Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

Façonner

Le Vérascope et la collection de stéréoscopies Jules-Richard (1890-1930). 3 – À la recherche de Louli D., aux sources de l'histoire d'un modèle dans les années 1900

Voir double, et voir l'histoire autrement, dernier épisode consacré au Vérascope et à la collection de stéréoscopies de la collection Jules-Richard. Depuis les plaques de verre et les albums commerciaux de la collection, l'historienne Colette Morel a trouvé un chemin pour retracer l'histoire des modèles féminins du début du XXe siècle et recouvrir de leur nom ces femmes dont le corps est souvent mis à nu. Elle développe le cas de Louli D., Louise Dubourg, dont l'image s'impose dans les mondes artistiques parisiens des années 1900.

On pose, en attendant mieux, pour « faire plaisir » à un ami peintre, pour parfaire le louis nécessaire à la couturière ou au proprio ; on est midinette, fleuriste, blanchisseuse, mannequin, chanteuse de bouisbouis, actricette, demi-mondaine… À raison de cinq francs la matinée, on peut compléter ses revenus ; qu’une occasion se présente, et l’on monte sur la planche, pour poser l’ensemble ou le détail. Certaines, que le métier amuse sans les fatiguer, ou que la camaraderie d’artistes séduit, demeurent modèles, trois mois, trois ans. Mais la plupart ne considèrent l’emploi que comme un pis-aller de transition.
Louis Vauxcelles, « Les qualités du modèle », L’Étude académique : revue illustrée, documents humains, 01.VIII.1906.

C’est par ces mots que le critique d’art Louis Vauxcelles, célèbre pour les néologismes qui désigneront le fauvisme et le cubisme, fait le portrait social du modèle féminin au début des années 1900. Petit métier parmi d’autres et combiné à d’autres, poser pour des artistes apparaît sous sa plume comme une profession ponctuelle, urbaine, à la lisière entre mondes ouvrier, du spectacle et de la galanterie. Qu’en est-il réellement ? Si des historiennes de l’art ont initié la biographie de modèle dans les années 1980, cherché à en brosser un portrait typologique et tenté de comprendre les relations transactionnelles nouées dans les ateliers, l’histoire du modèle reste parcellaire et bien souvent réduite à une relation interpersonnelle pensée à partir de la monographie d’artiste. 

Identifier l’individu derrière l’œuvre anonyme, penser la collaboration professionnelle, ses implications sociales et économiques sont une tâche aussi ardue que stimulante pour l’historien·ne. Ces dernières années, on a vu ces récits prendre la forme de l’enquête : ici un spécialiste de Dumas propose un nom à L’Origine du Monde à partir d’une erreur paléographique ;  des commissaires d’une exposition font du répertoire de l’Académie des Beaux-Arts le point de départ d’une plongée dans les archives pour recomposer des parcours de migration et une cartographie des modèles noirs installés à Paris au début du siècle. Ces histoires pourraient alimenter une étude plus vaste, dont le principal frein demeure le silence des archives. Où chercher les informations sur l’exercice d’une profession où le travail gratuit le partage à la rareté des documents de l’activité économique dans les fonds d’ateliers ou d’académies ? Comment documenter la perméabilité des mondes du travail dont parle Vauxcelles, et le cas particulier des modèles-comédiennes ? Qui étaient-elles ? 

En tant qu’historienne de la photographie travaillant sur des fonds d’ateliers d’artistes, je croise quotidiennement ces femmes sans nom, parfois inconnues des peintres et sculpteurs qui en ont acquis les tirages. Pour les identifier, il faut peut-être changer de position et chercher du côté des producteurs de ces images plutôt que des artistes qui les achètent. La collection de Jules-Richard et sa dizaine de milliers de nus féminins s’offre alors comme un terrain d’étude fertile pour qui cherche à comprendre comment se structure le marché du nu photographique au début du XXe siècle. Si ces plaques stéréoscopiques sur verre, moins aisées à manipuler que des épreuves sur papier, ne semblent pas spécifiquement destinées aux artistes en mal de modèle vivant, elles n’en adoptent pas moins les codes visuels, en mobilisant des photographes et modèles circulant dans les milieux artistiques parisiens. Comment reconstituer ces collaborations à partir des sources visuelles et textuelles du fonds commercial ? Peuvent-elles servir à la fabrique de quelques-unes de ces histoires de modèles ? 

Des plaques annotées, des albums griffonnés

En inventoriant un fonds de photographies de coulisses de petits théâtres et music-hall parisiens dont j’avais la charge à la Société française de photographie (SFP), je me suis intéressée aux mentions des noms des comédiennes figurant sur les plaques et inventaires d’origine. Ces sources manuscrites, combinées à la petite renommée de ces femmes invitaient à la reconstitution de leurs parcours. Pour certaines de ces femmes se confirmait le constat formulé par Sophie Kurkdjian et Sandrine Tinturier d’une collusion des mondes de la mode et du spectacle. D’autres, prenant la pose sur scène et dans les ateliers, fournissaient des exemples d’« actricettes » ponctuellement modèles. À ce terme relativement péjoratif, on préfèrera celui de « comédiennes » pris dans le sens que lui donne Anne-Martin Fugier, soit « un terme générique pour parler de toutes les femmes qui se produisent sur scène : actrices de théâtre, danseuses, cantatrices d’opéra ou chanteuses de café-concert » (Anne Martin-Fugier, Comédiennes. Les actrices en France au XIXe siècle, 2008 [2001]).

Parmi ces photographies de comédiennes en leur loges figuraient donc quelques nus aux poses empruntées au registre académique. S’agissait-il d’études pour artistes ou des captures de tableaux vivants, spectacle revenu en grâce en ce début des années 1900 ? Dans le fonds de la SFP, des plaques autochromes d’Achille Lemoine, fils d’un éditeur de musique, pictorialiste de renom et homme de spectacle témoignent de cette ambiguïté. Ses modèles sont des comédiennes qui reprendront sur la scène des Variétés, des Folies-Bergères ou du Moulin-Rouge les attitudes des plus grands chefs-d’œuvre.

Achille Lemoine organise fréquemment des tableaux vivants sur scène ou lors de dîners privés, pour lesquels il s’entoure de son ami Paul Philipon, petit-fils du célèbre fondateur du Charivari et du Journal pour rire, Charles Philipon. Il est aussi membre du Touring-Club de France et c’est dans le fonds photographique de cette société aujourd’hui conservé par la Médiathèque du patrimoine et de la photographie que sont déposés ses clichés pris au Vérascope. Grâce aux annotations reportées sur les plaques ou sur les pochettes de conditionnement de Lemoine et Philipon, on dispose de précieuses informations pour dépouiller la chronique théâtrale, retrouver les dates, les scènes, les protagonistes. Les deux amis capturent parfois en binôme des séances de pose, et se partagent un même répertoire de modèles. En 1908, Philipon photographie ainsi Alice Soulié au Cirque Molier dans la pantomime équestre Sardanapale co-orchestrée par Lemoine, pour qui la comédienne pose en Salomé quelques années plus tard. Après la guerre, c’est pour ses talents de chanteuse d’opérette que sera reconnue celle que Paris qui chante présente comme une « transfuge du music-hall ». Entre-temps, les frères Lumière ont breveté le procédé autochrome : la couleur ajoutée à la vue en relief du stéréoscope fait du visionnage un véritable petit spectacle optique rappelant encore davantage la tradition du tableau d’histoire. 

Ces ensembles photographiques répondent à des usages divers, en partie commerciaux.  Lemoine est en effet le principal contributeur de la collection de Jules-Richard, à qui il vend de très nombreux négatifs dont la majorité n’apparaît pas dans les catalogues édités dès 1904. Pensés pour faciliter la vente à distance des clichés, ces catalogues listant des localités, des personnalités ou des évènements restent volontairement silencieux sur la part moins avouable de la collection consacrée au nu féminin. À la boutique de la rue Lafayette, le client averti peut toutefois s’en porter acquéreur en consultant de volumineux albums compilant des tirages-contact numérotés pour faciliter l’identification du négatif et en hâter le tirage. Toujours conservé dans le fonds de l’entreprise, ces trois séries d’albums collectifs, estampillés « nus », « modèles » et « artistes » (lyriques) permettent de naviguer dans ces dix mille clichés réunissant des vues de coulisses, des réitérations de tableaux vivants et des poses académiques. Une même planche peut combiner une séance de nu à l’atelier et des comédiennes en maillot dans leurs loges, ce qui signale des passerelles entre les activités de ces femmes mais aussi toute l’ambiguïté du spectacle du nu couvert par la référence artistique que goûtent avec avidité ces photographes commerciaux ayant leurs entrées dans les théâtres.

Sur les albums et les répertoires d’enregistrement des négatifs versés au catalogue commercial, des renseignements parcellaires permettent d’identifier ces comédiennes, danseuses et artistes de pantomime. 

Enquêter sur un modèle : le cas Louli

À regarder ces milliers d’images, l’une de ces femmes se distingue par sa physionomie, une gestuelle atypique, le nombre important des clichés où on l’identifie, la variété des lieux de prises de vue (scènes, loges, foyer, ateliers, intérieurs privés, jardins particuliers), des attitudes posées (tableaux vivants, nus esthétiques, poses pour peintres et sculpteurs, portraits intimes), et la circulation de ses photographies. À elle seule, elle synthétise non seulement le corpus de nus et de vues de théâtres de la collection Jules-Richard, mais offre un cas d’étude de la profession de modèle au début du XXsiècle. D’un point de vue méthodologique, l’enquête d’identification partant d’annotations lacunaires sur les albums des archives commerciales invite à réfléchir aux outils dont dispose l’historien·ne qui s’intéresse à ces parcours anonymes.

Lorsqu’on compulse les albums de la collection Richard, que l’on cherche les positives dispersées dans d’autres fonds ou que l’on traque les publications contemporaines des opérateurs de son réseau, on s’habitue rapidement à la présence de cette femme au physique singulier. Elle est la Sapho qu’Achille Lemoine publie en similigravure dans la luxueuse édition pictorialiste L’Art photographique en 1900, et le modèle anonyme d’une planche parue quatre ans plus tard dans L’Étude académique, une revue illustrée proposant aux artistes une alternative photomécanique au modèle vivant. 

Dans les ateliers, on la retrouve chez le sculpteur Léon Delagrange, posant l’attitude de la statuette sur le tréteau – peut-être La femme couchée sur une fourrure du Salon de 1905. Chez le peintre Loÿs Prat, elle est photographiée par Lemoine parmi réflecteurs et toiles en cours. Probablement posées par le peintre, ces clichés semblent particulièrement utiles au processus créatif de deux toiles présentées au Salon des artistes français en 1908 et 1911.

Sur les annotations qui accompagnent ses négatifs, Philipon la nomme « Mademoiselle Louli » ; celles qui figurent sur les albums, pochettes et registres d’inventaire de Jules Richard sont plus approximatives : elle est tantôt « Louli », « Laly Dorey », « Laly d’Aurey » ou d’Auray. Ces dénominations fluctuantes permettraient-elles de reconstituer le parcours de cette comédienne qu’on retrouve à la fois dans sa loge, chez des Pictorialistes, chez des artistes et dans la collection de nus de Richard ? 

C’est sous l’alias  de « Laly D’Auray » que la presse salue sa performance au Moulin Rouge dans « un tableau vivant qui a coûté, paraît-il cent mille francs, et pour lequel vingt-huit électriciens sont mobilisés afin d’obtenir ces effets extraordinaires ». Cette « Grotte mystérieuse, Danaé ou la pluie d’or» posée par Louli et photographiée par Lemoine est aussi croquée par le dessinateur et affichiste Maurice Lourdey, qui souligne la référence mythologique en ajoutant quelques pièces d’or à sa « Laly d’Auray ».

Le pseudonyme, son caractère mouvant et ses orthographes multiples compliquent la tâche de l’historien·ne. Une série de cartes postales (d’avant 1905 si l’on se fie au timbre de certaines) signalent un contexte promotionnel de prise de vue pour la comédienne qui se fait appeler « Louli ». C’est en avril 1895 que le nom de Louli d’Orsay apparaît pour la première fois : elle a alors 23 ans et elle figure « parmi les plus jolies » femmes « un peu en renom au Royal-Meilhac » qui assistent au prix des régiments au Palais de l’Industrie. Quelques années plus tard, on retrouve « Louli Dorsey » en baigneuse dans La Santé par les sports d’Edmond Desbonnet. Grâce à ces mentions accompagnant négatifs et albums et en dépit de leur inexactitude, les contours d’une comédienne à la petite renommée, modèle et culturiste commencent à se préciser.

Louli culturiste

Aux côtés de la chronique théâtrale, des revues pictorialistes et de modèles, c’est dans l’édition consacrée à la culture physique que les sources vont s’avérer les plus fécondes pour retrouver Louli. À ce moment de mes recherches, le coup de projecteur sur l’histoire du corps et du sport à la faveur des Jeux Olympiques de 2024 a facilité mon accès aux sources et indiqué la piste de nouveaux corpus. La numérisation et la mise en ligne par le Musée du sport de Nice des collections photographiques d’Edmond Desbonnet et de ses publications sur la base Stadium, ainsi que le travail de Thierry Laugée et Léna Schillinger pour l’exposition Colosse au musée Courbet d’Ornans, ont permis de réaliser que Louli n’était pas seulement le modèle favori de Lemoine et de la collection Richard, mais qu’elle était pour le chantre de la culture physique non moins qu’un idéal féminin. 

Prenons pour exemple cette plaque stéréoscopique dont Achille Lemoine cède le négatif à la collection de Richard pour sa commercialisation. Desbonnet en fait un contretype agrandi et recadré sur une plaque 13×18 cm, ce qui lui permet de republier le cliché dans La Santé par les sports en 1911 ou dans le bien-nommé Pour être belle et le rester. Manuel de culture physique de la femme paru la même année. En zoomant dans les numérisations de haute définition transmises par la chargée du fonds Léna Schillinger, on s’aperçoit qu’elle orne encore les stands promotionnels de l’école de culture physique. Au-delà de cette enquête monographique, la collaboration entre Richard et Desbonnet signale ici d’autres usages que la consultation privée des plaques stéréoscopiques.

À partir de 1929, un entrefilet de La Culture physique annonce à ses lecteurs la commercialisation d’une nouvelle catégorie d’objets permettant d’avoir « toujours sous les yeux les plus beaux modèles humains » afin de stimuler le culturiste par un idéal plastique. En bon communiquant, Desbonnet annonce :

Nous rappelons que nous avons à présent trouvé le moyen de donner à tous le goût de cette beauté, mais c’est en faisant, au bénéfice de nos lecteurs, un énorme sacrifice pécuniaire, dont ils profiteront intégralement. Nous avons engagé un photographe spécialiste, miniaturiste sur émail, qui désormais travaillera pour nous et établira sur émail colorié les photographies de tous les plus beaux athlètes (hommes et femmes) donnant la réalité de la vie, grâce à la reproduction exacte des couleurs naturelles de chaque sujet. Les yeux, les cheveux, le teint, tout est rendu d’une façon parfaite. C’est, grâce à cette découverte, l’athlète vivant devant les yeux.

Il précise encore la taille (15 cm de hauteur), l’encadrement en cuivre avec un « support pour être posée sur la cheminée ou fixée au mur », et le fait que ces photographies de nu n’ont rien de pornographique. Le lecteur peut donc acquérir cet objet présenté comme particulièrement précieux et innovant, alors que les émaux photographiques colorisés relèvent d’une technique développée dès les années 1850 et qu’ils sont devenus des objets domestiques populaires depuis les années 1880 avant de tomber peu à peu en désuétude. Les modèles proposés à la vente sont listés : le premier des hommes est Sandow, l’inspirateur et modèle absolu de Desbonnet. La première des femmes ? Louli. Figurent ensuite quelques autres, dont « Louli II », une femme au physique comparable que Desbonnet a photographiée dans sa salle de sport en obstruant son visage, peut-être pour retrouver Louli, première du nom. Cette collection d’émaux, la revue en fait la promotion jusqu’à la fin des années 1930, alors même que son modèle est décédé depuis plus de quinze ans. 

La mort de Louli, on l’apprend par une nécrologie que Desbonnet publie en mars 1939 sous un titre éloquent « Nos anecdotes : la vie et la mort de Louli, le plus beau modèle de Paris avant-guerre ». L’article précise l’identité dernière le pseudonyme, et donne une description physique de « Louise Dorsey », dont l’extrême beauté en fait dès les années 1890 un modèle pour les peintres, sculpteurs et photographes, parmi lesquels se trouveraient Jean-Jacques Henner ou Pierre Puvis de Chavannes, et plus certainement Jules Richard qui a créé grâce à son Vérascope de « véritables reproductions des marbres antiques ». À la troisième personne, Desbonnet se félicite (à tort) d’avoir « hérité de toute la collection » des photographies de Louli qu’a prise d’elle son amant, un peintre nommé A. L., sur son île de Croissy. Ce peintre, c’est évidemment le photographe pictorialiste Achille Lemoine. 

Lemoine a fait remonter le pavillon gallo-romain dessiné par Charles Garnier pour l’exposition universelle de 1889 sur sa parcelle d’île à Croissy, qui devient un studio à ciel ouvert pour le pictorialiste et ses amis. Véritable Arcadie artificielle, c’est là que Lemoine prend les clichés de Louli qui illustreront les ouvrages de Desbonnet mais aussi des publications moins attendues, comme le « grand roman théâtral et policier » intitulé « La Royalda », paru en feuilleton dans Comoedia au cours de l’été 1910. S’y croisent pour la première fois deux personnages appelés à la postérité : le commissaire Juve et le journaliste Fandor, qui ne tarderont pas à se lancer à la poursuite de Fantômas. Les deux co-auteurs du célèbre roman populaire éponyme, Pierre Souvestre et Marcel Allain, gravitent dans le cercle de Lemoine depuis qu’ils se sont rencontrés par l’intermédiaire de son épouse, la comédienne Mariette Delaplace. Loïc Artiaga, Matthieu Letourneux et Dominique Kalifa ont rappelé combien Fantômas puise dans l’information de son temps et transforme l’actualité en matière romanesque, en ne modifiant parfois que légèrement les noms des personnes réelles pour en faire des personnages de fiction. Dans le cinquième volume paru en 1911, Un roi prisonnier de Fantômas, il est bien difficile de ne pas voir dans le personnage d’une demi-mondaine « faite comme une statue » et prénommée Suzy d’Orsel le double de Louli d’Orsay.

Mais retranchons pour l’heure Fantômas du roman de Louli et revenons à la nécrologie de Desbonnet, qui nous raconte les amours et amitiés de celle qu’« on appelait la belle Louli », sans âge et éternellement jeune. Élève assidue du cours de culture physique, elle fait des émules parmi ses compagnes qu’elle place comme modèles auprès de peintres et de photographes. L’anecdote mérite encore des vérifications, mais signale un système horizontal de recrutement des modèles. À vérifier, car si Desbonnet fournit de précieux renseignements sur Louli, il est souvent approximatif, voire affabulateur. Il insiste par exemple longuement sur le mystère dont « Louise Dorsey » » s’entourait au sujet de son âge, que nul ne connaissait. L’occasion pour lui de révéler dans une rhétorique implacable que les clichés qu’il publie d’elle vers 1911 la montrent à l’orée de la cinquantaine, dans une jeunesse conservée grâce à l’élixir de jouvence de sa méthode. Non seulement l’image légendée avec emphase comme « la dernière photographie de la culturiste Louli » la présente dans une attitude comparable à une apothéose annoncée, mais la perfection de sa silhouette est accentuée par une retouche appuyée qui en creuse la taille et en sculpte le galbe.

Paradoxalement, les précisions apportées par cette nécrologie vont permettre d’en révéler les approximations. L’information la plus précieuse est celle des circonstances de la mort de Louli, provoquée par un accident de voiture que Desbonnet raconte comme s’il y était. Le 27 juillet 1913, de retour d’une promenade en automobile, une dispute éclate entre la jeune femme et son compagnon qui, par agacement, appuie sur l’accélérateur pour écourter le trajet et la discussion. Survient l’accident. Louli meurt sur le coup, et l’une des occupantes de l’autre voiture percutée également. Sublime ironie pour celle dont la carrière théâtrale semble avoir été relativement confidentielle : elle trouve la mort dans un accident dont la presse fera ses choux gras car il implique des figures du monde du spectacle, dont l’épouse du directeur du théâtre des Célestins. Et c’est par la chronique de cet accident que l’on va quitter le mythe de Louli pour rencontrer la véritable Louise Dubourg.

Louise Dubourg dite Louli d’Orsay

Ce récit romancé de la mort d’un modèle érigé en idéal féminin ouvre une porte dérobée sur l’identité réelle de celle dont les photographies continuent de circuler longtemps après sa mort. En ces années 1910, un accident de la route aux abords de la forêt de Fontainebleau remplit deux conditions d’un bon fait divers : il touche nécessairement une certaine élite ayant les moyens financiers de posséder une automobile et promet le sensationnalisme garanti par la violence du choc de bolides circulant sur des routes alors régies par le balbutiant code du tourisme. De nombreux articles font le récit de la collision entre la voiture de Maurice Brault – agent de change accompagné de Louli – et celle du directeur du Théâtre des Célestins Charles Montcharmont – accompagné de son épouse et de sa belle-sœur, mariée au directeur de l’Opéra de Paris, et toutes deux filles de la célèbre comédienne Jeanne Samary. Au milieu du plan des lieux et des photographies de tôles froissées apparaît pour la première fois le nom de l’une des deux victimes, « Louise Dubourg dite Louli d’Orsay ». L’enquête et le procès de Maurice Brault pour homicide et blessures par imprudence fournissent de plus amples informations sur l’accident de Villers-en-Brière. Les archives du tribunal correctionnel de Melun où l’affaire est jugée se concentrent sur l’établissement des faits et le calcul du préjudice des victimes et de leurs proches, mais Louise Dubourg n’étant pas représentée, peu est dit sur son compte. La mention de son nom complet, associé à son pseudonyme et la précision de la date et du lieu de son décès ouvrent néanmoins la piste d’une recherche généalogique. 

Son acte de décès rappelle sa double identité, précise qu’elle est âgée de trente-huit ans sans toutefois donner ni sa date de naissance ni son ascendance – Desbonnet n’avait pas menti en écrivant que nul ne connaissait son âge. L’annonce de son enterrement au cimetière Montrouge et la consultation des registres d’inhumation permettra de localiser sa tombe, surplombée d’un très beau portrait en médaillon, dont l’artiste reste à identifier. Sous le profil de Louli, la date de décès de Louise Dubourg est gravée sur la stèle, ainsi que les noms et dates de trois autres femmes. Les informations portées sur le registre, complétées par le décryptage des inscriptions sur la tombe permettent de retracer l’histoire familiale et avec elle celle de l’ascension sociale du modèle. 

Louise Berthe Alphonsine Dubourg nait le 24 mars 1872 à la maternité de Port-Royal d’une mère femme de chambre et de père inconnu. Installée dans le 14e arrondissement, sa mère Élise (1844-1889) est issue d’une famille d’agriculteurs du village de Rioz en Haute Saône. Dans le caveau féminin de la famille Dubourg à Montrouge sont aussi enterrées les tantes de Louli : Léonie (1859-1888) et Herminie (1850-1904), qui accouche également seule en 1875 d’un garçon, Charles, élevé par ses grands-parents à Rioz avant de rejoindre Paris où il se fait tailleur. Ces trois femmes sont d’abord inhumées dans des concessions pour indigents d’une durée de cinq à dix ans, avant que leurs corps ne soient déplacés dans le caveau acheté par Louli en 1909. Il ne faut pas y voir seulement un geste de piété familiale, mais aussi le signe d’un changement de statut social d’une femme dont la mère était domestique et qui dispose à sa mort d’un capital non négligeable, lui permettant d’offrir une sépulture digne à ses proches. Au moment où elle achète la concession de Montrouge à quelques jours du Noël 1909, Louise Dubourg a déjà pris soin de mettre ses affaires en ordre. Dès 1904, elle rédige ses dernières volontés et quatre ans plus tard son testament, réitéré en 1912. Ces documents notariés décachetés peu après l’accident révèlent la proximité de Louise Dubourg avec Maurice Brault (1855-1939), son ami qu’elle désigne comme son légataire universel, et qui héritera de près de 70 000 francs constitué pour l’essentiel d’actions, dont une part chez Brault lui-même. Agent de change, sportman, ancien polytechnicien converti à la finance, Maurice Brault a très certainement conseillé son amie dans ses placements. Si l’on ignore la date et les circonstances de leur rencontre, qu’on peut situer au plus tard entre 1907 et 1908, on peut imaginer qu’elle se fit dans les cercles mondains et artistiques qu’ils fréquentaient tous deux. D’ailleurs, Maurice Brault partage avec Louli un étonnant point commun : lui aussi a déjà posé pour un peintre. Il est en effet l’ami d’enfance des frères Caillebotte avec qui il partage le goût de la voile, et dont les propriétés à Yerres se font face. Gustave Caillebotte peint son ami au moins à deux reprises, dans deux toiles exposées au Musée d’Orsay lors de la rétrospective qui lui a été consacrée en 2024.

*

Faire l’histoire des modèles implique ainsi de faire celle du maillage social au sein desquels ces femmes évoluent, en s’intéressant par exemple aux réseaux des photographes avec qui elles travaillent, comme celui de Jules Richard et Achille Lemoine. La présence de ces milliers de clichés de nus dans la collection Jules-Richard et leur circulation dans des contextes variés dépasse le seul plaisir scopique et appelle à une réflexion plus profonde des liens entre le relief permis par la stéréoscopie, son usage par les sculpteurs et les praticiens de la culture physique. 

Les interactions entre les mondes du spectacle, des ateliers d’artistes, des studios de photographes et des salles de gymnastique dont témoigne la composition des albums du fonds Jules-Richard, invite à considérer la fluidité de la profession de modèle tel qu’il s’exerce dans le Paris du début du siècle.

Ces négatifs et enveloppes annotés, ces albums commerciaux griffonnés de mentions parfois maladroites deviennent alors de précieuses sources pour comprendre la participation de celles dont les noms disparaissent des plaques positives vendues et des clichés publiés. 

De Louise Dubourg dite Louli d’Orsay, les sources ne gardent toutefois que la trace des instants de célébrité, dans un récit qui est encadré par celui des hommes qui l’ont connue. Elle y est toujours évoquée comme un corps : un corps galbé par le maillot et sculpté par la lumière sur scène, un corps transformé en statue par la retouche photographique, un corps déchiqueté enfin par le choc de deux automobiles.

Elle-même dresse un constat amer sur le peu d’estime qu’elle porte à son activité de modèle et de comédienne. En 1904, quelques mois après ses succès dans La Grotte mystérieuse, elle rédige ses dernières volontés et demande à être incinérée « sans enterrement, sans frais, sans rien », en ajoutant qu’elle donne son corps à l’académie de médecine : « Si je mourais d’une maladie qui paraîtrait bizarre, écrit-elle, ou qui pourrait donner lieu à quelque étude ; ayant été presque inutile pendant ma vie, il ne me serait pas désagréable d’être utile après ma mort. » 

L’exemple de Louise Dubourg dite Louli d’Orsay aura bien donné lieu à quelque étude, même si beaucoup reste encore à dire sur ces parcours et ce qu’ils révèlent du métier insuffisamment documenté de modèle. Si le cas de Louli est emblématique d’une histoire du corps et de la mise en spectacle de la nudité dans les années 1900, je dois bien admettre que mon intérêt pour elle relève aussi d’une affinité élective. Parfois, la tendresse sert d’aiguillon à la fabrique de l’histoire. 

Publié le 4 novembre 2025
Tous les contenus de la rubrique "Façonner"