Façonner

Le Goût de l’archive à l’ère du numérique

Reprendre la réflexion menée par Arlette Farge il y a trente ans pour comprendre les changements des relations entre les historiennes et les historiens et leurs sources primaires induits par l'émergence d'un monde de données, tel est l'enjeu du Goût de l'archive à l'ère numérique, projet d'écriture collaborative en ligne mené par Caroline Muller (Reims) et Frédéric Clavert (Luxembourg)

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Présentation du projet

En 1989, Arlette Farge publie Le goût de l’archive. Elle décrit ce qu’historiens et historiennes vivent en centre d’archives : une relation très intime à nos sources primaires – relation indirecte aux personnages du passé, des élites ou du peuple, que l’on s’approprie physiquement – à la fois par la commande et le dépouillement des « boîtes » d’archives – et intellectuellement – par la prise de note. Cette relation intime s’inscrit dans un espace particulier, le centre d’archives. Malgré toutes les différences d’un centre à l’autre, nous y fixons des rites (notre place préférée, notre rythme préféré, etc.). Cette relation intime, ces rites, sont des éléments déterminants de notre travail et conditionnent pour partie l’interprétation de nos sources et, ainsi, le récit du passé que nous en tirons. Traduit en plusieurs langues, ce livre a eu un succès international rare.

Près de trente ans après la publication du Goût de l’archive, si la numérisation massive des données est, aujourd’hui, très loin de concerner toutes nos sources, si les administrations, entreprises, associations ou particuliers sont encore loin d’une production exclusivement numériques de leurs documents – nos sources futures –, la mise en données des archives présentes et futures avance à très grand pas et bouleverse notre relation à nos sources. De plus en plus, nous consultons non des boîtes de papier commandées dans un centre d’archives, mais des PDFs en ligne, des bases de données constituées par nous, pour nous ou que nous détournons parfois de leur usage d’origine. Nombreux sont les corpus désormais constitués, exclusivement ou non, directement à partir de nos ordinateurs personnels, et, dans certains cas, à partir de serveurs bien plus puissants à même de gérer des quantités inédites de sources, qu’elles aient été numérisées ou qu’elles soient nées numériques. Les séjours en centres d’archives se sont transformés, par l’introduction de nouvelles médiations entre nous et nos sources : celle de l’appareil photo, celle de l’ordinateur et de ses logiciels, très variés, que nous utilisons.

Notre relation aux sources s’en voit nécessairement changée. Si d’autres ouvrages ont déjà abordé cette question, peu l’envisagent sous l’angle qu’Arlette Farge avait donné au goût de l’archive : celui de l’intimité avec les sources, celui du rapport physique et intime aux sources primaires, celui des rites que nous instaurons quand nous visitons un centre d’archives

Le goût de l’archive à l’ère numérique a pour but de se poser la question de l’appropriation par les historiens et historiennes des sources à l’ère numérique. Ont-elles toujours le même goût ? Quels sont nos nouveaux rites ? Répondre à ces questions implique une réflexion sur les évolutions de la culture sensible et matérielle de la discipline historique, en donnant la parole à des historiens et des historiennes mais aussi à tous les métiers directement touchés par cette transformation du métier : les archivistes, ceux et celles qui numérisent les documents, ceux et celles dont le travail est de les valoriser et faire connaître.

Le goût de l’archive à l’ère numérique est aussi un projet de son temps : né d’un tweet, élaboré sur un document en ligne, écrit collaborativement en ligne et en public. Il s’agit ainsi d’investiguer une écriture différente, collective, connectée. Le livre est lui aussi en pleine mutation. Reprenant les travaux de l’ « Institute for the future of the book » et notamment l’un de ses logiciels, la plateforme du « goût de l’archive à l’ère numérique » permet à chacun de commenter non seulement chaque chapitre, mais surtout chaque paragraphe, pour une discussion au plus près du texte, qui permettra une évolution et un enrichissement du livre au fil des commentaires. Le livre papier deviendra alors une « photographie » d’un état temporaire de l’ouvrage en ligne.

Extrait

Extrait du chapitre « De la Wayback Machine à la bibliothèque : les différentes saveurs de l’archive du Web… » de Valérie Schafer (Université du Luxembourg).

« Il est ainsi des moments dans une recherche que l’on n’oublie pas : la découverte des archives du Web en est un. Alors qu’en 2011 nous coordonnons avec Jérôme Bourdon un numéro spécial de la revue Le temps des médias dédié à la thématique « Histoire de l’Internet, Internet dans l’histoire » et alors que je commence un projet consacré à la réception du Web en France dans les années 1990, en vue d’une habilitation à diriger des recherches, rassemblant des matériaux traditionnels pour l’historien de l’innovation, tels des rapports étatiques, d’organisations, des archives  de la presse généraliste et spécialisée, des archives audiovisuelles, ou encore une liste d’entretien oraux à réaliser, nous recevons une proposition de l’historien danois Niels Brügger (Université d’Aarhus). Il nous propose d’aborder les enjeux des archives du Web Brügger, 2012. Je découvre alors la Wayback Machine d’Internet Archive et le projet de la fondation états-unienne, créée en 1996 par Brewster Kahle.

Le premier contact avec la Wayback Machine est déconcertant, puisqu’il faut entrer une URL dans la barre de recherche avant de voir s’ouvrir les archives du site choisi. Sans surprise ni originalité c’est sur l’URL du CNRS, où je travaille alors, que s’arrête mon choix, et avec elle commence une exploration des archives du Web qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui.

Revenir sur ce moment permet de mesurer le chemin parcouru par les archives du Web en l’espace de sept ans et les multiples changement en terme de méthodes d’archivage, d’accès, d’outils qu’elles ont connues (voir notamment Merzeau, 2014)

En effet les archives du Web ont différentes saveurs pour l’historien-ne, selon qu’il les consulte via la Wayback Machine en 2011 ou 2018. Au fil des années Internet Archive a introduit des fonctionnalités, permettant par exemple une recherche par mot clé sur les pages d’accueil des sites archivés, ou encore d’obtenir la date d’archivage de chaque élément d’une page (voir le billet d’Internet Archive « Wayback Machine Playback… now with Timestamps! » du 5 octobre 2017).

Mais les saveurs de l’archive du Web ne varient pas seulement en fonction des années et de l’ajout d’ingrédients, mais également en fonction du cadre de consultation des fonds, différent selon que l’on passe par la Wayback Machine ou que l’on se rend à la Bibliothèque nationale de France (BnF) ou à l’Institut national de l’audiovisuel (Ina). Car les archives du Web créent ce semblant de paradoxe d’un retour à la bibliothèque, pour consulter ce patrimoine nativement numérique (Born-Digital Heritage). Disponible en ligne, à domicile ou sur son lieu de travail, dans le cas d’Internet Archive, il n’est accessible que dans les enceintes de la BnF et quelques bibliothèques en régions pour les archives du Web collectées par les deux institutions françaises dans le cadre du dépôt légal français de Clément Oury par Évelyne Cohen et Julie Verlaine en 2013).

(…)

À un parcours lent, minutieux, appuyé sur le croisement des sources, recherchant les URLs pertinentes dans les guides de l’Internet, dans les  rapports, dans les annuaires, dans la presse spécialisée, avec une  curation humaine qui n’a rien à envier à celle de Yahoo! par exemple  dans les années 1990, succède en quelques années avec le développement d’outils et la mise à disposition de métadonnées par la BnF et l’Ina une  possibilité de déguster les archives du Web différemment, et même en quantité massive.

(…)

L’Ina par exemple a conservé des attentats 2015 plus de 20 millions de  tweets. Outre que le goût de l’archive du Web change forcément avec les archives de Twitter (voir dans ce livre, la contribution de Frédéric Clavert sur le goût de l’API), qui ne reposent pas sur les mêmes recettes que les sites Web des années 1990, il n’est plus question pour le chercheur de picorage. Mais si la masse en elle-même peut vite mener à l’indigestion, c’est aussi évidemment le thème de la recherche, à savoir les attentats de 2015, que nous avons éprouvé en 2016 dans le cadre du projet interdisciplinaire ASAP (Archives Sauvegarde Attentats Paris). Les réactions aux attentats et hommages sur Twitter défilent sur l’écran en quantité massive.  S’affichent au fil des tweets des mots et des images que l’on aurait voulu éviter, à l’instar de la salle du Bataclan maculée de sang, des propos pro-Daech ou de ces messages de famille et d’amis à la recherche

de proches, dont on connaît la triste issue, et dont les visages surgissent au fil de l’archive. Ces archives qui défilent ad nauseam – et les archivistes reconnaissent comme les chercheurs l’impact qu’elles  ont sur eux, au fil des archivages, présentations, affinages de corpus, etc. »

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Publié le 19 mai 2018
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