Façonner

Miroirs de la pierre : apprentissages de la taille de pierre en conservation-restauration

La pierre garde les traces du temps qui passe et des outils qui l'ont travaillée. Pour observer ces traces et comprendre les transformations des objets, la conservatrice-restauratrice Amélie Méthivier affirme qu'il est nécessaire de se confronter directement à ces outils et à la matière, de se former à la taille de pierre. Elle précise ici les multiples apprentissages qu'elle a tirés de cette formation.

Pour définir ce qu’est un conservateur-restaurateur, peut-être faut-il commencer par dire ce qu’est la conservation-restauration. On peut la décrire comme un ensemble de « mesures et actions ayant pour objectif la sauvegarde du patrimoine culturel, dans le respect de son intérêt patrimonial, tout en garantissant son accessibilité aux générations présentes et futures ». Ces mesures et ces actions répondent à des règles méthodologiques précises et complexes, appuyées sur un certain nombre de principes fondateurs. On compte parmi eux la nécessité d’une connaissance profonde de la matérialité des objets, connaissance qui porte toutes les clés de compréhension de l’état de conservation. Cette matérialité témoigne également des valeurs culturelles de l’objet. Le choix de certains matériaux rares pour sa réalisation, par exemple, rend compte de la valeur décorative ou de la préciosité d’un objet.

Les outils et les traces

Toute intervention de conservation-restauration débute par une étape basique mais incontournable : la description de l’objet pris en charge. Elle permet de fixer la nomenclature, de localiser les différentes parties qui constituent le tout et de renseigner le cadre général du contexte de création. Puis elle s’affine en passant par une phase de description plus détaillée des procédés de mise en œuvre, c’est-à-dire des techniques de réalisation de cet objet : par exemple la manière dont les éléments sont assemblés ou ont été mis en forme, le travail des alliages (un alliage cuivreux martelé ne ressemble pas au même alliage fondu), etc. La compréhension des techniques est rendue possible grâce à l’identification des traces que les outils ont laissées tant à la surface des objets que dans leur structure. Ces observations sont cruciales car elles peuvent permettre de comprendre une altération ou d’en détecter l’origine, mais elles peuvent aussi éclairer notre connaissance du bien pour étayer une datation ou compléter des données sur une technique.

FIg1
Détail d’une vitrine pédagogique du musée Bourdelle avec à gauche une pointe. © A. Méthivier

Ces observations sont également capitales car les objets ont parfois traversé une histoire mouvementée, rythmée par des modifications, des déplacements, des destructions partielles qui laissent également des traces visibles. Dans certains cas, lorsque la documentation textuelle liée à la conception d’un bien est perdue, seule sa matérialité, qu’elle soit fragmentaire ou ruinée, nous permet de comprendre les intentions de ses créateurs.

C’est le cas des éléments de la chapelle funéraire de Philippe de Commynes édifiée au début du XVIe siècle dans l’église des Grands-Augustins à Paris et détruite pendant la Révolution. Les éléments du tombeau ont alors été démontés : une partie a disparu, l’autre a été préservée par Alexandre Lenoir, artiste peintre nommé par l’Assemblée constituante pour administrer un dépôt regroupant les œuvres sauvées des destructions en raison de leur importance historique. Après avoir été présentés à l’École des Beaux-Arts, les éléments sculptés ont finalement rejoint le musée du Louvre et sont aujourd’hui exposés au département des Sculptures. La disposition actuelle de ces éléments dans un espace dédié dans une salle du département résulte d’une proposition pensée par le conservateur en charge de ces objets dans les années 1990 et a consisté en ne combinaison hypothétique d’un certain nombre d’entre eux. Les deux frontons ont par exemple été adossés l’un contre l’autre sans qu’aucun document ne témoigne d’un tel dispositif par le passé. Pour autant qu’on le sache, ils auraient pu couronner deux portes différentes. Les seuls témoignages connus sont une description du XVIsiècle et des gravures de 1790, présentant un état déjà recomposé lié à des travaux dans le bâtiment, au cours desquels les sculptures de la chapelle ont probablement été déplacées.

Lorsque j’ai été sollicitée pour réaliser l’étude préalable à la restauration de ces éléments sculptés, une demande spécifique portait sur les traces pouvant donner des indices de leur disposition originale. Il s’agissait de répondre aux questions suivantes : quelle face était visible ? Quels éléments étaient positionnés aux angles ? Quels éléments encadraient une porte ? L’observation exhaustive des traces laissées par les outils a permis de répondre à ces questions, en dressant une typologie (pilastres, pilier, main courante…) et en classant les éléments par type. L’hypothèse de reconstitution s’est également appuyée sur l’unique texte conservé qui décrit le monument original ainsi que sur des monuments de datation proche.

Une des finalités de l’étude technique était de proposer une hypothèse de reconstruction de cette chapelle en se laissant guider par les informations collectées lors des observations. Une simulation réalisée avec un logiciel de traitement d’image a permis de positionner les éléments d’angles, les pilastres portant le fantôme d’une main courante, les éléments nécessairement positionnés en applique sur un mur, ceux qui sont bifaces et en tenant compte des éléments de description des sources écrites (comme la présence d’un autel dans la chapelle). Le texte fait également mention de la présence de porphyre, une pierre qu’on ne trouve pas dans les éléments conservés. Or une rainure, présente sur toute la longueur d’un certain nombre de piliers évoque une technique d’insertion de pierre dure. Une hypothèse de plaques de porphyre insérées entre les piliers a alors été proposée afin de démarrer un projet de visualisation de ce qu’avait pu être cette chapelle. Ce travail doit aujourd’hui être complété avec un relevé graphique, en utilisant un logiciel d’architecture qui ne relève pas de mes compétences.

Les conclusions de l’étude du conservateur-restaurateur doivent permettre de synthétiser et d’articuler les différentes informations, provenant des sources écrites (qui lui sont transmises par le responsable scientifique de l’objet, un conservateur en général) et les observations techniques. Il y a là une mission clé qui lui impose de traiter avec plusieurs domaines académiques ou techniques. Mais ce travail de reconstitution ne pourrait se tenir sans l’identification précises des traces d’outils, sans comprendre comment le travail de la pierre s’intègre dans une fonctionnalité technique. Et pour ce faire, il est plus facile d’avoir déjà mis en œuvre ces techniques : on ne restaure bien que ce qu’on connaît bien. 

Détail d’un chapiteau aux griffons conservé au musée Antoine Vivenel de Compiègne montrant sur la partie plane, à gauche, des traces de taillant (cette partie était engagée dans le mur donc non visible) alors qu’à droite, les traces d’outils ont été effacées par le travail de finition (égrésage). 
© A. Méthivier

La taille de pierre et ses apprentissages

C’est pourquoi les conservateurs-restaurateurs doivent apprendre une partie des techniques de réalisation des objets sur lesquels ils travaillent, afin de connaître finement la structure qui les compose et reconnaître les traces de mise en œuvre. Les conservateurs-restaurateurs de mobilier apprennent à faire de la marqueterie et de la dorure, ceux de sculptures apprennent la taille de pierre.

Dans ma formation, la Maîtrise de sciences et techniques de Paris I, en 1996, cet enseignement était dispensé en dehors du programme par le biais de cours du soir ou de stage. J’ai donc participé à un stage Rempart de 5 jours au château de Brie-Comte-Robert en Seine-et-Marne, dans le cadre du remontage d’une des tours d’enceinte. Rempart est une association qui organise des chantiers de bénévoles sur des techniques aussi variées que la taille de pierre, la forge ou la maçonnerie. Cette formation avait pour objet la réalisation d’un jour en archère, ouverture architecturale évasée à l’intérieur de la tour et resserrée à l’extérieur pour permettre au combattant de tirer en étant abrité. Cet encadrement de fenêtre était constitué de cinq blocs, deux pour chaque montant, et un linteau qui les réunissait en partie haute. Chaque participant était chargé de la réalisation d’un bloc, l’encadrant, tailleur de pierre de son état, s’occupait du linteau.

Le stage démarrait par une visite du château avec une description de la pierre utilisée, un calcaire de la Brie qui présente certaines spécificités dont la taille doit tenir compte. Nous avons également reçu une formation introductive à la stéréotomie – la science de la géométrie et des aplombs. Un espace de taille était aménagé dans l’enceinte du château avec des postes de travail, sur lesquels étaient posés des blocs de pierre et des outils (une massette en métal emmanchée de bois, des ciseaux, des pointerolles). Un profil de la courbure du mur était établi sur un gabarit en bois afin de servir de repère pour reproduire cette courbure sur nos blocs afin qu’ils s’intègrent, sans différence de niveau, dans le mur de la tour.

Le travail de taille d’un bloc se déroule toujours selon des étapes précises. À l’aide d’une chasse, outil semblable à un marteau, les contours du bloc sont ajustés au profil voulu. Commence alors le travail de ciselure. Cette étape technique vise à installer le plan, c’est-à-dire une surface plane correspondant au gabarit. Le ciseau utilisé a un tranchant plat et par un geste répétitif et régulier, on délimite une plate-bande le long des arêtes du bloc. Cette bande sert de repère dans l’espace pour dresser ensuite toute la face, par enlèvement de matière pour obtenir un plan calé sur celui de la ciselure. On utilise une pointe pour tracer des sillons qui laissent des excroissances de pierre de part et d’autre, qu’on élimine ensuite toujours avec la pointe, en resserrant les sillons. Enfin, pour terminer le dressage de la face, on élimine les dernières excroissances de pierre en les écrasant à l’aide d’un taillant dont le profil ressemble à celui d’une hache, parfois lisse, parfois dentelée. Ce dernier taillant est dit taillant brettelé, et comme les autres outils, il laisse des traces très reconnaissables sur la pierre. On trouve généralement ce type de traces au revers des sculptures témoignant de la mise en œuvre du bloc initial. Après avoir manié cet outil, il est plus aisé de comprendre pourquoi et comment il laisse ce type de traces.

Lors du stage, notre encadrant nous montrait les gestes à effectuer à chaque étape et insistait sur leur succession. Il fallait d’abord se familiariser avec la prise en main des outils, leur poids, la position de la main, celle des doigts – l’un maintient l’outil dans le bon angle et l’autre permet sa progression. Le rythme de la percussion est également une donnée importante. Lui donner un rythme cadencé permet de produire un tracé plus régulier. L’exercice était ardu, fatiguant voire décourageant. Le temps passant, les coups sur mes doigts en lieu et place du ciseau se répétaient. Reposant pour un moment mes poignets endoloris, je contemplais la face de mon bloc.

Le désordre était indescriptible, la ciselure n’était pas achevée, les premiers sillons étaient marqués et parfois dégraissés (c’est l’attaque des excroissances), mais aucune étape n’était terminée ; et pourtant la suivante était déjà démarrée. Je contemplais, désemparée, mon propre reflet sur la pierre, ma manière chaotique, désordonnée et boulimique de m’emparer du sujet, mon manque absolu de méthode. Il y avait également la question de la posture. Après avoir observé attentivement ma gestuelle, l’encadrant m’expliqua que j’étais trop proche de mon plan de travail, ce qui rendait mon geste moins précis et moins sûr.

Le travail de la pierre est un véritable miroir, il renvoie très exactement ce que l’on a produit, sans concession, pour peu que l’on se donne la peine de l’examiner. Ce jour-là, en dehors de l’apprentissage des outils et de la reconnaissance de leurs traces, ou même de la composition d’un encadrement de fenêtre ou de la sensibilité des roches au gel, un autre enseignement m’a été dispensé, plus profond et plus intime. Il m’a servi à prendre conscience de ma désorganisation, afin d’effectuer ce pas de côté nécessaire à la rectification. Mais il m’a également permis, dans un second temps, d’assumer ma manière de faire : je démarre parfois plusieurs tâches et parfois même dans le travail de restauration, simultanément, en pleine conscience, laissant libre court à mon naturel, tout en gardant à l’esprit qu’il y aura nécessairement un moment où il faudra en terminer certaines. Ce tempo me permet également de mieux analyser et évaluer mon travail, tout en améliorant son degré de finition. Dans les apprentissages deux niveaux de transmission sont à l’œuvre : les savoirs formels dispensés par l’enseignant et les savoirs non-formels qui nécessitent plus d’attention mais n’en sont pas moins riches pour autant.

Comprendre comment sont constitués les biens culturels, avec quelles méthodes de réalisation, permet de mieux les étudier, et de mieux les conserver. À ce titre, l’expérimentation instruit bien mieux que n’importe quel savoir livresque. La trace des outils traduit directement le geste qui l’a réalisé. Un outil à percussion lancée (le taillant par exemple) n’entame pas la pierre de la même manière qu’un outil à percussion posé (comme le ciseau actionné par la massette). Cet apprentissage est nécessaire pour le conservateur-restaurateur qui devra détecter, comprendre et analyser ces traces. Il lui permettra aussi de discuter avec le tailleur de pierre, qui pourra apporter une analyse encore plus fine. Il lui permettra dans le même temps de se confronter à la dureté d’un matériau qu’il devra parfois coller, manipuler et même percer. Comme il peut aussi tendre un miroir à sa propre façon de faire.

 

Publié le 17 janvier 2024
Tous les contenus de la rubrique "Façonner"