Façonner

Lip sous les vitrines

Dans les années 1970, les ouvrières et ouvriers de Lip menèrent une grève particulière, redémarrant eux-mêmes la production de l'usine horlogère pour éviter son démantèlement. Cette grève et l'ensemble de leurs actions firent alors l'objet d'une abondante production journalistique. En trois vitrines et trois temps d'exposition, l'anthropologue Noël Barbe revient pour Entre-Temps sur la "prise d'archive" de Michel Jeanningros, archiviste au présent de la lutte Lip et artisan de la revue de presse quotidienne formant une "frise Lip" constitutive de la lutte d'alors et aujourd'hui exposée aux regards des visiteurs.

Exposer…

2022. Sous la vitre qui vient recouvrir la caisse en bois, les deux concourant à faire vitrine, l’image d’un homme à la chemise que l’on devine sans doute colorée. Le cliché est en noir et blanc, il est légendé en des accents quasi-clavéliens : « Charles Piaget : le “grand prêtre” de la communauté Lip ». Maurice Clavel, plus tard, en 1974, publiera Les paroissiens de Palente, sorte de cathédrale dit sa quatrième de couverture. La photographie vient illustrer un encadré de presse de L’Est Républicain, « Charles Piaget vedette malgré lui », découpé et collé à cheval sur deux des feuilles d’un papier listing continu perforé. « On a toujours tendance à prendre trop d’importance » déclara plus tard celui dont le nom est attaché au collectif de lutte des Lip en 1973, constatant que l’apparition d’un leader est un échec démocratique. Vivre avec la grève du Joint français. Le conflit en anachronisme est le titre de cette exposition au musée d’Art et d’histoire de Saint-Brieuc.

Exposition Vivre avec la grève du Joint français le conflit en anachronisme, septembre 2022-avril 2023, Musée d’art et d’histoire-Ville de Saint-Brieuc. Coll. Archives départementales du Doubs
Crédits : Hervé Beurel

2013. Une autre liasse, de la même série 45J des archives départementales du Doubs ; une autre vitrine, à Besançon dans une salle alors utilisée par le service culturel de l’université de Franche-Comté, Le Gymnase. L’exposition Lip 73… çà peut toujours servir a lieu à l’occasion du quarantenaire de la grève de 1973, à distance des manifestations académiques. La liasse est là, dépliée de façon à saisir sous le regard des coupures de presse de L’Est Républicain, encore, du 21 juin 1973 – le titre du journal et la date sont ajoutés au crayon rouge, de deux écritures différentes –, collées elles aussi à cheval sur deux feuilles. « On s’est arraché les montres vendues par les ouvriers ». Dans un encadré, l’annonce du concert de Mouloudji, le soir même au Palais des sports en soutien aux « 1300 ouvriers de la société Lip ». À côté, un article de Presse-Océan, encore un autre de Le Havre-Presse. L’un souligne que les ouvriers sont dans l’attente d’une offre de négociations, l’autre que l’on a fait la queue pour acheter des montres[1].

Exposition Lip 73… ça peut toujours servir, septembre 2013-décembre 2013, Gymnase-espace culturel de l’université de Franche-Comté. Coll. Archives départementales du Doubs
Crédits : Noël Barbe

2023. Besançon, aux archives départementales du Doubs, dans le quartier populaire de Planoise, une exposition pour le cinquantenaire de 1973, Au cœur de Lip. Face à la vitrine, cette fois l’œil se voit comme capturé par un objet, une médaille miraculeuse épinglée sur son carton, envoyée à Fred Lip, « le directeur », accompagné d’une lettre dont l’auteur indique qu’il ou elle a prié « la Sainte Vierge […] pour que Dieu donne la Paix à [son] établissement ». Le courrier a été posté dans le 7e arrondissement de Paris, le 14 juin 1973. En travers de l’enveloppe bleue, un peu jaunie, dans son coin supérieur gauche, un « A lire » souligné, a été ajouté, de biais. Le sceau de la grève sur la lettre adversaire. Le tout, comme les articles de presse des liasses exposées en 2013 et 2022, est collé à l’aide de morceaux de scotch, maintenant travaillés par le temps, sur l’une des feuilles perforées.

Exposition Au cœur de Lip, septembre 2023-juillet 2024, Archives départementales du Doubs. Coll. Archives départementales du Doubs.
Crédits : Noël Barbe

…Une prise d’archive

Les trois liasses exposées procèdent d’une prise d’écriture et d’archive, scène première de leur existence qui, comme celle de parole évoquée par Michel de Certeau à propos de Mai 68, fait interruption d’un cours ordinaire, dans ce cas celui de la constitution de l’archive. Ici elle s’opère dans le but de provisionner le futur à l’aide de l’expérience de la grève dans le mouvement des pratiques d’une opposition à un destin imposé. Si ce que nous avons pris l’habitude d’appeler au fil de sa fréquentation la frise Lip existe, c’est qu’elle est liée aux façons de faire de la grève, à l’exercice essayé d’une démocratie ouvrière, à la popularisation de la lutte, à l’information au sein de l’usine… Alors, les ouvrières et les ouvriers résistent à un plan de licenciement et de démantèlement de leur usine passée sous contrôle d’une entreprise suisse. Le redémarrage de la production accompagné du slogan « on fabrique, on vend, on se paie », comme les modes d’organisation de la lutte ont fait que le conflit parfois a pu être encodé sous le terme d’autogestion ou de grève autogestionnaire.

Sur les liasses, ce qui est collé, ce sont des coupures issues de la revue de presse affichée tous les jours. La faire c’est évaluer ce qui se dit de la lutte en cours avec un regard tout à la fois critique et tactique. Elle est l’acte premier de la prise d’archive exécuté par ceux et celles qui sont concernés par ce qu’ils conservent. L’archive alors, ce n’est pas ce qui, aux raisons de l’État, se dépose parmi les rayons des bibliothèques, ou dans des emplacements spécialisés qui lui seraient réservés, dans l’attente d’une consultation historienne. Faire archive, c’est échapper à un/son encodage par la domination, c’est fait fi du mort pour s’inscrire immédiatement dans le vif de l’à-venir.

Des Lip devant la frise dans l’usine occupée. Crédits Marc Wattel.

Pour ce faire l’un des Lip, Michel Jeanningros, va devenir l’archiviste de l’affaire. À tourner les feuilles et déployer partiellement le papier informatique, comme par un regard archéologique, ses gestes, aussi d’autres, sont matériellement repérables, le trait de crayon qui vient entourer et marquer l’article à découper ou les commentaires qui l’accompagnent, les coups de ciseaux, la fixation des documents à la colle ou au scotch sur les fameuses bandes de papier à picots, certaines utilisées déjà de l’autre côté (listes de salaires ou bien de clients…), parfois vierges, quelquefois aussi d’autres papiers ou comme du contre-encollage sur certains documents. Rarement il y a usage d’agrafes. Toutes pratiques présentes dans d’autres fonds syndicaux et politiques.

Pour autant il y a des singularités de cette archive Lip, dans les conditions de la situation de sa fabrication d’abord, avec une part collective. Aussi des techniques particulières de collage qui de plus s’accompagnent de manières de plier les papiers pour pouvoir les conformer à la matérialité des bandes à picots, productrice de leur mise en continuité. Toutes sortes de formats vont entrer dans celui de celles-ci et devoir, si l’on peut dire, s’y plier, y être installées. On peut même repérer des routines de fabrication et de montage des papiers découpés, les mots ajoutés qui indiquent la manière de les consulter. Mais cela reste le privilège du lecteur en salle.

Michel Jeanningros (à gauche) et ses instruments de fabrication de la frise. Crédits : Marc Wattel

Remonter/provisionner

Pour la liasse qu’elle contient, la vitrine est tout à la fois enfermement et outil épistémologique. Dedans le papier listing reste comme reclus, quelques feuilles sont visibles et, matériellement, jamais l’ensemble ne pourra être visible, qui d’un seul coup d’œil donnerait à son lecteur le sentiment d’être maître du temps et de l’évènement. Les choses ne peuvent être saisies que par fragment et moment, là la préparation de la grande marche sur Besançon du 29 septembre, ici le soutien religieux à un patron qui ne l’est déjà plus vraiment, encore la première vente sauvage de montres et le concert de soutien.

Dans la salle de lecture le dépliage est possible, mais imparfaitement par la matérialité des liasses. À les manipuler, à faire l’expérience de tenter de les plier et les déplier, de les plier l’une sur l’autre, surgit d’abord l’opportunité de faire résonner ensemble des moments éloignés sur une ligne du temps qu’il est alors possible de briser. Une autre conjoncture se mont(r)e. Et puis s’exhibe comme une étrange parenté physique du ruban de papier avec une pellicule de cinéma, les bandes à picots sur les côtés pour entrainer le papier avec les perforations latérales pour donner prise aux dents de la caméra, les gestes déduits de collage qui me rappelle ceux que j’opérais pour monter les bobines de film dans une cabine de projection d’une salle de cinéma, la coupure de presse en lieu et place des couches de produits chimiques exposées à la lumière… Alors on se prend doucement à rêver de monter autrement l’histoire. Comme si se superposaient la matérialité de l’archive et les intentions de ceux qui l’ont engendrée, toutes venant provisionner l’à-venir.

Agencements épistémologiques

À revenir aux expositions, exilées d’un remontage cinématographique rêvé en salle de lecture, les liasses se voient, une à une, autrement agencées.

Là, dans l’exposition de 2023, entre « syndicats » et « soutiens » avec la ligne du temps manifestée par la succession des dates que d’ailleurs elles ont pu aider à établir, et l’organisation chronologique du parcours expographique. Parfois des documents en ont été extraits, exposés pour eux-mêmes et repris dans un autre fil narratif.

Ici, au Gymnase, avec des clichés, une mobylette, un tee-shirt, des autocollants, des journaux, des paroles ouvrières de 2013 et des textes de popularisation de 1973, des panneaux créés par la commission popularisation pour dire la lutte, des parapluies pour l’équipement nécessaire de la grande marche du 29 septembre, des montres achetées par solidarité, des expériences singulières du temps présentées, un archevêque qui parle à la télé… la liasse prend place, composante et résultante, dans une grammaire d’actions qui vient constituer un art démocratique de la grève, une grammaire telle qu’elle est dite en 2013 dans le cours d’une enquête anthropologique qui vient réfléchir avec celles et ceux qu’elle rencontre. L’énonciation d’un héritage possible,… ça peut toujours servir, comme une reprise ou un geste d’accompagnement du geste initial de l’archive. « Tout est là » dira un ancien Lip découvrant l’exposition.

Enfin, en 2022, dans un autre geste d’épistémologisation des vitrines, du côté des paradigmes deleuziens de l’agencement et du collectif d’énonciation plus que celui de la représentation, la liasse se présente et vient faire problème de l’archivation et de la narration de l’histoire. Pour cela articulée avec d’autres expôts, à proximité spatiale ou non : une fresque du sculpteur Alain Marcon par laquelle se saisit tout le déroulement de la grève du Joint français de 1972, partie de la frise monumentale des Malassis Le Grand Méchoui heureusement assassine de la Ve République, des appels du mouvement syndical ou celui LGBT+ aujourd’hui à faire archive pour prendre en main leurs histoires, des objets constitutifs de narration d’une opposition, l’interrogation sur ce qu’il reste des vies après la démolition de tours d’habitation dans un quartier populaire…

Une manière, pour ces deux dernières expositions de mettre au travail le « plus » dont parlait Foucault à propos des relations entre les signes et les choses, le monument et le document, loin de l’accommodement du discours muséographique avec le pouvoir de la communication et de la médiation.


[1] S’agissant de ces deux expositions, j’en ai été le commissaire, pour la seconde avec Flavie Ailhaud, pour la première avec Nayeli Palomo.

Publié le 26 mars 2024
Tous les contenus de la rubrique "Façonner"