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Milo Rau, représenter Mossoul

Comme l’année dernière, l’ouverture du Festival d’automne 2019 au théâtre des Amandiers de Nanterre se fait avec une pièce de Milo Rau. En septembre 2018, le metteur en scène suisse allemand, directeur artistique du théâtre belge NTGent à Gand, initiait un cycle intitulé « Histoire(s) du théâtre » avec lequel il entendait engager une réflexion sur la représentation théâtrale. Cette année, avec Oreste à Mossoul, le mot « histoire » a disparu mais Milo Rau poursuit son exploration des outils de la représentation.

Mossoul
Photographie d’Oreste à Mossoul lors de l’une des représentations au théâtre des Amandiers. Crédits : Théâtre des Amandiers

 

Septembre 2018, l’année dernière. L’un des premiers rendez-vous du Festival d’automne a lieu au théâtre des Amandiers à Nanterre, c’est celui que propose le metteur en scène suisse allemand Milo Rau qui présente La Reprise, Histoire(s) du théâtre. À la même époque, l’année dernière, la rédaction d’Entre-Temps réfléchit à la formulation d’un objet commun autour duquel s’articuleraient les premiers textes de la revue. Notre choix se porte sur le « re- », indicatif de la re-présentation, de la re-constitution, du re-nouveau. Le « re » de la ré-pétition ou du re-commencement qui cristallisent, par bien des aspects, les questions qui se posent aux historiennes et historiens que nous sommes.

On a pensé au cinéma qui posait, avec une certaine acuité, la question de la représentation. D’ailleurs c’était à l’automne dernier que sortait sur les écrans Un peuple et son roi de Pierre Schoeller. On a aussi pensé aux jeux vidéo, Assassin’s Creed lançait son dernier opus, Odyssey, manière de re-vivre la Guerre du Péloponnèse. Et puis il y avait le théâtre, pour lequel on parle aussi bien de « pièce » que de « re-présentation ».

Il arrive qu’on re-prenne au théâtre, des classiques souvent, des événements parfois. L’année dernière, dans cette Reprise, Milo Rau a décidé de re-venir sur un événement, le meurtre homophobe d’Ihsane Jarfi, assassiné à Liège en 2012. La pièce initiait une série que le metteur en scène avait intitulé Histoire(s) du théâtre, « enquête performative à long terme sur la plus ancienne forme d’art de l’humanité »[1]. Chez Milo Rau, cette histoire s’écrit sur scène, avec les acteurs, dans le jeu, après enquête, dans un théâtre qu’il définit comme « réaliste » et « documentaire ». Pourtant, il n’est jamais laissé au spectateur le risque de s’y méprendre, tout y est jeu. Les comédiens sont des comédiens, ils re-jouent l’entretien qui les a conduits à jouer cette scène-là, ils témoignent de la difficulté de se prêter au jeu de cette violence-là. Le réalisme en question tient de celui qui retire, avec le plus grand soin, le fard du « ça s’est passé comme ça ». Il ne s’agit pas de re-jouer l’événement mais d’utiliser la scène pour interroger le jeu du « faire semblant » du théâtre. À quoi sert la représentation quand elle re-présente l’événement ? À montrer l’horreur telle qu’elle a été ? Non, chez Milo Rau, jouer c’est montrer la difficulté, pour les acteurs, de re-jouer la violence. Et pourtant ils s’y attèlent, ils imitent les coups et le sang coule. L’histoire du théâtre est l’histoire de la complexité de ce re-jeu.

Dans Contre le théâtre politique paru au printemps dernier aux Éditions de la Fabrique, Olivier Neveux s’attaque à ce qu’il identifie, dans le théâtre d’aujourd’hui, comme étant un faux « théâtre politique ». Il revient sur ces pièces qui représentent l’action politique, comme le Ça ira. Fin de Louis (1) de Joël Pommerat ou qui témoignent des drames contemporains –  celui qui se joue actuellement en mer Méditerranée notamment – dans le seul but, selon lui, que l’intelligentsia politico-intellectuelle puisse se donner bonne conscience. Contre cette revendication du politique, l’auteur, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à Lyon-2 – poste dont il n’existe quasiment aucune autre chaire – revient sur les propositions de Milo Rau qui relèvent véritablement, selon lui, du théâtre politique. Qu’y a-t-il de plus politique que la représentation ? Milo Rau en propose une histoire. Il montre le jeu et montre les masques et ne laisse jamais l’image nous tromper. C’est en cela qu’il engage une véritable histoire du théâtre.

Cette année, l’ouverture du Festival d’automne aux Amandiers se fait avec une nouvelle pièce de Milo Rau, Oreste à Mossoul. Ici c’est la tragédie grecque que le metteur en scène reprend, en précisant faire un pas de côté. Il confie, dans l’entretien qu’il a donné au théâtre – et que les spectateurs peuvent lire dans la brochure distribuée en entrant dans la salle – que sa logique n’est pas de « mettre en scène des adaptations de textes classiques ou autres, mais de réécrire les œuvres à travers un contexte où le réel a une vraie influence ». C’est pourquoi il a dirigé, en amont, ses personnages à Mossoul – ville en ruine qu’on observe à travers un écran – sur scène, on retrouve les acteurs qui, après avoir quitté les ruines, ne jouent plus la comédie.

 

Oreste à Mossoul est une réécriture de la trilogie d’Eschyle dans le Mossoul d’aujourd’hui. Les différents personnages – dont les principaux sont Agamemnon, Clytemnestre, Égisthe, Cassandre, Iphigénie, Électre, Pylade et enfin Oreste –se dédoublent, dans le temps et l’espace. Ils sont à la fois sur scène et, grâce à la vidéo, à Mossoul, quelques mois plus tôt. Milo Rau articule ensemble le mythe et l’histoire récente de la ville. La tragédie sert, dans le spectacle, de grille de lecture au drame contemporain.

Cette pièce, comme un jalon de l’histoire du théâtre que propose Milo Rau, pose un certain nombre de questions. Dans la suite de son entretien, le metteur en scène témoigne de son besoin, « pour comprendre ce texte, d’être à Mossoul ». Dans ce travail, il n’est parfois pas évident de saisir si ce qu’il cherche à comprendre est quelque chose du texte ou quelque chose de ce qu’il s’est passé, là-bas, en Irak, depuis 2003 notamment. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. Dans cet Oreste, Milo Rau interroge l’actualité de la question du pardon tragique et c’est finalement de la trilogie d’Eschyle dont il est question, c’est elle qu’il cherche à re-saisir. Dans ce mouvement, la spécificité du nouveau pardon à donner – ou non – aux persécuteurs contemporains, en Irak, semble se noyer dans l’interrogation autour de l’universel du tragique antique.

Être à Mossoul pour comprendre Eschyle, pourquoi pas, mais il faudrait y être vraiment et pas simplement à travers un écran, que Mossoul soit re-présentée en somme. Car la représentation tient aussi du registre pictural, il s’agirait de dépeindre la ville, d’en proposer un tableau. Sur la scène du théâtre des Amandiers on peine à entrer dans ce tableau, les deux cahutes installées sur le plateau sont des espaces du dedans, elles ne représentent pas la ville. Mossoul est projetée sur l’écran vidéo qui nous emmène dans les immeubles en ruine. Y ont été tournés les premiers éléments d’un dialogue qui se noue, quelques mois plus tard, entre le champ de ruines et l’espace du théâtre, dans lequel il ne se passe finalement pas grand-chose.

Imaginer une histoire du théâtre c’est aussi réfléchir à son caractère propre, le choix du plateau plutôt que l’écran. Dans Oreste à Mossoul c’est dans la vidéo que se trouvent le décor et le jeu des acteurs. La scène joue le rôle de coulisse. La vidéo enlève quelque chose de la re-présentation, Mossoul ne nous est que présentée. Les éléments qui relèvent de la stratification historique de la ville, de Troie et Ninive jusqu’à aujourd’hui – dont il est question dans les images projetées – ne trouvent pas leur écho sur le plateau. Au moment d’applaudir il s’agit de se rappeler où sont passés les acteurs. Ils sont sur la scène, mais un peu de dos, ils applaudissent, eux-aussi, les images de l’écran central.

À l’heure où les images que nous avons de la tragédie sont essentiellement celles qui sont projetés sur nos écrans, le théâtre semble ici peiner à trouver les justes outils de sa re-présentation.

[1] Ainsi qu’il l’expose lors de sa présentation pour le Festival d’Avignon à l’été 2018.

Publié le 24 septembre 2019
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