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Littérature et culture visuelle : l’exposition au cœur de la recherche

Exposer sa recherche, c'est lui donner un public ; c'est aussi la faire avancer. Pour Entre-Temps, la chercheuse Anne Reverseau explore les enjeux et les apports de la mise en exposition de son projet de recherche HANDLING, et revient sur la reconstitution de bureaux d'écrivaines et d'écrivains et de leur environnement visuel pour la Maison du livre de Saint-Gilles en 2023.

avec la collaboration de Pauline Basso, doctorante de l’équipe de recherche HANDLING.

 

Financements sur projet et expositions

La recherche en littérature, comme plus largement en sciences humaines, semble être entrée dans le système du financement sur projets : fonds régionaux, nationaux (de type ANR en France) ou européens (les célèbres bourses Marie Curie ou ERC). Dans les dossiers à monter pour obtenir ce type de financement, auxquels les chercheurs et chercheuses consacrent de plus en plus de temps, il est fréquent, au point qu’il devient attendu, même dans le cadre de financement de recherche dite fondamentale, de proposer une ou plusieurs expositions. Celles-ci occupent la case « dissémination » ou « valorisation de la recherche » et interviennent en général en fin de période, après 2, 3 ou 5 ans, selon les cas.

Mon projet de recherche sur les liens entre littérature et culture visuelle, pour lequel j’ai obtenu une bourse ERC dite « Starting Grant » en 2018, n’échappe pas à la règle. Ce projet qui porte le nom HANDLING (ce genre de titre étendard, sous forme d’acronyme ou de termes anglophones simples, est la règle dans ce type de dossier) traite de la question des rapports entre création littéraire et images, images collectées ou utilisées par les écrivains. Le sujet invitait particulièrement à imaginer des expositions à partir ou autour de mon matériau de recherche. J’ai donc monté plusieurs projets d’expositions depuis 2018 : le premier, avec Magali Nachtergael, portait sur l’appropriation de cartes postales dans la création contemporaine et a été développé grâce à une bourse curatoriale des Rencontres de la photographie d’Arles, où l’exposition Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé a été montrée à l’été 2019. Une autre exposition, commissionnée avec Corentin Lahouste en partenariat avec l’université québécoise UQAM, notamment Lisa Tronca, Bureaux-écrans d’écrivain·e·s. Coulisses numériques de la création, interrogeait auteurs et autrices de trois pays sur leur expérience de l’interface informatique et la place du visuel sur leurs bureaux d’ordinateurs. Ce site a été lancé en 2022, sous la forme d’une mise en abyme, avec un « desktop » d’où le visiteur pouvait accéder au matériel fourni par les écrivains, ou à des entrées thématiques regroupant les métaphores utilisées par les auteurs, des captures d’écran ou les coulisses du projet, comme les échanges d’emails.

Les deux expositions les plus récentes, Images à l’œuvre. Métamorphoses des bureaux d’écriture, que j’ai conçue seule pour la Maison du livre de Bruxelles au printemps 2023, et Murs d’images d’écrivains, que je développe actuellement avec Jessica Desclaux et qui ouvrira en février 2024 au Musée L de Louvain-la-Neuve, sont étroitement liées à l’ouvrage collectif qui nous a occupées, mon équipe et moi, ces dernières années. Écrit à plusieurs, avec Jessica Desclaux, Marcela Scibiorska et Corentin Lahouste, avec la collaboration des deux doctorants Pauline Basso et d’Andrés Franco Harnache, Murs d’images d’écrivains. Dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe siècle), publié par les Presses universitaires de Louvain fin 2022, est en effet le soubassement de ces expositions dans lequel il est vendu, non comme catalogue mais plutôt comme un accompagnement ou un prolongement de la visite. Ce livre, qui a fait l’objet d’une recherche iconographique à part entière, et proposait une maquette et une impression travaillée, a eu un retentissement assez inhabituel pour un ouvrage universitaire. L’exposition Images à l’œuvre de 2023 était elle aussi en léger décalage avec les habitudes universitaires : elle avait lieu dans un espace non lié à l’université et dans lequel de nombreuses médiations à destination du grand public étaient proposées.

À la demande de la revue Entre-Temps, je voudrais revenir sur ces dernières réalisations à travers une question simple : qu’apporte le fait de faire une exposition à la recherche ? Je proposerai d’abord une vision synthétique de l’exposition de la Maison du livre, en décrivant les enjeux de la programmation qui lui était liée, pour mieux établir, pour finir, ce qu’apporte la pratique de l’exposition à la recherche, dans le cas de mon projet de recherche HANDLING, et, je l’espère, au-delà.

L’exposition Images à l’œuvre. Métamorphoses des bureaux d’écriture

L’exposition proposée à la Maison du livre de Saint-Gilles, à Bruxelles, du 16 mars au 25 mai 2023, s’attachait à montrer les nombreuses images à l’œuvre dans les lieux d’écriture, et la façon dont les écrivains et écrivaines utilisaient celles qui étaient exposées aux murs, encadrées ou simplement épinglées, stockées en vrac dans des tiroirs ou des boîtes à chaussures ou au contraire soigneusement disposées sur les tables de travail ou dans des albums.

Avec cet accrochage, je souhaitais diffuser les résultats d’un programme de recherche qui court depuis 2019, en mettant en avant quelques cas emblématiques de la manipulation d’images par les écrivains, qui sont partie intégrante du corpus de recherche de HANDLING : Roger Martin du Gard, Louis Aragon, Marguerite Duras, Hervé Guibert, Henry Bauchau, Cécile Portier et Philippe De Jonckheere. La majorité des cas exposés provenaient en effet directement des recherches menées pour le livre Murs d’images d’écrivains qui portait sur un sujet plus précis.

Images à l’œuvre, Maison du Livre de Saint-Gilles, 2023.

FIG1 Vitrine Roger Martin du Gard
1. Vitrine consacrée aux murs de portraits de Roger Martin du Gard au Château du Tertre en Normandie
FIG2 Michel Butor
2. Tirage photographique sur dibond d’une photographie d’Adèle Godefroy représentant le bureau de Michel Butor à Lucinges près d’un poème sur sa bibliothèque
FIG3 Bauchau
3. Vitrine consacrée aux collages que faisait l’écrivain belge Henry Bauchau sur ses agendas. Fonds Henry Bauchau de l’UCLouvain
FIG4 vitrine Cecile Portier
4. Vitrine consacrée aux différentes boîtes à images de l’autrice française Cécile Portier
FIG5 Mon bureau PdJ
5. Espace consacré à l’installation de Philippe De Jonckheere, Mon_bureau

Mon second objectif était de diffuser les questions principales, plus que les résultats, de ce projet de recherche : pourquoi s’entoure-t-on, tous et toutes, d’images (et qu’en faisons-nous ?), mais aussi quels sont les équivalents des portfolios, albums photographiques ou gravures encadrées aux murs des lieux de travail ? Aux questions générales concernant la manipulation des images par les écrivains, s’ajoutaient celles traitant des continuités et des ruptures des usages iconographiques à travers les époques. Elles amenaient à s’interroger sur l’évolution des bureaux d’écriture à l’ère contemporaine : avons-nous encore besoin de bureau ? À quoi ressemble aujourd’hui un bureau d’écrivain ?

Après une première section réflexive, qui posait ouvertement la question des reconstitutions possibles d’environnements visuels disparus, éloignés ou fragiles à travers les cas du bureau de Martin du Gard dans le Perche et de l’appartement parisien d’Aragon rue de Varennes, l’exposition était organisée selon un parcours globalement chronologique.

Historiquement, l’écrivain qui travaille assis à son bureau s’entoure d’images. On commençait alors avec des « meubles-bureaux », dont la présence massive s’accompagnait de dessins, peintures, gravures, et d’autres objets imagés, dont une liseuse décorée par Gabrielle Montald, dans l’environnement visuel du célèbre poète Emile Verhaeren, ou une boîte à chaussures remplie de cartes postales que l’autrice belge Dominique Rolin gardait à portée de main dans son espace de travail.

La section centrale de l’exposition, « Mises en scène des environnements d’écriture » s’attardait sur la mémoire visuelle des environnements d’écriture fortement imagés d’Hervé Guibert, Simone de Beauvoir, Michel Butor et Jean-Philippe Toussaint, que ceux-ci les aient photographiés, dessinés, décrits par l’écriture ou qu’ils se soient laissés mettre en scène dans leur espace de travail.

L’espace consacré aux « Bureaux-écrans » faisait pendant aux « meubles-bureaux » : aujourd’hui, le bureau d’ordinateur prolonge et revivifie la surface de travail du meuble. Le site internet https://bureaux-ecrans.com/, en ligne depuis 2022, montrait les images à l’œuvre dans les interfaces informatiques de 12 auteurs et autrices.

La section suivante était consacrée à celles et ceux qui vont plus loin dans leurs fréquentations des images, qui en font des montages, des collages et d’autres bricolages, comme Cécile Portier. L’exposition se terminait par une proposition de bureau d’écriture très visuelle de la part de Philippe De Jonckheere (Mon_bureau, 2023) et par une série de contributions d’étudiants en école d’art issues des images de cet écrivain et artiste visuel.

Ouvertures vers la création contemporaine

L’exposition s’ouvrait donc volontairement au-delà du corpus strict du projet de recherche, sous cette forme de rendu d’un atelier donné par un des écrivains du corpus dans une école d’art bruxelloise, l’ERG (« Vladimir et Estragon »). Cette ouverture était aussi manifeste dans les nombreuses rencontres organisées autour de l’exposition pour montrer que les questions de recherche actuelles ne sont pas déconnectées des pratiques créatives contemporaines, mais qu’elles font au contraire écho à des œuvres diverses. Outre Philippe De Jonckheere, qui a assuré le finissage de l’exposition avec une conférence où il a expliqué son geste de transmission de ses archives visuelles, j’ai invité le poète bruxellois Antoine Boute à développer, pour le vernissage de l’exposition, l’idée de disparition du bureau d’écrivain, à travers la performance « Mon bureau c’est la forêt », bel exemple de la façon dont les questions initiées par les chercheurs peuvent servir de matrice à la création littéraire la plus contemporaine.

Il m’a également semblé important de donner la parole à deux autrices présentes dans l’exposition : Caroline Lamarche, à travers une importante contribution iconotextuelle sur son bureau et Cécile Portier, dont les images occupaient, sous différentes formes, deux vitrines de l’accrochage. Cette rencontre, qui a eu lieu le 11 mai, a fait découvrir au public l’écriture souvent expérimentale de Cécile Portier, mais aussi les coulisses du travail littéraire de Caroline Lamarche, plus connue en Belgique. Elle a aussi montré comment des écrivains d’aujourd’hui pouvaient se saisir de questions de recherche, par exemple comment les images de rêve pouvaient être envisagées comme un environnement visuel d’écriture.

La Maison du livre de Saint-Gilles avait été choisie pour organiser cette exposition parce qu’il s’agissait d’une ASBL (l’équivalent belge d’une « association loi 1901 ») très active dans le domaine de la promotion sociale et de la diffusion de la lecture. Cette ouverture à un large public a pris la forme, dans la programmation, de nombreuses visites guidées et d’ateliers d’écriture animés par Adèle Godefroy, photographe et chercheuse spécialiste de l’écriture à partir d’images, ou encore d’une soirée de discussion informelle, « Écrire au café », réunissant voisins, habitués du lieu et écrivains du quartier.

L’ouverture au grand public, fréquemment demandée aux chercheurs, peut susciter des craintes. Elle s’accompagne d’une exigence de simplification du discours qui peut avoir une image négative auprès des universitaires. La crainte de voir un discours dévoyé car simplifié à l’excès se cristallise, me semble-t-il, sur le texte d’exposition : une introduction de 300 mots, des textes de salle de 1 500 signes ou des cartels de 200 caractères paraissent toujours trop courts.

Outre la peur de sortir de sa zone de confort, il y a dans cette réticence à fournir des textes courts une peur de la simplification, voire de la caricature. Cette crainte est bien compréhensible de la part de celles et ceux habitués à des articles très formatés dans leur rédaction et leur taille, habitués à rédiger des textes de 40 000 voire 45 000 signes et pour qui 30 000 signes est déjà « trop court ». Une des façons d’enrayer cette peur me semble de s’appuyer, pour écrire des textes simples, sur des recherches au long cours, et donc, d’adosser l’exposition sur un article détaillé ou sur un livre. Cette solution, que j’ai expérimentée en 2023, permet d’aller plus sereinement vers des expositions très différentes, ouvertes et si possible grand public.

Images à l’œuvre, Maison du livre de Saint-Gilles, 2023 (2)

FIG6 Meubles bureaux 2
6. Section « Meubles bureaux » : espace consacré à l’écrivaine belge Dominique Rolin
FIG7 bureaux ecrans
7. Section « Bureaux écrans », espace consacré à l’exposition en ligne Bureaux-écrans d’écrivain·e·s. Coulisses numériques de la création
FIG8 Performance Antoine Boute
8. Mon bureau, c’est la forêt : performance d’Antoine Boute lors du vernissage de l’exposition, 16 mars 2023
FIG9 Visite commentée
9. Visite commentée par Pauline Basso et Anne Reverseau auprès d’étudiants de Master de l’UCLouvain, mars 2023
FIG10 Vue Expo ERG
10. Section consacrée à l’atelier mené par Philippe de Jonckheere à l’ERG (Bruxelles) et aux réalisations d’étudiants à partir de ses images

Ce qu’apporte l’exposition à la recherche 

Je voudrais revenir, à la lumière de cette expérience de 2023, sur les hypothèses que j’avais formulées avec Sarah Bonciarelli et Carmen Van den Bergh en 2014 dans un article qui entendait faire le bilan d’une expérience de commissariat d’exposition liée à un colloque conjointement organisés à la KU Leuven en 2012. « La recherche en vitrines : réflexions sur une exposition », publié dans Littérature et document autour de 1930 en 2014 et repris en ligne dans Arabeschi en version italienne, ouvrait des pistes concernant la découverte de nouveaux objets et leur confrontation concrète, ainsi que le fait de rendre visible et tangible une démarche scientifique.

Structuration

Mettre en place un parcours de visite implique en premier lieu de structurer un propos, de façon chronologique par exemple. Dans le cas qui m’occupe, l’exposition Images à l’œuvre, il s’est agi de dynamiser un passage entre quatre périodes clés, de la fin du XIXe au cœur du XXe siècle, puis de la seconde moitié du XXe siècle à aujourd’hui, en faisant saillir quelques jalons : Emile Verhaeren, Michel Butor et Philippe de Jonckheere, dont les trois bureaux apparaissaient dans notre accrochage sous forme de trois photographies tirées sur dibond, centrées sur les trois murs principaux. Le parcours était aussi dynamisé par la construction symétrique des deux sections « Meubles bureaux » et « Bureaux-écrans », opposition majeure dans mon propos qui structurait aussi l’espace de la Maison du Livre.

La nécessité de penser les éléments en termes d’espace, dans des lieux déjà existants, impliquant un rapprochement ou éloignement des cas, et en termes de parcours, impliquant une narrativisation du discours et une successivité dans l’apport des informations, me semble une opportunité majeure pour mieux organiser les axes de recherche d’un projet, ses lignes de force, ses grandes étapes, ses cas exemplaires, autant d’étapes incontournables de tout processus de recherche.

Distance

Montrer un propos impose une prise de distance favorable à la recherche. Lorsque l’on prépare bien en amont une exposition, on est forcé d’en passer par les idées communes sur un sujet : partir des évidences et des fausses évidences n’est pas une démarche habituelle dans le métier de chercheur qui part davantage d’un discours déjà construit par des spécialistes – le fameux « état de l’art ». Les effets de surprise sont donc nombreux lorsque le chercheur investigue les lieux communs et les attendus de son sujet. Si le corpus est connu, pourquoi l’est-il ? Qu’est-ce qu’évoque en premier lieu l’idée de « bureau d’écrivain » ? Que sait-on des intérieurs de Marguerite Duras ou de Louis Aragon, par exemple ?

La distance est également celle qu’il faut mettre entre l’intérêt que portent les pairs aux résultats d’une recherche et celui d’un public non professionnel et non spécialiste. Là aussi, le poids des habitudes est fort puisque le chercheur a tendance à souligner, dans la communication de ses résultats, l’impact historiographique, méthodologique et leurs conséquences dans la structuration d’une discipline, éléments qui sont bien moins intéressants à montrer dans une exposition qu’un nouvel angle porté sur tel ou tel auteur. Dans bien des cas, l’adaptation du discours de recherche est moins une simplification à proprement parler qu’une dramatisation de tel ou tel cas. Ce n’est pas pour autant qu’il faille s’interdire de parler de la méthode ou du métier de chercheur : au contraire, l’expérience montre que le grand public s’intéresse aux aléas des archives ou des circonstances de la découverte d’un cas si celle-ci est mise en récit. Ce que l’on croyait ici difficile à transmettre est au contraire l’un des éléments les plus utiles dans les discours de médiation.

Extension du corpus

L’exposition a aussi beaucoup apporté à la recherche en termes d’élargissement du corpus. D’abord à l’étape de la préparation : lorsque l’on a besoin d’illustrer un propos théorique ou un passage entre telle et telle étape, d’autres cas nous sont suggérés par des collègues, des acteurs culturels, voire des artistes ou écrivains. Comme il me manquait des cas contemporains de mise en scène de l’espace de travail par l’image, l’exemple de Jean-Philippe Toussaint, qui ne faisait pas partie de mon corpus de recherche, m’a par exemple été conseillé par Christophe Meurée, ce qui aujourd’hui donne lieu à un mémoire de master co-supervisé. À l’inverse, la recherche d’objets précis, pour jouer la carte d’un type de continuité (en termes de format ou de dispositifs) a pu aussi me conduire à découvrir de nouveaux cas, comme Dominique Rolin, alors que j’étais à la recherche de boîtes contenant des images. Son bureau était lui aussi reconstitué aux AML, à qui j’empruntais déjà une partie du cabinet Verhaeren et sa boîte à chaussures contenant des images avait donné lieu à une courte étude parue dans Le Carnet et les instants. L’objet faisait sens avec le propos de l’exposition et créait une continuité certaine avec les boîtes (à chapeau, à cigare, à téléphone, etc.) de Cécile Portier.

Dans un deuxième temps, l’extension du corpus intervient au moment de la réception de l’exposition. C’est sans doute la situation la plus enthousiasmante pour un chercheur que celle des visiteurs qui face à telle ou telle image de bureau, en évoquent librement d’autres. Dans le cas d’Images à l’œuvre, ce sont par exemple les pratiques de découpage ou de collage d’Italo Calvino ou les ateliers de murs d’images dans d’autres écoles d’art qui ont nourri le dialogue, tout comme l’évocation de nombreuses figures d’écrivains sans bureau, parfois de façon très intime, comme cette femme qui a demandé, à la fin de sa visite, à me parler pour évoquer son père écrivain qui détestait l’idée de bureau.

Un corpus de recherche se nourrit beaucoup par sérendipité : un livre que l’on découvre à côté de celui que l’on cherche en bibliothèque, les objets de travail d’un voisin de bureau avec qui l’on dialogue régulièrement, etc. Faire une exposition renforce cette sérendipité tant sont nombreux les suggestions ou les rapprochements proposés par les acteurs que l’on côtoie dans la phase d’élaboration comme par les publics divers que l’on rencontre. Aussi dois-je souligner l’intérêt particulier, pour ma recherche, de toutes les questions relatives au corpus, y compris les plus naïves ou les plus difficiles, comme celle d’une étudiante qui m’a demandé « iriez-vous jusqu’à dire que l’exposition parle de tous les écrivains ? ». Dans les questions liées à la représentativité se joue en effet celle de la légitimité. Vraies interrogations fouillées, questions rapides ou quelques mots échangés ouvrent pour le chercheur des pistes de réflexion qui ne sont jamais anodines.

Approfondissement

Enfin, l’un des apports majeurs de l’exposition à la recherche prend le contrepied de la supposée menace de la simplification. En effet, la mise en exposition permet l’approfondissement d’un sujet, sous deux formes différentes, en amont et en aval.

Dans le cadre de la préparation d’une exposition, il est indéniable que l’on approfondisse sa connaissance des objets de recherche. Dans la discussion que j’ai eue en février 2023 avec Cécile Portier pour nourrir mon texte de salle sur les écrivains bricoleurs d’images et le cartel consacré à sa collection de cartes de navigation, nous sommes revenues sur l’origine de sa pratique de ranger des images dans une boîte à chapeaux, ce qui a engendré la rédaction d’un article sur les dispositifs de rangement des images. C’est aussi en discutant avec Philippe De Jonckheere de la forme à donner au cartel présentant son installation qu’a émergé le fil directeur de sa performance de mai, la question de la transmission, matière d’un projet à venir de son côté et d’une réflexion sur le rôle des chercheurs dans l’archivage de la création contemporaine du mien.

En aval, ce sont surtout les remarques faites, parfois en passant, qui ont fait apparaître des pans non explorés de mon sujet de recherche : une remarque de Caroline Lamarche ironisant sur le fait que les environnements visuels de l’exposition nous sont parvenus grâce aux filles des grands hommes m’incite à prendre en compte des critères genrés et non seulement sociaux dans la transmission des archives d’écrivains. Une autre fois, ce sera une plaisanterie sur la dimension mortifère de l’exposition qui m’a poussée vers une réflexion sur les liens du stockage d’images avec la mort. D’autres remarques triviales – sur l’importance de la lampe de bureau, par exemple, que l’on voit présente, bien que tamisée, chez Duras, ou dans les dessins de Jean-Philippe Toussaint, approfondissent ma définition du bureau d’écrivain. La lampe est, avec l’ordinateur, ce qui transforme n’importe quelle table en bureau : créant un halo de lumière, elle distingue le bureau du reste de l’environnement et on peut même dire qu’elle crée une scène, fixe ou mouvante, comme une poursuite lumineuse au théâtre.

La question de l’impact

Pour terminer, je voudrais souligner l’impact de l’exposition pour la recherche, ce par quoi on aurait pu commencer, puisque ce qu’apporte l’exposition à la recherche, c’est d’abord un public, à savoir un public plus large que celui des articles académiques ou des ouvrages scientifiques. Cette question du public touche dans mon cas à celle de l’impact de mes recherches en dehors du monde académique. Il est à espérer que mon travail de visibilisation des images manipulées par les écrivains que j’étudie ait une influence en montrant la nécessité conserver, de valoriser et d’étudier les archives visuelles d’écrivains. L’impact porte donc sur l’archivage de ces fonds en faisant évoluer le regard des conservateurs sur des ensembles d’images parfois peu considérés ou isolés de leurs pendants plus nobles et plus littéraires (en premier lieu les manuscrits), sauf exceptions comme certains fonds qui ont d’emblée tout conservés, comme le Fonds Bauchau de l’UCLouvain.

Faire une exposition implique de réfléchir à ce qu’on expose et à la manière dont le font les contributeurs et contributrices du « Carnet de visites » que j’ai eu la chance d’éditer pour L’Exporateur littéraire, qui publie des comptes rendus approfondis de visites d’exposition liées au livre ou à la littérature depuis 2016. Réaliser soi-même une exposition, participer à sa conception, en faire un compte rendu critique ou simplement être attentif à la manière dont tel livre ou telle photographie sont montrés sont autant de manière d’insister sur l’importance de la visibilité des objets de la recherche littéraire.

La question de la visibilité, pour finir, ne peut être dissociée de sa durabilité. L’impact d’une exposition est bien sûr limité par le fait qu’elle ne soit pas pérenne. C’est là une question essentielle pour le chercheur : faut-il figer un accrochage ? Quelles traces en garder pour la recherche ? Faut-il se contenter de celles que la préparation, l’accrochage et la réception laissent ? Doit-on référencer une exposition, comme une lecture en note en bas de page ? Comment faire s’il n’existe pas de catalogue ? Quelle valeur scientifique peut avoir un ensemble de choses vues dont il n’y a d’autre trace que dans la mémoire de ses visiteurs ?

On devrait garder ces nombreuses questions soulevées ici en tête lorsque l’on rédige un projet de recherche comportant une ou plusieurs expositions. Ceci ne devrait pas en revanche être reçu comme une injonction ou un énième effet de mode auquel il faudrait se plier de bonne grâce. L’exposition pourrait à profit être mise au centre de nos réflexions : non comme un ultime « rendu » que l’on s’oblige à valoriser en fin de projet, mais plutôt comme une matrice pour explorer un sujet, l’approfondir, le faire résonner, bref, comme un outil de recherche enthousiasmant et efficace.

Publié le 7 novembre 2023
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