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L’histoire sans voir. Enseigner l’histoire et la géographie à l’Institut national des jeunes aveugles. Entretien avec Hugo Dufour

Professeur d'histoire-géographie en collège à Saint-Denis depuis bientôt dix ans, Hugo Dufour prend également en charge depuis quelques mois une classe de seconde à l'Institut national des jeunes aveugles, à Paris. Pour Entre-Temps, il revient sur cette expérience pédagogique singulière et les questionnements qu'elle a pu susciter sur sa pratique et l'exercice de son métier au quotidien.

Cartes et chronologies en braille pour la classe de Seconde de l’INJA. © Toutes les photographies sont de Hugo Dufour.

L’INJA : scolarisation et accompagnement

Élisabeth Schmit (É. S.) : Depuis le mois de septembre, vous enseignez l’histoire et la géographie à l’Institut national des jeunes aveugles (INJA). Pourriez-vous commencer par replacer cette expérience dans votre parcours d’enseignant ? 

Hugo Dufour (H. D.) : C’est un parcours classique : après une année de stage en lycée à Drancy, j’ai été nommé au collège Elsa-Triolet à Saint-Denis (93) où j’enseigne depuis huit ans. Ma principale expérience d’enseignement est donc au collège, tous niveaux confondus, et également en UPE2A (Unité pédagogique pour élèves allophones nouvellement arrivés), avec des élèves allophones. 

É. S. : Quelles sont les conditions d’enseignement à l’INJA, en termes d’effectif par classe et à l’échelle de l’établissement ? Tous les niveaux sont-ils représentés ? 

H. D. : Cet établissement, situé sur la rive gauche à Paris, comprend des classes depuis la Primaire jusqu’au Lycée. Il est placé sous la tutelle du ministère des Solidarités et de la santé, et non du ministère de l’Éducation nationale. Il y a une classe par niveau, chacune comprenant une petite dizaine d’élèves, même si les effectifs sont variables en fonction des niveaux. Certains élèves effectuent leur année en deux ans, notamment pour le CP ou la Troisième. Le lycée comprend une filière générale et une filière professionnelle pour préparer au métier d’accordeur de piano. 

Certains élèves n’y effectuent pas toute leur scolarité, mais sont accueillis pour un niveau-clé, d’autres sont en inclusion, c’est-à-dire qu’ils sont accueillis dans des établissements classiques mais bénéficient d’un accompagnement à l’INJA, parfois pour acquérir ou consolider une compétence particulière, comme la maîtrise du braille ou de l’esytime (un ordinateur qui permet de prendre des notes en braille). Il y a toutes sortes de profils et de parcours.

L’encadrement, par rapport au système scolaire dans lequel j’enseigne, est plus fort : à la fois éducatif, mais aussi médical et social. Les parents aussi peuvent être accompagnés, par exemple pour apprendre le braille avant que leur enfant soit en âge d’être scolarisé. Cette année, j’ai moi-même appris le braille, en même temps que la mère d’un enfant qui est en maternelle.

É. S. : À quel niveau enseignez-vous et comment cela a-t-il été déterminé, puisque vous débutez ?  

H. D. : J’ai une classe de dix élèves de Seconde, à la fois pour des raisons de compatibilité avec mon propre emploi du temps au collège et parce que c’est un âge et un niveau dans lequel ils maîtrisent déjà la plupart des outils techniques. Trois d’entre eux seulement étaient déjà scolarisés à l’INJA, les autres y ont fait comme moi leur première rentrée. La moitié environ ne vient pas de la région parisienne. 

É. S. : Le programme suivi en classe de Seconde diffère-t-il de celui suivi dans les établissements ordinaires ?  

H. D. : Non, tout l’enseignement est fondé sur le programme officiel. Même si l’Éducation nationale n’est pas le ministère de tutelle de l’établissement, il s’agit bien des mêmes programmes. Le seul et unique aménagement pour les élèves est la mise en place d’un tiers-temps aux examens. Et seuls certains documents sont aménagés en fonction des exercices : très concrètement, si au bac il y a une photo qui tombe, les élèves non-voyants auront sa description. Mais ils n’auront pas un autre sujet. 

La prise en main des ressources

É. S. : En plus de l’acrobatie (que connaissent un certain nombre d’enseignants) consistant à cumuler un enseignement au Collège et au Lycée, quelles sont les premières difficultés auxquelles vous pensez au moment de commencer à préparer ce cours de Seconde ? 

H. D. : Avant d’avoir l’occasion d’enseigner à l’INJA, je ne m’étais tout simplement jamais posé cette question : comment font les personnes en situation de handicap visuel pour apprendre ? Au moment où on me propose d’assurer cet enseignement, je me pose donc vraiment la question pour la première fois : « comment fait-on pour faire de l’histoire-géographie sans voir ? » Il faut préciser que j’avais d’abord l’idée, qui s’est avérée fausse, qu’ils étaient tous non-voyants. En réalité, cela concerne la moitié du groupe, les autres sont mal-voyants. 

Ce questionnement était d’autant plus important pour moi puisque, surtout en collège, surtout dans mon collège qui est classé REP [Réseau d’éducation prioritaire], avec un IPS [Indice de positionnement social] assez faible et des résultats au brevet vraiment faibles… en fait avec un public qu’il faut aller chercher, l’un de mes principaux outils est l’image, fixe ou animée. Je n’ai pas fait les statistiques, mais je dirais que 70 % des supports que j’utilise, c’est de l’image. D’ailleurs et de manière plus générale, cette évolution est frappante. On le voit dans les manuels : si on reprend les manuels ne serait-ce que d’il y a 10 ou 20 ans, il y a moins d’images. Aujourd’hui, elle est omniprésente. 

Et là, justement, il n’y avait pas de possibilité d’avoir l’image, ou en tout cas, je ne voyais pas comment faire, je ne savais pas comment faire. Donc, c’était un peu vertigineux et en même temps vraiment intéressant : comment fait-on, surtout en géographie ? Ma première réponse, a priori, a été de tout orienter vers l’audio. Mais c’est d’une part assez chronophage de trouver pour chaque activité des ressources audio pertinentes, et d’autre part ce n’est pas une si bonne idée, car ils doivent être préparés à la maîtrise de l’écrit, de graphiques, de cartes, de tableaux. Ils ne passeront pas un bac adapté en audio. 

É. S. : C’est le nerf de la guerre pour les enseignants : les ressources. On évoquait les manuels, mais de manière plus générale les enseignants disposent aujourd’hui d’un grand nombre de ressources, plus ou moins bien faites, plus ou moins utiles ou pertinentes, plus ou moins accessibles aussi… Mais dans le cas de l’enseignement à l’INJA, existe-t-il des ressources spécifiques et à quel point sont-elles accessibles ? Y compris audio ? Et on peut penser à des ressources type podcast, mais aussi peut être à des reconstitutions d’environnements sonores, voire à des sources audio… ?

H. D. : J’ai en effet cherché de ce côté au début, avec le temps limité qui est celui de tous les enseignants. Mais il faut préciser que le programme d’histoire de Seconde commence avec l’Antiquité grecque et s’arrête à la fin de l’époque moderne, aux Lumières. Alors les sources audio, oui en terminale, mais pas en seconde. Au début on est tenté d’aller chercher une reconstitution de musique grecque par exemple, mais même si ça peut être agréable, en fait ce n’est pas le but. Ce n’est pas une conférence d’histoire sur un sujet qu’on doit sortir, c’est un cours qui suit un programme. L’objectif est de leur permettre de maîtriser des documents sur une période donnée. Ils doivent être en capacité d’écrire, d’argumenter, de restituer des connaissances. En revanche, les podcasts, j’en utilise, et c’est une pratique nouvelle car je ne le faisais pas avec mes élèves au Collège, avec qui j’utilise essentiellement de la vidéo ou de l’image. C’est tout un univers. 

Il existe aussi une autre possibilité : celle de demander à l’éditeur d’un manuel la version entièrement numérique, pour ensuite la transcrire en braille, et transformer certains documents visuels, comme des cartes, en documents thermoformés, on y reviendra sans doute. Mais c’est compliqué car ce n’est pas la manière dont j’utilise les manuels, je n’utilise pas le manuel. Bien sûr je m’en sers pour ma pratique au Collège. Mais j’en prends plusieurs, je les mélange, je les transforme, parce que c’est comme ça que j’ai appris à faire, aussi parce que nous ne sommes pas des répétiteurs de manuels. On sait que les manuels ont beaucoup de qualités, mais aussi beaucoup de défauts, ils sont faits rapidement, dans l’objectif d’en vendre le plus possible… 

En revanche mes collègues de l’équipe d’histoire-géographie à l’INJA m’ont donné beaucoup de matériel utile, des cours, des documents qu’ils avaient eux-mêmes rassemblés, ou créés grâce à un logiciel spécifique dont je n’avais pas la maîtrise. Il existe aussi des banques d’images, celle de l’INSHEA [Institut national supérieur de formation et de recherche pour l’éducation des jeunes handicapés et les enseignements adaptés] en particulier, qui créé à destination des non-voyants des cartes et des schémas. Pour les textes, c’est plus facile : il y a le braille. Je peux donner aux élèves un texte qu’ils vont directement enregistrer sur leur esytime, une sorte de machine à écrire qui encode tout de suite en braille, et de manière satisfaisante. Ils vont donc avoir la maîtrise du texte. Mais cela pose de nouvelles questions, car ils n’ont pas, de fait, de vision globale de celui-ci avant de commencer à le lire. 

É. S. : C’est-à-dire qu’ils commencent à lire un texte sans savoir à quel point il est long ? 

H. D. : Oui, sans en connaître la longueur, la structure, l’auteur. De petites informations que dès le Collège les élèves savent identifier immédiatement : il faut regarder en bas du texte. Là, avec l’esytime, ils découvrent au fur et à mesure. Ceux qui sont sur un ordinateur avec une mise en forme adaptée (au niveau de la couleur ou de la taille des caractères) ont une vision globale un peu meilleure. Mais cela étant dit, leur transmettre un texte est tout de même facile, il suffit d’une clé USB. 

Au début du Collège ou en Primaire, il faut passer par l’embossage (l’impression en braille), et ça demande une préparation supplémentaire et de la rigueur pour les professeurs, une anticipation. Au Collège, avec mes élèves voyants, il m’arrive souvent de m’adapter, de devoir improviser. Trouver un petit texte ou un document en plus la veille pour le lendemain, ou même en classe, si quelque chose n’est pas clair à partir d’un texte, leur trouver en direct une nouvelle image, par exemple la photo d’un bâtiment sous un autre angle ou à une autre échelle, pour que ce soit plus clair… C’est faisable. Ce type d’improvisation n’est pas possible face à des adolescents déficients visuels. Il faut plus de cadre, plus de préparation. Imprimer et faire embosser à l’avance, avec un papier particulier qu’on fait chauffer, ça met en relief la page. Une carte, ou un schéma, avec des liserés, des reliefs différents. Par exemple, la dernière que j’ai faite, c’était sur les ressources en eau. Il y avait trois figurés différents : un figuré lisse, un autre avec des petits traits en relief, un autre avec des petits points. 

Disponibilité en eau douce dans le monde en 2014 : la carte et ses trois figurés.

É. S. : Oui, mais ça suppose déjà, au toucher aussi, de repérer les frontières ? 

H. D. : Bien sûr : une carte comme ça est adaptée, il va y avoir beaucoup moins d’informations, et des informations simplifiées. Il faut d’abord repérer au toucher les frontières, l’échelle. Là, l’hétérogénéité du groupe joue : pour ceux qui sont mal-voyants et qui ont donc une version avec des couleurs contrastées, c’est beaucoup plus simple. Ils atteignent très vite les limites de l’exercice, car les quelques informations leur parviennent très vite. C’est plus difficile pour les non-voyants, qui du coup, en raison de la difficulté et du manque d’habitude, n’apprécient pas non plus l’exercice… 

Plus généralement, il y a de très grandes différences entre les non-voyants en termes de représentation spatiale, en fonction de leur handicap, mettons entre un non-voyant de naissance et un adolescent qui l’est devenu à 10 ou 12 ans en raison d’un accident ou d’une maladie, et qui garde quand même une représentation mentale de l’Amérique du Sud, par exemple. Il faut prendre tout cela en compte en tant qu’enseignant, et notamment sur les cartes, il faut parfois y aller à marche un peu forcée, mais c’est essentiel dans notre discipline. On le disait tout à l’heure : il y a des chances qu’ils tombent sur une carte au bac, en tronc commun ou dans certains enseignements de spécialité. Bien sûr ces cartes seront adaptées, peut être simplifiées, et les correcteurs alertés sur le fait qu’ils corrigent des tiers-temps. Mais il faut maîtriser le document. Et c’est difficile. En revanche, ils pourront être très solides sur les acquis théoriques, parfois plus que des élèves voyants. 

Les six continents. Carte en couleurs contrastées pour les mal-voyants.

Adaptation et rencontres

É. S. : Entre le moment où vous avez commencé il y a quelques mois et maintenant, est-ce que votre pratique pédagogique a évolué ?

H. D. : Oui, forcément. J’ai augmenté le niveau des exigences, parce que je suis influencé par ce que j’ai l’habitude de faire, donc du Collège, où l’apprentissage des leçons est quand même plutôt compliqué. Là je réalise que sur certains aspects je peux leur demander plus. Je décris davantage les choses aussi, ce que je n’osais pas faire au début : maintenant cela m’arrive régulièrement de leur décrire une image, un tableau, un monument… Et j’utilise aussi de plus en plus de podcasts au fil de l’année. Parce que c’est quelque chose qu’ils maîtrisent, et qui leur plaît : l’écoute et la prise de note. Celle-ci est extrêmement efficace, me semble-t-il, pour un niveau de Seconde. 

É. S. : Oui, sans doute avec des variations en fonction des établissements et des classes, mais je dirais que la prise de note en Seconde générale n’est pas évidente. Loin de là. 

H. D. : Et bien pour un épisode de La marche de l’histoire, c’est-à-dire une émission qui, sans être un cours du Collège de France, propose quand même un contenu assez dense, l’essentiel du contenu est pris en note en une écoute. Comme je pourrais le faire moi-même. 

É. S. : En effet, oui, c’est une capacité de prise de note impressionnante pour ce niveau ! Pour finir, et à l’inverse, avez-vous identifié des répercussions ou disons une évolution dans votre pratique au Collège depuis que vous assurez cet enseignement à l’INJA ? 

H. D. : Oui, dans une certaine mesure. Disons à deux niveaux : d’un côté, je suis devenu plus exigeant. J’en demande plus en termes de contenu, je leur propose des choses un peu plus difficiles. Et d’un autre côté, même si d’autres facteurs jouent sans doute dans cette évolution, je réalise aussi que je cadre davantage, que je laisse passer moins de choses. Et puis j’ai aussi l’idée d’articuler ces deux univers, en menant un projet associant mes Secondes de l’INJA à une de mes classes de Collège. 

É. S. : Avec quel niveau ? 

H. D. : J’avais pensé à une classe de 6e au début, car les programmes d’histoire de ces deux classes ont plusieurs points de résonnance. Mais en fait le programme de seconde remobilise des choses vues à tous les niveaux du collège, sauf la 3e. Alors, je pars finalement sur une 4e, parce que le profil de la classe est plus mature, et puis ils sont plus grands, plus investis aussi. Et il y a une bonne ambiance dans cette classe. Enfin, pour l’instant en tout cas, on a encore la possibilité de faire des groupes, d’avoir de petits effectifs. Or il faut faire ça bien : l’idée n’est pas d’emmener mes collégiens voir des non-voyants pour qu’ils se disent « oh, ça doit être difficile ». 

En fait je vois très bien l’intérêt, à beaucoup de points de vue, d’un tel projet pour mes collégiens. Ne serait-ce que de venir à Paris, la découverte de la situation de handicap, rencontrer des élèves plus âgés, la découverte du braille… Tout ça pourrait être vraiment bien pour eux. J’ai commencé avec eux un petit apprentissage du braille : écrire l’alphabet, leur prénom, ce genre de choses. Ça a tout de suite éveillé un intérêt. Mais il faut aussi que cela ait un intérêt et un sens pour mes élèves de Seconde. J’ai donc imaginé que mes élèves de 4e pourraient s’essayer à la description d’une image, typiquement d’une image qu’ils pourraient avoir au bac. Placer mes élèves de 4e dans la peau d’audio-descripteurs. Et que mes Secondes leur fassent un retour, sur ce qui est utile pour eux, sur ce qui est exploitable pour eux en termes d’audiodescription.

Publié le 7 mai 2024
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