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L'histoire en 342 mégaoctets. Redécouverte d'un ordinateur d'historien

Un ordinateur de 1990 s'est récemment fait remarquer dans un bureau d'historiens. Pour Entre-Temps, Gaëtan Bonnot et Octave Julien racontent cette redécouverte et nous présentent le contenu de la machine. Cette exploration les amène à réfléchir à la matérialité, aux usages et aux modes de conservation possibles des archives informatiques...

Pour ma part j’ai commencé à m’intéresser à l’informatique pendant l’année universitaire 1967-1968. Mon nouveau sujet de thèse portait sur les idées sociales et politiques en Angleterre et je me suis rendu compte que j’allais en avoir besoin pour faire de la lexicométrie, sur des textes, et des bases de données sur des auteurs.  (…) Et puis comme pour la lexicométrie on a commencé à développer des logiciels spécifiques pour les bases de données. On n’a trouvé quelque chose de plus maniable que SPSS et surtout adapté à l’ordinateur qu’à partir de 1969, on a eu à disposition à Paris 1, c’est-à-dire le Philips P880. (…) Et l’accès au micro-ordinateur a provoqué une rupture, parce que les outils qu’on avait commencé à mettre en place pour les grosses machines se sont trouvés inutilisables, et il a fallu recommencer toute la procédure avec les microordinateurs, puis avec internet et le travail en ligne, et peut-être bientôt encore avec l’intelligence artificielle…” (Jean-Philippe Genet)

Edgar Lejeune, « Entretien croisé sur les “Pratiques informatiques historiennes pionnières” avec Jean-Philippe Genet, Jean-Luc Pinol et Philippe Rygiel », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 42 | 2023, mis en ligne le 20 juin 2023, consulté le 21 novembre 2023. DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.14176

Paris, 14 rue Cujas, 21 septembre 2023,

Dans un bureau de la Sorbonne, un membre du service informatique entre. Il installe un nouveau poste, change un toner d’imprimante. Et il pose son regard sur une vieille machine : c’est aussi que l’environnement de ce bureau est un peu particulier. Il est, comme tant d’autres, empli de livres, de papiers divers, de fournitures. Mais, plus atypique, il abrite aussi un bel aperçu des matériels informatiques investis pour et par les historiens au sein de l’université depuis les années 1980, qu’il s’agisse de supports de stockage (de la disquette aux disques durs, en passant par les CD-ROM), d’un fatras de câbles et de connectiques divers et variés, d’un lecteur de microfilms ou encore d’ordinateurs… Dans les rayonnages qui circonscrivent l’endroit, on lit sur la tranche des ouvrages des thématiques récurrentes : des livres pour bonne part liés à l’informatique, aux statistiques et à leurs recours dans la recherche et l’enseignement en histoire côtoient les éditions de sources médiévales ou les mémoires de maîtrise et les thèses de doctorat.

L’ordinateur en question s’est fait oublier dans un coin depuis de nombreuses années. Il ne démarre plus. Il fonctionne sous Windows 3.1 ;  en un mot, c’est un digne représentant de la micro-informatique des années 1990. Il contient, sur son disque, un pan entier de productions historiennes, une sorte de témoignage, de carottage historiographique de pratiques pédagogiques et de travaux de chercheurs. S’y trouvent en effet, inaccessibles depuis des années (au grand dam de plusieurs occupants du bureau), d’anciennes versions de bases de données, pour partie migrées sur des systèmes contemporains, mais aussi des archives de travaux d’étudiants retraçant des projets d’initiation à la recherche en histoire mobilisant méthodes informatisantes et quantitatives. Ce n’est plus un simple outil, devenu obsolète, il recèle des sources rares pour qui veut étudier la réception d’une formation à l’informatique encore peu courante dans les cursus d’histoire à cette époque.

La machine attire l’œil du technicien-informaticien. S’engage alors une discussion avec son premier utilisateur, professeur émérite d’histoire médiévale, et dont le poste de travail actuel, tout à fait récent, est côte-à-côte de son antique prédécesseur. La machine ne démarre plus, mais sa réparation est plus aisée que celle d’un appareil dernier cri. La tour s’ouvre avec un tournevis ; le principal problème est d’en trouver un dans ce bureau.Le technicien se révèle être un antiquaire de la micro-informatique. Il sait comment redonner vie à ces vieilles machines qu’il affectionne et collectionne. D’abord, relever les caractéristiques techniques du disque dur. Puis, une fois l’ordinateur sous tension, les renseigner pour qu’il retrouve sa mémoire : 872 cylindres, 16 têtes, 48 secteurs.

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La base de données à l’écran de l’ordinateur, une fois celui-ci réparé (photographie des auteurs)

Une fois le BIOS reparamétré, l’ordinateur démarre sans problème. Ses composants ont résisté au temps aussi bien que le papier ou le parchemin des manuscrits du Moyen Âge, c’est-à-dire bien mieux que ceux de ses homologues plus modernes. Sur l’écran, l’interface en lignes de commande permet de retrouver l’accès, depuis le système de gestion dBASE, à une vieille version d’une base de données associée au projet Studium Parisiense, aujourd’hui accessible sur le web. D’un coup, un petit voyage dans le temps se produit : les personnes dans la salle se mettent à parler de ce « temps moyen », celui de la mémoire des hommes qui peu à peu finit par s’oublier. On rumine contre les ordinateurs actuels, impossibles à bricoler, pris dans la fuite en avant de la puissance et de l’obsolescence programmée. On met de côté un moment ses projets de révolution méthodologique fondés sur l’intelligence artificielle, les téraoctets de sources numérisées et l’ubiquité du web, qui donnent un accès facilité à des gisements de ressources documentaires gigantesques, avec l’illusion d’une proximité, d’une immédiateté. Finalement, on se débrouillait très bien avec un disque dur de 342 mégaoctets.

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Les disquettes, des archives informatiques discrètes (photographie des auteurs)

C’est, au contraire, un grand retour réflexif sur notre discipline que l’on envisage : qu’est-ce qui a été archivé ? Comment sauver avant qu’il ne soit trop tard les travaux faits il y a trente ans et enregistrés sur disquettes et CD-Rom ? Les travaux sur papier imposent l’archivage. La place qu’ils prennent dans les bureaux exigus de la Sorbonne force à choisir : classer, inventorier, ou jeter. Les supports numériques, eux, se font plus facilement oublier. Des disquettes trainent au fond d’un tiroir. Sont-elles vierges ou pas ? Et ces disques durs d’un autre âge, que contiennent-ils ? On commence à regarder dans les rayonnages, à se demander si ces supports de stockage qui prennent la poussière depuis si longtemps pourront être à nouveau consultés… Aujourd’hui, les nuages du cloud s’apparentent plutôt à un puit sans fond, dans lequel rien ne distingue un fichier de sa copie, les notes d’une réunion essentielle d’un tableau Excel à moitié rempli. Et là, ces quelques dizaines de témoins matériels prennent presque la forme d’un ensemble documentaire tout à fait conséquent et substantiel. Des photos sont prises, un post est publié sur les réseaux sociaux : drôle de contraste entre ces temporalités et ces périodes de l’informatique qui se télescopent. Le post suscite quelques réactions qui vont dans le même sens : « j’ai sous la main quelques vieilles disquettes, je serais curieux de savoir ce qui est sauvegardé et lisible dessus… ».

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Le tweet de présentation de l’ordinateur (capture d’écran de la rédaction)
Publié le 28 novembre 2023
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