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Matérialité et mouvement : "Heimat is a Space in Time" de Thomas Heise

Pour sa rétrospective des meilleurs films de l'année 2019, la revue Panorama Cinéma retenait notamment "Heimat is a space in time", une ample fresque historique et familiale de Thomas Heise. Maude Trottier, doctorante en histoire de l'art, y présente le film et a accepté de partager son texte avec Entre-Temps.

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Heimat is a Space in Time compose une ample fresque où la trame de relations amoureuses et familiales dissèque l’Allemagne du 20ème siècle, en injectant dans le temps historique une dose d’étrangeté qui repose sur un double procédé de distanciation et de réappropriation affective. Ambitieuse et rigoureusement réglée, la proposition tient sur le fil de lecture de textes rédigés par les membres de la famille du réalisateur d’origine juive, en partance de l’année 1912. Avec pour tout guide narratif la voix off de Heise lisant placidement ce contenu intime, le film bâtit une angoisse forte de conscience, à l’issue des écarts se jouant entre la narration, les documents montrés qui attestent de la vie et de la mort des gens du passé, les images de paysages, trains, ruines, villes tirées du présent et la dense trame sonore qui accompagne l’ensemble du film. Ainsi, reconstruire l’intimité synchronique et la diachronie généalogique des ancêtres aux vies broyées par les guerres — alors que l’espoir semble ne jamais quitter la génération des grands-parents, même lorsque la mort se fait imminente, et que le désespoir semble au contraire si fort pour la génération de l’après-deuxième guerre, avec ses amours véhémentes et contradictoires — prend pour contrepoint une insistante matérialité qui donne corps à ce qui n’est plus, en se posant tel un acte de résistance contre l’inertie du passé et de l’archive.

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Portée par de nombreuses figures du mouvement — que ce soit la tombée de la pluie ou de la neige, les ombres des nuages passant sur un boisé, les circuits ferroviaires, les transport en commun ou une caméra qui balaie lentement les lettres lues et les papiers officiels qui envoient à la mort —, cette forte matérialité semble vouloir faire craquer la dimension d’épreuve du temps : par exemple ce moment où l’on entend tous les grincements mécaniques des trains de marchandise suivi d’un plan d’ensemble qui capte le réseau des voies la nuit ; ou ces pépiements d’oiseau et le bruit d’un avion qui passe dans le ciel : Heimat use d’opérateurs sensoriels pour écrire l’histoire, comme pour mieux rendre douloureuse la confluence de temporalités historique, généalogique, documentaire et humaine qu’il noue. Dans le même temps, c’est la capacité mémorielle même de la forme filmique qui s’y révèle.

Or, si les deux premières heures sont chargées d’une forte angoisse que dose la manipulation sensible des documents scrutés, la seconde partie du film, qui prend place à partir des années des années de la RDA, explore et approfondit ses propres fondements théoriques. Rendant alors compte du trajet de ses parents, le cinéaste, dont le père n’est nul autre que Wolfgang Heise, éminent philosophe de la RDA par la suite congédié par le parti,  expose un basculement qui coïncide avec sa propre apparition dans le récit familial, ce qui éclaire de surcroît toute la méthode du film : soit une discussion où le dramaturge Heiner Müller, ami de la famille, fait état de son refus d’observer le procédé de la distanciation de Brecht pour lui privilégier une approche où l’auteur engage au contraire sa relation à la chose dont il traite. De là, on saisit toute la cohérence de Heimat, qui semble précisément posé en équilibre entre ces deux pôles théoriques, entre ces deux façons d’approcher l’affect et le temps. C’est aussi dans la deuxième partie que l’on comprend la nécessité d’un cadre long, qui seul permet de montrer comme autre épreuve du temps les oblitérations, les mensonges, les discontinuités et les réinventions de l’histoire se produisant dans les passages entre la première et la deuxième guerre, entre l’entre-deux-guerres et la RDA et de la RDA à la réouverture occidentale. Les justifications savantes du Skinhead disent à quel point le révisionnisme de tout acabit est dangereux et parce qu’il reconstruit tout un siècle avec la patience de l’émotion distillée, le film de Thomas Heise apparaît d’une nécessité pulmonaire, à un moment où la notion d’histoire n’existe de plus en plus que pour plaire au présent.

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Le texte, initialement publié dans la revue Panorama Cinéma, peut être consulté ici.

Publié le 3 mars 2020
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