elle. Ce n’est pas le roi qui fait le portrait mais bien le portrait qui fait le roi : « Derrière ou au-delà du portrait, il n’y a pas le roi, mais un homme[17] ».
« La belle affaire ! », pourront rétorquer nombre d’historiens et d’historiennes. En effet, la méthode critique qui fonde notre discipline nous entraîne depuis longtemps à écarter les voiles dont se pare le pouvoir pour atteindre au plus près les hommes qui font les rois. Léopold II est un « homme de son temps » peut-il alors être objecté aux militants pour expliquer son action au Congo. Passer du portrait à l’homme ne résout donc pas le problème. Il ne libère pas du pouvoir exercé par le roi ; il ne fait qu’en modifier la nature et les effets. En revanche, les réflexions de Louis Marin permettent de prendre la mesure de la réciprocité qui existe entre un homme-roi et son portrait. Elles permettent alors de mieux comprendre l’incompréhension qui gouverne les réactions impatientes ou outrées de certains d’entre nous face aux violences exercées sur les statues : si la démarche critique habitue les historiens à chercher l’homme derrière le portrait du roi, ne peut-elle pas travailler du même coup à les rendre insensibles à la puissance agissante du portrait lui-même ? Comment comprendre, dans ces conditions, que les gestes militants, quant à eux, affirment haut et fort la nature royale de la statue ? Pour s’en prendre à un symbole du pouvoir, ne faut-il pas en effet croire un peu en la réalité du pouvoir qu’exerce ce symbole ? L’historien de l’art Ralph Dekoninck ne dit pas autre chose lorsqu’il interroge le rapport ambigu qu’entretiennent iconoclasme et idolâtrie, que cela soit dans les guerres d’images auxquelles se livraient protestants et catholiques au XVIe siècle, ou dans celles menées conjointement par l’Occident et le terrorisme djihadiste aujourd’hui : « Loin d’annihiler les pouvoirs des simulacres et de ceux qui les manipulent, la rage des iconoclastes trahit la persistance d’une croyance dans la puissance, maléfique ou bénéfique, des images[18] ».
Nous touchons là au noyau insécable du souvenir : la statue de Léopold II est bien, en première instance, ce pouvoir d’un passé lointain qui s’impose au présent par son occupation insistante de nos lieux de vie. Cette puissance de la grandeur qui ne passe pas, nulle mémoire accumulée ensuite ne l’a effacée. Elle occupe les espaces publics et les corps. Elle saisit et impose le face à face, comme le déclare, entre autres, Noah, cet adolescent de quatorze ans, qui chaque 21 juillet assiste au feu d’artifice de la Fête Nationale au pied d’un roi qui le toise : « Voir cette statue qui montre tant de gloire alors que ce qu’il a fait était tellement cruel, j’aime pas trop[19] ». Si l’icône demeure donc, elle a toutefois changé de sens. Au fil des années, la gloire est devenue de l’arrogance et Léopold II, dont « l’ombre royale domine encore les mémoires[20] », résume à lui seul l’histoire de la prédation coloniale et son cortège de violences. Sa grandeur primordiale est, dans sa version mémorielle actualisée, au fondement même du combat des militants antiracistes. Elle justifie leur acte car elle est le pont jeté entre le passé de la colonisation et l’emprise que ce passé exerce encore sur le monde contemporain. La page de l’histoire coloniale est tournée depuis longtemps, ont affirmé tant de commentateurs au cours du printemps et de l’été 2020. Cette histoire ne passe pas, répondent silencieusement les statues taguées et les socles vides.
La statue comme lieu sensible du politique
Défier le regard de la statue, s’en prendre à elle, faire image de ce geste, enfin, pour qu’il devienne un théâtre politique actif : de telles actions de révolte ne sont donc en rien le fruit d’une amnésie historique collective ou le produit d’un fanatisme déraisonné. C’est au contraire viser juste que d’atteindre le lieu où un homme devient roi et où le pouvoir de fascination qu’il exerce attire sur lui les mémoires et les luttes du présent. Le 14 juin 2020, une activiste interviewée sous le pseudonyme de Constance dans l’émission « C’est pas tous les jours dimanche », sur RTL info, justifiait à son tour l’objectif visé par les actions directes dont les statues étaient les victimes : « Le débat c’est […] de savoir regarder quels sont les symboles et quelles sont les versions de l’histoire qui ont décidé d’être gardées et d’être admises et d’être représentées dans nos villes en fait, [dans le but] d’écrire ensemble le narratif de ces statues[21] ». Ce type de déclaration interpelle directement les travailleurs et les travailleuses du passé. Devant le renouvellement des connaissances concernant les phénomènes de violence qui accompagnent historiquement la mondialisation, face encore aux luttes militantes qui mêlent cette histoire aux mémoires collectives des injustices du passé et du présent, que peuvent les questionnements détaillés sur la responsabilité personnelle de Léopold II au Congo et que peut bien nous dire le récit minutieux du contexte dans lequel ces statues sont érigées ? Les mémoires que ces monuments endossent aujourd’hui débordent la poussière des faits, pour emprunter l’expression de Michel Foucault. Les enjeux sont plus grands. Ils questionnent les processus de domination aux fondements du monde contemporain et ils le font en cherchant à détrôner les simulacres de pierre et de bronze qui imposent leur récit historique nationaliste daté – lui-même enfant du phénomène colonial.
Bien sûr, les actions directes menées sur les statues n’ont pas pour objectif de « changer le passé » – si tant est que cet argument contra, tant entendu, ait intellectuellement du sens[22]. Tournées vers l’avenir, elles rappellent plutôt la nécessité de construire une compréhension actualisée de plus de cinq siècles d’histoire commune dans lesquels nous sommes encore pris, en faisant de la place à de nouveaux récits historiques qui pourraient à leur tour trouver à se matérialiser[23]. Et quoi de mieux, effectivement, qu’une statue pour servir d’électrochoc ? Léopold II sur la place du Trône en 2020, Robert Edward Lee à Charlottesville en 2018, Cecil John Rhodes au Cap, en 2015, le général Jacques à Dixmude en 2004-2005, Joséphine de Beauharnais à Fort-de-France en 1991, mais aussi Lénine déboulonné dans les anciennes républiques soviétiques la même année, la colonne Vendôme mise à bas par les communards à Paris en 1871, Louis XVI brisé par les révolutionnaires en France en 1792, Georges III démoli par les patriotes aux États-Unis en 1776… Encore et encore, des gestes de résistance qui s’en prennent à des symboles physiques du pouvoir. Prêtez l’oreille. Tout cela résonne. Et cette résonance à travers le temps et l’espace prouve et institue tout à la fois la puissance politique de la statue.
Pourtant, comme Sarah Gensburger, chercheuse en sociologie de la mémoire, l’a rappelé, la statue n’intéresse généralement pas grand monde[24]. Le marcheur pressé la frôle sans se soucier de sa présence discrète. Les amoureux se donnent rendez-vous à ses pieds sans la regarder vraiment. Le riverain la croise chaque jour sans connaitre son histoire, ni son sens, ni la volonté qui l’a placée là. La statue passe le plus clair de son temps à n’avoir rien à nous dire, simple repère parmi les objets du quotidien qui meublent les villes en mouvement. Sa puissance politique est tenue en réserve. Puis soudain, l’évènement fait irruption qui la met en scène, littéralement. Une commémoration la prend pour témoin, un geste de contestation se pose sur elle. Alors on se surprend tous et toutes à la voir. On se rend compte qu’elle prend de la place. On la reconnaît ; quelque part elle faisait un peu partie de nos vies. De manière paradoxale, l’univocité du récit politique qui a présidé à son élaboration en fait alors le réceptacle de tous les contre-récits qu’elle injurie ou qu’elle autorise. Elle se retrouve saturée de sens, de discours, d’affects, de violences, de mémoires. Elle devient polémique. Plus qu’un repère, elle est désormais catalyseur. Alors, face à elle on se rassemble, on se retrouve, on se tait, on se souvient, on s’informe, on se politise, on s’insurge, on s’agite, on se querelle, on hait, on espère, on se mobilise, on croit à la possibilité de la lutte. On pense un instant renverser le vieux monde comme on renverse une tête de bronze ou on craint au contraire qu’une tache de couleur rouge puisse à elle seule briser les fils de l’histoire.
À l’heure où un capitalisme mondialisé sans corps et sans visage nous dit que tout est toujours déjà joué, ailleurs ; la statue est, au même titre que le rond-point ou l’antenne GSM, ce lieu ordinaire, ce micro détail de la trame architectural de nos espaces urbains, où la violence du pouvoir passé et présent trouve à s’incarner. Elle constitue ainsi une porte d’entrée possible pour avoir prise sur ce pouvoir et dénoncer sa violence[25]. Une expérience sensible du politique : c’est bien à cela que les activistes antiracistes et anticolonialistes nous ont conviés collectivement. En barbouillant ces statues, en les mettant à bas, ils ont exhibé la conflictualité des représentations symboliques qui fondent le commun. Dévoilant dans un même mouvement les limites des récits historiques qui bâtissent le consensus national et leur nature de récit, ils ont ouvert le temps. À celui qui voulait bien l’entendre, il a ainsi été rappelé que les histoires que nous nous racontons pour nous gouverner ont elles-mêmes une histoire, qu’elles sont le fruit d’un temps qui n’est pas le nôtre et que d’autres récits existent. Pour autant, il y a fort à parier qu’un nouveau roman ne remplacera pas celui, nationaliste, qui a donné naissance à ces statues. Les émotions variées que ce phénomène militant a suscitées annoncent plutôt la coexistence conflictuelle de plusieurs récits historiques. Cette expérience sensible du politique aura alors introduit de la complexité dans l’espace public, non pas en disant que l’histoire de ces statues est compliquée, mais bien plutôt en rappelant que l’histoire est un récit pluriel, antagonique et décidemment actuel.
Et les historiens et historiennes dans tout cela ? Face à ce combat, le rôle qui nous est assigné est-il celui, ingrat, de gardien sourcilleux de statues altières qui ont fait leur temps ? Devons-nous être les esclaves heureux de symboles de pouvoirs passés et contribuer à en perpétuer l’aura ? En mettant le doigt dans cet article sur un biais spécifique qui peut accompagner le recours à l’histoire dans le débat public, nous nourrissons l’espoir que cela sera moins souvent le cas. L’histoire est vivante quand elle ouvre le temps pour laisser y entrer les possibles de futurs encore non advenus. Elle est critique quand elle sait regarder les monuments légués par le passé dans les yeux pour en reconnaître à la fois toute la vanité et toute la puissance active. Elle est émancipatrice, enfin, quand elle est, pour reprendre la déclaration de l’historien Patrick Boucheron, « ce récit entraînant qui nous soulève et nous désoriente, nous oblige et nous délie[26] ». Cela suppose de prendre au sérieux les luttes contre la discrimination qui traversent aujourd’hui les frontières, enjambant les murs intellectuels bâtis par les anciennes histoires nationales. Cela implique également de se rendre disponible aux nombreux récits historiques que les activistes invoquent à travers leurs gestes. Le passé n’est pas un tombeau que l’on referme commodément sur lui-même pour faire entrave à toute transformation sociale. Face à l’actualité, il est plus fécond de l’entendre comme le réservoir des questions que les humains se sont posées et auxquelles ils ont essayé d’apporter des réponses, toujours compliquées, toujours incertaines, toujours incomplètes. Mis à disposition du présent, ce passé rappelle la part de politique qui accompagne chaque usage, y compris académique, de l’histoire. Il suppose donc que nous soyons en même temps spécialistes du passé et ouverts aux urgences du présent. Et comment tenir cette ligne sans un dialogue serré avec les autres sciences sociales ? La sociologie, la sémiotique, la philosophie, l’anthropologie, la politologie, la psychologie, l’économie, les études postcoloniales ou les études de genre : ce n’est qu’en travaillant en articulation avec elles, en leur compagnie critique, que les sciences historiques peuvent efficacement interroger les narrations communes du temps long colonial et de ses implications présentes[27]. Les défis collectifs immenses qui se profilent incitent les historiens et les historiennes à ne pas opposer à la contestation militante et aux désirs d’émancipation la complexité d’un passé d’érudits prétendument dépassionné et une pédagogie verticale en provenance des lieux autorisés du savoir et de la décision. Cette complexité et cette pédagogie n’ont aucune raison de regarder la société à hauteur de statues.
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[1] Je tiens à remercier Grégory Cormann et Antoine Janvier pour leur relecture déliée et leur sens généreux de la rencontre intellectuelle. Merci également à Alix, Julie et Nicolas sans qui ce texte n’aurait pu voir le jour.
[2] Voir à ce propos la revue de presse du 11 juin 2020 : « La revue de presse : déboulonner les statues de Léopold II, est-ce la bonne réponse ? », RTBF, RTBF.be, [en ligne] (Page consultée le 22/07/2020 ; dernière mise à jour le 11/06/2020).
[3] Véronique Clette-Gakuba et Martin Vander Elst, « Une tentative de décolonisation de la statue de Léopold II », in Bruxelles en mouvements, vol. 297, (novembre-décembre 2018), p. 19-23.
[4] Voir notamment : « Francis Balace, historien : «Détruire les statues? On se trompe de combat! » », Muriel Sparmont, La Meuse, [en ligne]. (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 12/06/2020) – « Statues du roi Léopold II déboulonnées : « Retirer ces symboles ne va rien résoudre ! » », Charles Van Dievort, La Libre.be, [en ligne]. (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 19/06/2020) – « Déboulonner les statues de Léopold II, la question épineuse qui divise nos partis », Didier Swysen, La Meuse, [en ligne]. (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 17/06/2020) – « Décolonisation de l’espace public : « Il y a de l’opportunisme de la part de nos élus, ils font de la politique Twitter » », Adrien de Marneffe, DH Les Sports+, [en ligne]. (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 30/06/2020). Les historien·ne·s étant appelé·e·s à intervenir à chaque fois que la polémique enfle, ces types de discours ne sont pas neufs. Voir notamment les prises de parole de Pierre-Luc Plasman, en 2018 : « Léopold II n’est pas Hitler », Jean-Paul Bombaerts, L’écho, [en ligne]. (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 1er février 2018) – « Faut-il déboulonner les traces du passé colonial de la Belgique ? », Jean-François Herbecq, RTBF.be, [en ligne] (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 6 décembre 2018).
[5] « Le déboulonnage des statues de Léopold II, une question de mémoire plus que d’Histoire », Colette Braeckman, Le Soir, [en ligne] (Page consultée le 24/07/2020 ; dernière mise à jour le 09/06/2020).
[6] Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 [1925]. Une histoire à rebours similaire a été proposée pour la statue de Colbert par l’historien et épistémologue Cédric Prévot : « Les boulons de l’Histoire : statues, récits et usages », Cédric Prévot, The Conversation, [en ligne]. (Page consultée le 22/10/2020 ; dernière mise à jour le 26/06/2020). Pour une analyse récente des processus à rebours qui permettent de remonter la mémoire, jusqu’à atteindre le noyau insécable du souvenir : Patrick Boucheron, La trace et l’aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan (IVe-XVIe siècle), Paris, Seuil, 2019.
[7] La Chronique de la Ligue des droits humains asbl, vol. 191 (avril-mai-juin 2020), numéro thématique, Libertés confinées.
[8] « Génération décolonisation : ces militants qui font trembler Léopold II », Élodie Blogie, Le Soir, [en ligne] (Page consultée le 23/07/2020 ; mise en ligne le 28/06/2020).
[9] « Un antiracisme noir prend son essor en Belgique », Lorraine Kihl et Élodie Blogie, Le Soir, [en ligne] (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 05/06/2020).
[10] « Un buste de Léopold II déboulonné à Auderghem : « Cela fait des années qu’on essaie de se faire entendre », La Libre.be, La Libre.be, [en ligne] (Page consultée le 23/07/2020, dernière mise à jour le 19/06/2020).
[11] Serge Gruzinski, L’histoire pour quoi faire ?, Paris, Fayard, 2015, p. 43.
[12] Parmi d’autres : Romain Bertrand, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident, xvie-xviie siècle, Paris, éditions du Seuil, 2011. – Serge Gruzinski, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, éditions du Seuil, 2006. – Timothy Brook, Great State. China and the World, Londres, Profils Books, 2019.
[13] Antonella Romano, Impressions de Chine. L’Europe et l’englobement du monde (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Fayard, 2016.
[14] Voir sur ce sujet l’opinion de l’historienne Dzifanu Tay : « Les monuments brandissent la mémoire des peuples », Dzifanu Tay, La Libre.be, [en ligne] (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 24/06/2020).
[15] Daniel Cattier, Juan Gélas et Fanny Glissant, Les routes de l’esclavage, 4 épisodes, France, Arte, 2018. – Karim Miské, Marc Ball et Pierre Singaravélou, Décolonisations, 3 épisodes, France, Arte, 2019. En ce qui concerne le fait colonial belge en particulier, cela fait quelque temps déjà que les historiens affirment par voie de presse qu’il existe un consensus de la profession sur le sujet : « Carte blanche : « Dix idées reçues sur la colonisation belge » », Amandine Lauro et Benoît Henriet, Le Soir, [en ligne]. (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 08/03/2019) – « Carte blanche : « N’instrumentalisez pas les historiens dans le débat sur le passé colonial » », Gillian Mathys, Sarah Van Beurden, Reuben A. Loffman, Hein Vanhee et Idesbald Goddeeris, Le Soir, [en ligne] (Page consultée le 21/10/2020 ; dernière mise à jour le 16/06/2020).
[16] Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, les éditions de Minuit, 1981, p. 267.
[17] Ibidem.
[18] Ralph Dekoninck, Horreur sacrée et sacrilège. Image, violence et religion (XVIe et XXIe siècles), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2018, p. 62.
[19] « Statues de Léopold II : « On vandalise pour essayer de faire cesser l’emprise de ces monuments », Lorraine Kihl, Le Soir, [en ligne] (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 11/06/2020).
[20] « Carte blanche : « Dix idées reçues sur la colonisation belge » », op. cit.
[21] « Statues de Léopold II vandalisées, une activiste réagit : « C’est l’inaction politique qui nous mène à intervenir aujourd’hui » », RTL Info, RTL Info, [en ligne]. (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 14/06/2020)
[22] Il y aurait beaucoup à dire sur les usages de l’histoire qui, ces derniers mois, ont été directement opposés aux militants antiracistes pour invalider leurs actions, que cela soit au sein du monde politique, sur les réseaux sociaux ou à coup de pétitions. Des expressions récurrentes telles que « on ne réécrit pas l’histoire », « le passé c’est le passé », « touchez pas à notre histoire » opèrent pernicieusement l’indistinction entre le passé historique et les récits qui en découlent. Il n’est pas nécessaire de développer ce point plus avant ici, historiens et historiennes ayant protesté collectivement contre toutes formes d’instrumentalisation de la profession sur cette question (« Carte blanche : « N’instrumentalisez pas les historiens dans le débat sur le passé colonial » », op. cit.).
[23] Sur ce type d’analyses, voir : « Abattre le racisme en faisant tomber des statues », Maxime Tellier, France Culture, [en ligne]. (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 11/06/2020) – « Du sud des Etats-Unis à la France, des statues déboulonnées pour une histoire partagée », Philippe Bernard, Le Monde, [en ligne] (Page consultée le 23/07/2020 ; dernière mise à jour le 12/06/2020).
[24] « Pourquoi déboulonne-t-on des statues qui n’intéressent (presque) personne ? », Sarah Gensburger, The Conversation, [en ligne] (Page consultée le 23/10/2020 ; dernière mise à jour le 29/06/2020).
[25] Cette réflexion s’accorde avec les travaux réalisés par l’architecte Eyal Weizman et le champ de recherche émergent de la Forensic Architecture.
[26] Patrick Boucheron, Faire profession d’historien, Paris, PUPS, 2016 [2010], p. 184.
[27] « Pour une nouvelle orientation de la Commission « Vérité et Réconciliation », collectif, Médiapart, [en ligne] (Page consultée le 23/10/2020 ; dernière mise à jour le 07/07/2020).