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Le reenactment en questions : entretien avec Anne Bénichou

Dans le cadre du focus « re- » d’Entre-Temps, l'historienne et théoricienne de l'art contemporain Anne Bénichou a accordé un entretien à Rémy Besson portant sur le reenactment. À travers une série de définitions et d’études de cas, il est question de la façon dont le passé est re-joué en fonction d’enjeux actuels. Plus qu’une simple présentation, Anne Bénichou se livre à une démonstration qui révèle la valeur heuristique de ce terme souvent déconsidéré par les chercheurs en sciences humaines.

Rémy Besson : Vous avez récemment dirigé un numéro de la revue Intermédialités (en libre accès) autour de la notion de reenactment. Pouvez-vous nous rappeler, en quelques mots, quelle est l’histoire de ce terme et pourquoi est-il si difficile de le traduire en français ?

Anne Bénichou : Dans son usage le plus courant et le mieux connu, le terme anglais reenactment désigne les reconstitutions vivantes d’événements historiques menées par des amateurs, des batailles par exemple. Depuis le début des années 2000, l’emploi du terme s’est considérablement étendu et complexifié. D’une part, les reconstitutions vivantes d’événements historiques sont devenues un objet d’intérêt pour divers champs disciplinaires comme les études culturelles, les études performatives, les disciplines historiques. D’autre part, on observe un usage de plus en plus large du terme dans une multiplicité de domaines spécialisés et non spécialisés, même lorsqu’une terminologie plus précise existe déjà pour qualifier les différentes formes de remise en acte d’un événement ou d’une œuvre du passé. Le mot reenactment est parfois préféré à d’autres termes qui sont pourtant plus précis. Le flou sémantique et le succès terminologique semblent aller de pair. C’est pourquoi il me semble intéressant d’interroger ce que signale cet engouement. Est-il le signe de nouvelles sensibilités à l’égard du passé et de ses représentations ? Lesquelles ?

Quant à la traduction française la plus courante, « reconstitution », que les dictionnaires privilégient, elle pose plusieurs problèmes. Elle supprime l’idée « d’acter » et avec elle l’inscription dans le présent et la performativité que suppose tout reenactment. De plus, la référence et la fidélité à un original, voire à un originel, sont trop prégnantes dans la notion de reconstitution. Aline Caillet a récemment proposé un compromis qui me semble assez judicieux : « reconstitution jouée »[1]. Pour ma part, je préfère utiliser le terme anglais, car la difficulté voire l’impossibilité d’une traduction me semble intéressante et signifiante, particulièrement dans la perspective de comprendre l’émergence de rapports autres au passé et à l’histoire.

Rémy Besson : Cette notion est donc intrinsèquement liée à la présence du passé dans nos sociétés ?

Anne Bénichou : Oui, et plus encore, le reenactment procède de l’anachronisme. Il met en dialogue des temps hétérogènes, le passé et le présent, souvent même des historicités plurielles. Les musées d’histoire vivante sont à cet égard exemplaires. Au Greenfield Village, dans le Michigan, des Ford T du début du XXe siècle croisent des charrettes. Des personnages du XVIIIe et du XXe siècles discutent avec des touristes du XXIe siècle. À la Plimoth Plantation, dans le Massachusetts, même si le site a été entièrement recréé à la fin des années 1940, on y parle un anglais du XVIIe siècle. On retrouve cette même hétérogénéité temporelle dans les reenactments des batailles de la Guerre de Sécession. Les spectateurs avec leurs chaises pliantes et leurs appareils électroniques y côtoient les soldats nordistes et sudistes en uniformes.

Le potentiel critique du reenactment réside, à mon avis, dans la rencontre de ces temporalités hétérogènes. Je pense ici aux réflexions de Giorgio Agamben selon lesquelles l’anachronisme permet de mieux nous faire voir le temps présent, de « lire l’histoire de manière inédite », de « la citer en fonction d’une nécessité[2] ». Le film de Peter Watkins, La Commune (Paris, 1871) (1999), est à cet égard exemplaire. Le réalisateur a invité plus de deux cents acteurs, la plupart non professionnels, à rejouer la Commune de Paris, cette insurrection des classes populaires des quartiers est de la capitale contre le nouveau gouvernement élu, au printemps 1871. Il délègue aux comédiens amateurs une responsabilité et une marge de liberté très grandes. Chacun élabore le personnage qu’il incarne, écrit ou improvise les dialogues en adéquation avec ses propres opinions. Vers le milieu du film, Watkins élargit encore les prérogatives des acteurs en leur demandant d’aborder des sujets qu’ils jugent importants. Dès lors, l’univers de la Commune s’estompe au profit d’enjeux de l’actualité : l’immigration, la mondialisation, la précarité sociale, la place des femmes dans la société, etc. Dans ce passage, une approche farouchement anachronique de l’histoire domine[3]. Celle-ci consiste moins à élaborer un savoir sur le passé qu’à façonner des outils pour comprendre le monde d’aujourd’hui et pour agir sur lui. Dans cette perspective, le reenactment permet une prise sur le présent.

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Peter Watkins, La Commune (Paris, 1871), 2000. L’équipe de la Télévision Communale (Aurélia Petit et Gérard Watkins) avec des membres de la Garde nationale, reportage à l’Hôtel de Ville de Paris. Photographie : © Corinna Paltrinieri. Avec l’aimable autorisation de Peter Watkins.

Un autre usage outrancier de l’anachronisme dans La Commune est la présence de reporters de chaînes de télévision sur les lieux des événements de 1871. Cette incongruité libère d’emblée le spectateur incrédule de la question de la véracité des représentations télévisuelles pour orienter son regard vers les processus de médiatisation. Ce procédé que Watkins avait déjà exploité dans plusieurs de ses films précédents lui permet d’opérer une critique des médias, notamment le langage télévisuel qu’il appelle la « monoforme » et dont l’emblème est le journal télévisé. La décontextualisation des sujets, la quête du spectaculaire, le goût de l’image séduisante, la rapidité du montage empêchent les téléspectateurs de prendre une distance critique et d’élaborer leurs propres interprétations. Chez Watkins, le reenactment permet une résistance, et il tire en partie sa puissance critique des anachronismes outranciers qui sont mis en place.

Rémy Besson : La notion de reenactment est souvent considérée comme reposant sur une vision un peu naïve de l’histoire — il serait possible de s’immerger dans le passé —, voire carrément erronée — il est possible d’accéder directement à ce qui s’est passé. Or, vous insistez sur la dimension ludique du reenactment et sur son pouvoir de distanciation. Pouvez-vous nous donner quelques exemples de ces tensions ?

Anne Bénichou : Effectivement, les pratiques de reenactment ont longtemps eu mauvaise presse. On les a associées à des attitudes nostalgiques, conservatrices, ou à des comportements naïfs procédant d’une immersion dans le passé et d’une identification aux personnages incarnés, sans aucune distance critique. C’est sans doute la raison pour laquelle les milieux universitaires et spécialisés s’y sont très peu intéressés avant le tournant du millénaire.

Il me semble plus juste et plus intéressant d’appréhender le reenactment selon une dialectique de l’immersion et de la distanciation, la première reposant sur une quête d’authenticité et des processus d’identification, la deuxième, sur ce que Jean-Marie Schaeffer appelle « la feintise ludique »[4]. La valeur d’authenticité est centrale dans les reenactments. Elle désigne la capacité de s’absorber dans le jeu. Le but est d’atteindre un état d’immersion complète, ou pour le dire de manière un peu simple, « d’y croire vraiment ». Cette attitude qui relève d’une forme de croyance référentielle est contrecarrée par une composante importante de tout reenactment, la « feintise ludique ». Résumée dans l’expression « on le fait pour de faux », que les enfants affectionnent, elle consiste, selon Schaeffer, à produire des leurres permettant l’immersion dans des univers de fiction, « non pas [pour] induire en erreur », mais pour « adopter l’attitude mentale du “comme si” » [5]. Cette disposition permet de mettre à distance le référent, même lorsque le reenactment se tient sur les lieux de l’événement « original » et que des liens affectifs le lient aux protagonistes.

Pour concilier ces registres contradictoires et instaurer entre eux une dialectique, les reenactors recourent à différentes tactiques, notamment les énoncés à double sens et la production d’images simulacres. Ils multiplient les ruses de langage qui permettent à un même énoncé de signifier à la fois dans l’espace fictionnel et hors de lui, dans la réalité. Cette capacité à discourir simultanément sur des registres distincts permet de résoudre de façon ludique et humoristique les contradictions. Par exemple, dans les festivals d’histoire vivante dans lesquels on joue dans un ordre chronologique de courtes saynètes représentatives des principales civilisations de la ligne du temps, les commentateurs affectionnent ce double registre. Participant pleinement de la performance, ils racontent ce qui est en train d’être joué au présent, facilitant l’immersion et l’identification des performeurs et des spectateurs, mais intègrent régulièrement à leur récit des sous-entendus sur la qualité du jeu de manière appréciative ou dépréciative, ou des allusions à l’anachronisme de la situation. Le deuxième procédé utilisé pour instaurer une dialectique entre ces régimes contradictoires est la production et la diffusion massives d’images opérant à la manière de simulacres. Les reenactors produisent une quantité phénoménale d’images photographiques, vidéographiques, filmiques qu’ils mettent en ligne sur les sites de leurs associations et sur les réseaux sociaux. Elles instaurent une circularité propre au régime du simulacre dans lequel il n’y a ni modèle ni original. Ce recours aux images simulacres participe d’une mise à distance du référent et démontre une conscience, même si celle-ci s’est intuitivement formée, que le passé n’est accessible qu’à travers des représentations. L’anachronisme dont nous avons précédemment parlé participe pleinement de cette dialectique de l’immersion et de la distanciation, parce qu’il oblige les reenactors à négocier avec ces contradictions temporelles, entre eux et avec les spectateurs.

Rémy Besson : Dans l’introduction de ce numéro, vous expliquez que « le mot désigne désormais des phénomènes issus du théâtre, de la danse, des arts visuels, de la littérature, de l’histoire vivante, de l’historiographie, du cinéma, de la télévision, des expositions muséales, des récits de voyage, des jeux vidéo, des mondes virtuels, etc. », soit qu’il a à voir avec l’histoire telle qu’elle est écrite par les chercheurs, mais aussi avec ses usages sociaux, artistiques et ludiques. Pouvez-vous nous aider à comprendre les liens que le reenactment entretient avec l’histoire savante et les autres pratiques du passé ?

Anne Bénichou : Bien entendu, ces domaines ont des acceptions et des usages très différents des reenactments. On pourrait caractériser chacun d’eux et élaborer une cartographie de ces pratiques. Ce qui m’intéresse davantage est de réfléchir à leur cohabitation et à leur articulation dans des champs d’activités certes séparés, mais qui sont de plus en plus perméables. Que l’on pense à la manière dont l’archéologie expérimentale nourrit les jeux vidéo et vice versa, ou aux collaborations entre les reenactors amateurs et les professionnels de l’industrie cinématographique ou encore les artistes plasticiens. Le succès du reenactment dans les sphères savantes et amateurs semble être le signe d’une certaine démocratisation de l’histoire qui n’est désormais plus l’apanage des spécialistes. À travers les reenactments se renégocient les récits et les représentations historiques, l’assignation des places que chacun y occupe, la distribution des responsabilités et des pouvoirs dans leur élaboration. L’histoire reenactée est une histoire négociée entre divers acteurs. Quelle est l’efficacité de ces entreprises ? Quels sont leurs impacts sur les communautés, les groupes sociaux, les institutions, les savoirs ? Ce sont les questions qui me préoccupent.

L’œuvre de l’artiste britannique Jeremy Deller, The Battle of Orgreave (2001), permet de saisir la portée et les modalités de ces négociations. Se déployant sous la forme d’un reenactment, d’un film, d’une installation et d’un livre, elle recrée le violent affrontement à Orgreave, dans le nord-est de l’Angleterre, le 18 juin 1984, entre les mineurs en grève et les forces policières sous le gouvernement de Margaret Thatcher. Le bilan fut très lourd pour les mineurs et cet évènement marqua l’affaiblissement des syndicats. Il se transforma en conflit politique et idéologique national polarisé par les médias. Bien que le gouvernement Thatcher et la police du South Yorkshire soient soupçonnés de collusion, les mineurs et leurs familles n’ont toujours pas obtenu l’enquête publique qu’ils réclament. Deller souhaitait réviser les récits médiatiques de cette lutte et donner une parole aux vaincus dans cette relecture.

1000 participants furent recrutés parmi lesquels 280 mineurs et policiers impliqués dans l’événement de 1984 et 800 « extras » choisis parmi plus de quarante sociétés de reenactment de batailles historiques à travers toute l’Angleterre. Les protagonistes de l’époque avaient la possibilité de jouer leur propre rôle ou celui du camp adverse. Cette remise en jeu dix-sept ans plus tard à proximité du lieu de l’événement, dans la même communauté, et cette possibilité de renversement des rôles ont un potentiel cathartique indéniable. En faisant parallèlement appel à des reenactors amateurs, Deller s’assurait de compétences indispensables à son projet, mais il cherchait également à faire entrer la bataille d’Orgreave dans la culture du reenactment et dans le répertoire des batailles dignes d’être reconstituées. Pour les reenactors, la possibilité de rencontrer les acteurs de l’histoire à rejouer ouvrait des pans immenses de questionnements et de réflexions sur leur propre pratique. Ils étaient confrontés aux points de vue contradictoires des vainqueurs et des vaincus sur un événement historique récent dont les récits et les représentations médiatiques étaient éminemment polémiques. The Battle of Orgreave inscrit la négociation au cœur du reenactment sans pour autant qu’elle n’aboutisse à un consensus. Il s’agit plutôt de déverrouiller les interprétations hétérogènes et contradictoires, les intérêts et les affects dont elles sont porteuses.

À partir d’œuvres comme celles de Deller et de Watkins, et en m’inspirant de plusieurs penseurs des performance studies et des sciences sociales, j’avancerai une proposition qui est encore en chantier : le reenactment serait un processus de négociation des représentations historiques vivantes et médiatiques qui ne cherche pas à établir un consensus, mais à mettre en dialogue des postures et des points de vue divergents. Deux idées sous-tendent cette proposition : le reenactment procéderait d’un répertoire de scénarios négociés entre des acteurs au sein d’un milieu de mémoire ; il relèverait également de processus intermédiatiques, tels les passages d’un média à l’autre, d’un système de représentation à l’autre, ou d’une culture à l’autre.

Rémy Besson : Cela signifie que tous ceux qui créent des reenactment ne cherchent pas forcément à donner une représentation la plus directe possible du passé. Ils font usage d’anachronismes et tiennent des discours qui créent sans cesse des ponts entre passé et présent. Est-il alors plus pertinent de relier le terme à celui de contre-histoire ou de contre-mémoire ?

Anne Bénichou : Le reenactment est en effet associé par beaucoup de penseurs à la contre-histoire et à la contre-mémoire. Pour les théoriciens des performance studies, il constitue une arme contre l’autorité de l’archive. Dans son ouvrage Performing Remains : Art and War in Times of Theatrical Reenactment, Rebecca Schneider opère un renversement des rapports entre l’archive, pérenne et conservée, et la performance, éphémère, vouée à la disparition. À la suite de Jacques Derrida, elle rappelle que l’archive, sous-tendue par une pulsion de mort, est anarchivique, c’est-à-dire autodestructrice. Inversement, au lieu de rattacher la performance à la perte, elle soutient qu’elle perdure dans le temps à travers sa répétition[6]. Le reenactment serait dès lors une « forme performative d’archive » apparentée au symptôme et à la contre-mémoire. Il permettrait de produire des contre-histoires et de donner une parole aux groupes minoritaires. Il réhabiliterait les savoirs des corps que les traditions occidentales ont écartés. Un autre ouvrage important sur cette question est The Archive and the Repertoire : Performing Cultural Memory in the Americas de Diana Taylor. Cette théoricienne rattache le reenactment au répertoire, un ensemble de gestes transmis par les corps à travers des pratiques vivantes, selon un processus pleinement créatif de répétitions et de différences[7]. Alors que l’archive stabilise et fixe, le répertoire conserve tout en transformant. Il a une portée épistémologique, car il valorise les savoirs incorporés, les diffuse de manière transnationale et transhistorique. Il a également un impact politique parce que les modifications et les mutations que les acteurs opèrent leur permettent de se réinventer en fonction des changements qui surviennent dans leur société et dans leur environnement.

Si les penseurs des performance studies insistent beaucoup sur la capacité du reenactment à subvertir l’autorité de l’archive, s’ils l’envisagent comme une tactique de contre-pouvoir, il me semble important de rappeler qu’au cours de l’histoire, le reenactment a également constitué un puissant outil de manipulation idéologique au service des pouvoirs en place et un moyen efficace de confirmation des valeurs dominantes. Prenons l’exemple du Wild West Show, spectacle créé à la fin du XIXe siècle par l’Américain William Frederick Cody, mieux connu sous le pseudonyme de Buffalo Bill. On y rejouait l’histoire toute récente de la conquête de l’Ouest américain. On n’hésitait pas à transformer les massacres des populations amérindiennes affaiblies en batailles contre de dangereux guerriers, ou même les défaites américaines en victoires. Les Amérindiens vaincus, contraints ou engagés sous contrats, devaient rejouer leur propre anéantissement sous les applaudissements des spectateurs en liesse. Le Wild West Show répondait à la quête de la nation états-unienne de nouveaux récits et symboles de son unité, à la suite de la guerre de Sécession et de son extension territoriale. Il assignait aux protagonistes une place à occuper dans la nation élargie en élaborant des modèles identitaires négatifs et positifs[8]. Le succès international du spectacle qui participait à l’émergence du divertissement de masse, sa prolongation à travers les cartes postales et le cinéma, notamment les Westerns, assura la transmission de ses valeurs durant tout le XXe siècle. Ici, le reenactment est clairement un instrument d’assujettissement des populations amérindiennes au service du récit historique des vainqueurs.

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Reenactment du dernier combat de Custer. c.1905 (domaine public).

C’est pourquoi il me semble plus juste d’aborder le reenactment à travers le prisme de l’agentivité. Comme l’a montré Judith Butler, cette notion n’est pas synonyme d’émancipation. Elle est imbriquée dans le concept d’assujettissement selon lequel le pouvoir est à la fois oppresseur et créateur du sujet[9]. L’agentivité consiste à s’aménager une marge de liberté face aux prescriptions afin de resignifier et de réélaborer les normes qui nous définissent et nous contraignent. À travers la répétition, le reenactment confirme des ordres symboliques et sociaux, des valeurs philosophiques, politiques, esthétiques, morales, etc. Il génère des formes d’identification et des sentiments d’appartenance à un groupe. À travers lui, le sujet incorpore et institue des règles et des normes. Mais il a toujours la possibilité de performer autrement, de suspendre ces logiques de confirmation et d’adhésion, de déconstruire les normes, d’en jouer, de les déjouer, de les transformer, d’y résister, de les resignifier, de les réélaborer.

Rémy Besson : Vous insistez sur le fait que le terme renvoie aussi à des pratiques artistiques qui ont une dimension performative. Identifier ces dimensions performatives et créatives conduit à s’interroger sur ce que ce type de pratique fait aux corps de ceux qui s’y adonnent (amateurs, guides touristiques, performeurs professionnels, etc.). Il est ainsi question de mémoire incorporée, voire de rapport affectif au passé. Est-ce là, au final, le changement de perspective le plus important proposé par la notion de reenactment ?

Anne Bénichou : La question du reenactment et la notion de performativité sont étroitement liées. Erving Goffman situe le performatif entre les actes inscrits dans le réel et les actes fictionnels d’un comédien sur scène[10]. L’individu en société possède un savoir social incorporé et inconscient similaire au savoir scénique de l’acteur ; ses routines quotidiennes répètent des scénarios. À partir de ces prémisses, Richard Schechner a développé la notion de « comportement restauré » ou « comportement vécu deux fois ». « Tout comportement humain, écrit-il, est une recomposition de comportements précédents[11]». Il est à la fois répétitif et réflexif parce que la répétition exige l’apprentissage social de gestes à l’intérieur de cadres spécifiques. Les modalités de restauration du comportement sont toutefois multiples : conservation, manipulation, transformation, réinvention d’un passé historiquement avéré ou fictif, situé ou non localisable, etc. Dans ces processus, toujours selon Schechner, les scripts jouent un rôle important. Ils procèdent d’« un savoir performatif », de scénarios connus et incarnés, qui se transmettent à travers la répétition des performances[12]. Le reenactment réintègre donc le corps, avec sa mobilité, sa précarité, son indétermination, ses affects, ses dimensions somatiques et psychiques, dans notre rapport au passé. Il convoque des savoirs incorporés, des mémoires kinesthésiques. Il inscrit l’expérience au cœur des processus de transmission.

Cela soulève des questions fondamentales. Un corps peut-il contribuer à penser, à travers ses propres moyens, notre rapport au passé, qu’il soit lointain ou immédiat, et les représentations que nous en produisons ? A-t-il la capacité de les transformer ? Je me tournerai vers la danse contemporaine pour esquisser quelques pistes de réponses, en l’occurrence les œuvres Archive (2014) et Capture Practice (2014) que le chorégraphe israélien Arkadi Zaides a réalisées à partir d’archives vidéographiques issues de B’Tselem, Centre israélien d’information pour les droits de l’homme dans les territoires occupés. En 2007, cette ONG a distribué des caméras légères haute définition à des Palestiniens de Cisjordanie pour qu’ils filment les persécutions qu’ils subissent dans leur vie quotidienne. Dans Archive, Zaides projette les extraits vidéo qu’il a sélectionnés sur un écran, au fond de la scène. Une télécommande à la main, il fait défiler les images, s’arrête sur certaines d’entre elles, les fait rejouer à plusieurs reprises, en avant, en arrière, à différentes vitesses. Il mime les attitudes, les postures, les gestes et les déplacements des protagonistes israéliens : lancer des pierres, viser une cible avec un fusil, disperser un troupeau de moutons, prendre une pose de défiance, etc. Zaides « rejoue » également la bande sonore de ces vidéos et s’enregistre à l’aide d’un magnétophone : les cris, les respirations, les bruits de courses et de bousculades, les sifflements de tirs et de projectiles, etc. Vers la fin de la pièce, en l’absence de projection, il fait jouer ces enregistrements et réeffectue les gestes et les séquences qu’il vient tout juste d’apprendre d’une manière répétitive et rapide qui évoque la transe, comme si son état de corps et de conscience était altéré par la surcharge d’affects, d’émotions, de violence. Archive donne à saisir comment les conflits résonnent dans les corps.

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Arkadi Zaides, Archive, 2014. Photographie : Ronen Guter

 

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Arkadi Zaides, Archive, 2014. Photographie : Ronen Guter

Plus encore, le chorégraphe cherche à comprendre quelles images des corps affectés par la violence peuvent produire. Installation vidéo destinée aux espaces d’exposition, Capture Practice est constituée de deux écrans à l’échelle du corps humain, disposés à angles, sur lesquels sont projetées en boucle deux bandes vidéo : à gauche, les extraits des archives de B’Tselem ; à droite, Zaides imitant les corps montrés simultanément sur le premier écran. Trois courtes vidéos mises en ligne sur le compte Viméo du chorégraphe montrent le making of de ce film[13]. Tandis que le danseur refait les gestes et les sons des corps israéliens filmés dans les images projetées, le vidéaste, Amir Bornstein, imite ceux des corps palestiniens qui les ont captés, les deux essayant de maintenir une distance et des positions équivalentes à celles des filmeurs et des filmés dans les territoires occupés. Ce making of donne à comprendre la proximité des corps dans la plupart des films, le rôle singulier de la caméra dans ces corps à corps, l’engagement des protagonistes dans l’action de filmer ou d’être filmé. Tenue à la main, souvent à bout de bras, toujours en mouvement et instable, la caméra de Bornstein est constamment braquée sur Zaides. Elle devient le pivot autour duquel filmeur et filmé performent et négocient corporellement la fabrique des images.

C’est cette portée moins reconnue des images de B’Tselem que Zaides contribue à penser et à rendre sensible. Tout en étant investis d’une valeur documentaire indéniable, ces films prennent une dimension performative. Ils sont agissants, c’est-à-dire actés et actants. Ils font émerger l’idée d’une fabrique de l’image comme moyen d’instaurer un rapport de force et de négociation entre des corps en lutte, affectés par la violence. Or, un visionnement chronologique et aléatoire des vidéos mises en ligne sur le site Internet de B’Tselem montre bien une évolution, au fil des années, d’une approche documentaire (capter une entorse aux droits de la personne pour pouvoir prouver qu’elle a bien eu lieu) à une approche performative des images (l’acte de filmer comme lutte pour la revendication de ces droits). Pourtant, le mode de diffusion de ces films que l’on accompagne toujours de textes qui racontent les faits qu’ils sont censés montrer, même lorsqu’ils sont difficilement déchiffrables, ou encore les polémiques qu’ils soulèvent dans la guerre médiatique pour la conquête des opinions publiques internationales démontrent qu’ils continuent à être appréhendés et évalués selon des critères et des valeurs issus du strict registre documentaire.

Cette connaissance corporelle que propose Zaides me semble constituer un apport important quant à notre compréhension des images de conflits produites par le journalisme citoyen et notre réflexion sur les récits que l’on peut construire à partir d’elles. Ce savoir qui s’est corporellement constitué à travers une forme de reenactment, la répétition mimétique d’un répertoire de gestes, dépasse le seul domaine du vivant et des corps. Il concerne des questions cruciales de l’actualité : les nouveaux médias, les conflits géopolitiques et le rôle des ONG, les nouvelles formes de résistance citoyennes. Ici, il me semble approprié de dire que le reenactment convoque une intelligence des corps pour penser le monde.

[1] Aline Caillet, « Le re-enactment : refaire, rejouer ou répéter l’histoire ? », Marges, no 17, 2013, p. 67.

[2] Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, trad. M. Rovere, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2008, p. 39.

[3] Roxanne Panchasi, « If the Revolution Had Been Televised : The Productive Anachronisms of Peter Watkins’s La Commune (Paris, 1871) », Rethinking History, vol. 10, no 4, p. 553-571.

[4] Jean-Marie Schaeffer, « De l’imagination à la fiction », Vox-Poetica, 2002, http://www.vox-poetica.org/t/articles/schaeffer.html (consultation le 21 octobre 2018).

[5] Jean-Marie Schaeffer, Ibid.

[6] Rebecca Schneider, Performing Remains : Art and War in Times of Theatrical Reenactment, Abingdon, Routledge, 2011.

[7] Diana Taylor, The Archive and the Repertoire : Performing Cultural Memory in the Americas, Durham, Duke University Press, 2003.

[8] Joy S. Kasson, Buffalo Bill’s Wild West : Celebrity, Memory, and Popular History, New York, Hill and Wang, 2000 ; Jacques Portes, Buffalo Bill et le West Wild Show : légende et postérité, Paris, Chêne, 2016 ; Éric Vuillard, Tristesse de la terre. Une histoire de Buffalo Bill Cody, Arles, Actes Sud, 2014.

[9] Judith Butler, La vie psychique du pouvoir : l’assujettissement en théories [1997], trad. B. Matthieussent, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002 ; Judith Bultler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe [1993], trad. C. Nordmann, Paris, Amsterdam, 2009 ; « Agency : un concept opératoire pour les études de genre », dossier thématique, Rives méditerranéennes, no 41, 2012, https://rives.revues.org/4084 (consultation le 21 octobre 2018).

[10] Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne [1959], trad. A. Accardo, Paris, Éditions de Minuit, 1973.

[11] Richard Schechner, « La restauration du comportement », Performance. Expérimentation et théorie du théâtre aux USA, trad. M. Percorari et M. Boucher, Montreuil-sous-Bois, Éditions théâtrales, 2008, p. 398-399.

[12] Richard Schechner, « Les points de contact entre anthropologie et performance », Communications, no 92, 2013, p. 134.

[13] En ligne : https://vimeo.com/94551754 ; https://vimeo.com/94555358 ; https://vimeo.com/94560802 (consultation le 21 octobre 2018)

Publié le 21 décembre 2018
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