Le film de réemploi comme contre-discours féministe. Entretien avec la réalisatrice Anne-Gabrielle Lebrun-Harpin
Une femme, qui attend qu'un robot pâtisse un gâteau ; une femme, interrogée sur l'incompétence féminine supposée pour l'informatique ; une femme, qui concourt face à une machine. Dans Un robot à soi, la réalisatrice Anne-Gabrielle Lebrun-Harpin réemploie ces images d'archives des Trente Glorieuses, pour analyser, non sans humour, le regard masculin et sexiste porté sur le rapport entre les femmes et les innovations techniques. Un entretien mené par Rémy Besson.
Rémy Besson : Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots quel est le sujet de votre film, Un robot à soi ?
Anne-Gabrielle Lebrun-Harpin : Dans Un robot à soi, je me suis penchée sur la relation des femmes aux technologies, et plus spécifiquement sur la représentation de cette relation dans les images publicitaires et télévisuelles des années 1940 à 1970. Dans celles-ci, les nouvelles technologies étaient présentées comme la solution au plus grand problème des femmes au 20e siècle : les tâches ménagères.
Le titre du film est une référence à la thèse de Virginia Woolf dans son essai Un lieu à soi, mais ici le film propose d’étudier une thèse capitaliste selon laquelle une femme doit avoir des outils technologiques à elle pour s’émanciper.
R. B. : Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une recherche-création. Pouvez-vous nous en dire plus sur son contexte de production et sur la façon dont vous avez travaillé sur film?
A-G. L-H. : Le court-métrage s’inscrit dans le projet collectif de recherche-création Intimités numériques dirigé par Diane Poitras, professeure à l’École des médias de l’université de Québec à Montréal (UQÀM). Le projet consiste en une série de courts-métrages visant à questionner ce que devient l’intimité sous la pression des médias sociaux. J’ai collaboré en tant que monteuse à trois des courts-métrages du projet et l’idée d’un film d’archives sur le sujet m’est venue alors que je montais l’un des films.
J’ai présenté à l’équipe de recherche et de création une sélection d’archives abordant des thématiques du projet. Parmi elles, les images et les discours autour de l’automatisation des tâches ménagères ont particulièrement retenu l’attention.
L’équipe se réunissait ponctuellement pour faire un point en commun sur l’avancement des étapes de production et partager des idées faisant cheminer chaque film. Lorsque la pandémie de Covid-19 est arrivée, le confinement nous a forcés à travailler de façon plus individuelle, mais nous nous faisions un devoir de tenir des rencontres par visio-conférence pour poursuivre cette démarche collaborative absolument vitale. Je partageais de nouvelles versions de montage et les membres de l’équipe formulaient des commentaires et des suggestions qui me permettaient de valider ou d’invalider certains choix d’archives et certains procédés de création.
R. B. : Ce film est entièrement composé d’images tournées par d’autres personnes que vous. On parle pour cela de film de seconde main, ou de réemploi. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a mené à choisir cette forme?
A-G. L-H. : En tant que monteuse et passionnée d’histoire, je pense que le film de réemploi est la forme qui m’inspire le plus, nécessitant principalement un travail de recherche d’archives et de montage. C’est aussi à mon avis une manière très efficace de poser un regard sociohistorique sur les sujets qui m’intéressent.
J’ajoute que mon mémoire de maitrise en recherche-création portait sur le réemploi cinématographique comme contre-discours féministe. C’est donc une forme qui m’était familière tant d’un point de vue créatif que théorique. Le projet offrait ainsi une nouvelle opportunité d’expérimenter avec cette forme, et surtout, de le faire, toujours, d’un point de vue féministe.
Puis, comme l’histoire ne s’est longtemps intéressée qu’aux activités culturellement assignées aux hommes, adopter un point de vue féministe sur l’histoire oblige à une certaine déconstruction pour en étudier les rapports de pouvoir, et la réélaboration des matériaux d’archives se prête magnifiquement à cet exercice. C’est ce que j’ai expérimenté tant dans mon mémoire que dans ce film.
R. B. : Ce type de film conduit à se confronter à des questions de droits d’auteur. Pouvez-vous nous dire comment vous vous êtes positionnée par rapport à ces enjeux ? Et quelle est l’origine des images que vous avez utilisées?
A-G. L-H. : Les archives que j’ai utilisées proviennent de deux fonds : la collection d’archives de Radio-Canada et la collection Prelinger Archives de Rick Prelinger ; toutes deux disponibles en ligne.
Parmi la collection Prelinger Archives, qui rassemble 60 000 ephemeral films (des films éducatifs, industriels, publicitaires et amateurs), j’ai trouvé des films publicitaires produits pour des compagnies américaines comme Frigidaire, General Motors, Ironite, Whirlpool et Westinghouse faisant la promotion de leurs produits au service des femmes, ainsi que des films produits pour les compagnies IBM et Wells Fargo dans lesquels on pouvait voir des femmes travaillant avec des outils informatiques.
Pour ce qui est l’utilisation d’archives de Radio-Canada, il me semblait primordial que le film aborde l’écho de ces discours dans la société québécoise pour ainsi éviter de demeurer dans la trop simpliste critique du rêve américain. Ces archives télévisuelles sont donc issues de reportages comprenant des entrevues, un vox pop [ou micro-trottoir] et une démonstration de produit.
En effet, l’obtention des droits de diffusion de ces images est l’un des défis importants dans la réalisation d’un film de réemploi. Les archives de la collection Prelinger Archives sont du domaine public et portent la mention Creative Commons. Rick Prelinger encourage même les gens à en faire usage. Je lui ai tout de même écrit pour lui faire part du projet et avoir son accord. Dans le cas des archives de Radio-Canada, la directrice du projet et productrice du film, Diane Poitras a eu l’amabilité et la patience de faire les démarches nécessaires pour libérer les droits sur ces archives, comme elles étaient utilisées dans le cadre d’un projet de recherche et que je les avais dénichées directement en ligne.
R. B. : Ces deux fonds sont très riches et contiennent un nombre conséquent de documents d’archives. Comment avez-vous réussi à naviguer dans leurs catalogues pour trouver les images qui vous intéressent? Et, une fois une première sélection opérée, comment avez-vous travaillé pour resserrer votre choix aux seuls extraits qui sont montés dans votre film?
A-G. L-H. : Je dois admettre que je m’y connaissais très mal en recherche d’archives, mais comme nous étions en plein confinement au moment de mes recherches, j’avais le temps d’errer un peu.
La banque d’archives en ligne de Radio-Canada constituée de 2002 à 2009 n’existant plus, dû à la fermeture du Fonds Mémoire canadienne par Patrimoine canadien en 2009, je me suis tournée vers la nouvelle section Archives de Radio-Canada. Celle-ci fait plutôt partie d’une stratégie de valorisation des archives et ne constitue pas tellement une banque d’archives à proprement parler. Les archives se retrouvent dans des articles organisés par thématiques, c’était donc assez long d’en faire le tour. Mais étant donné le contexte pandémique et les limites budgétaires du projet, j’y ai tout de même effectué mes recherches. J’ai trouvé la plupart des archives qui m’intéressaient dans des articles des sections Techno et Société, et même sur la page Facebook « Les Archives de Radio-Canada ».
Le fondateur de la collection Prelinger Archives, le chercheur, archiviste et professeur à l’université de Californie à Santa Cruz, Rick Prelinger, avait été invité par le Laboratoire de recherche sur les pratiques audiovisuelles documentaires (labdoc) dont je suis membre lors des Rencontres internationale du documentaire de Montréal (RIDM) en 2018. Grâce à la leçon de cinéma qu’il y avait donnée, j’étais persuadée de trouver ce que je cherchais dans sa vaste collection qu’on peut consulter et télécharger en ligne sur The Internet Archive. Puisque cette collection comporte principalement des archives datant de l’époque qui m’intéressait, j’ai dirigé mes recherches surtout par sujet : gender roles, futurism, houses and homes, robotics, computers, technology, consumerism, data processing.
Une fois les archives importées dans le logiciel de montage, j’ai sélectionné les extraits que je voulais utiliser, puis je les ai classés en fonction des thématiques que je souhaitais aborder dans le film. Ensuite, le travail de montage le plus laborieux consistait à remonter ces archives pour en réduire la durée tout en en gardant l’essence et surtout à les assembler en une structure qui formerait une sorte de récit à partir de ces discours. Dès les premières versions, il était certain que le film commencerait et terminerait par le travail des femmes en informatique, alors que tout le reste fut remanié plusieurs fois. Puis, j’ai dû me résigner à retirer certaines archives que j’aimais pourtant beaucoup parce qu’elles ne trouvaient pas leur place au sein du discours qui se construisait ou qu’elles répétaient des idées mieux présentées dans d’autres archives.
R. B. : Votre film est particulièrement intéressant car il propose à la fois un retour sur une période de l’histoire (1940 à 1970), mais aussi sur la culture visuelle de cette époque. Comment avez-vous articulé ces deux dimensions?
A-G. L-H. : Je me suis intéressée à cette période de l’histoire d’abord parce que c’est une époque de foisonnement technologique accueillie avec méfiance et enthousiasme à la fois. C’est une époque d’anticipation, où l’on sentait que ces avancées technologiques transformeraient nos sociétés à jamais et on spéculait beaucoup sur le futur. De ces spéculations sont nées des idées qui nous paraissent aujourd’hui plutôt loufoques comme les voitures volantes. On promettait que ces technologies travailleraient à notre place et que nous pourrions enfin avoir plus de temps pour nos loisirs.
C’est aussi durant cette période qu’émerge l’idée de l’existence d’une classe moyenne, que la télévision fait son entrée dans les foyers. C’est à cette classe moyenne qu’on s’adresse dans les programmes dont proviennent les archives que j’ai utilisées.
Le contexte de Guerre Froide teinte aussi beaucoup le contenu de ces programmes qui incitent à la consommation comme s’il s’agissait d’un acte patriotique, opposant le progrès technique et le capitalisme au communisme.
Puis, comme c’est l’histoire des femmes qui m’intéresse, aux rôles genrés traditionnels de l’époque s’opposaient les luttes de la Deuxième vague féministe. Dans les archives, on voit bien les tentatives extrêmement maladroites et intéressées des grandes entreprises de répondre au besoin d’émancipation des femmes. Dans les programmes publicitaires, on s’adresse aux ménagères, ces nouvelles consommatrices devenues le public cible idéal, captif de son foyer et épuisé de devoir répondre à un idéal inatteignable.
R. B. : Votre film constitue aussi une manière de mettre à distance, voire de critiquer le sens original de ces contenus audiovisuels. Vous le faites avec beaucoup d’humour. Pouvez-vous nous parler de vos choix?
A-G. L-H. : En effet, et c’est une autre chose que j’aime tant dans le réemploi d’ailleurs. Avec le recul, ces discours nous semblent aujourd’hui assez farfelus ; et les stratégies marketing de l’époque, plutôt grossières. J’aime beaucoup l’humour et je crois qu’il est un véhicule formidable pour aborder des enjeux complexes en gardant l’attention des gens. En pointant l’absurdité d’une situation, on arrive parfois plus facilement à convaincre de la nécessité de changer les choses. Et dans ce cas-ci, il permet aussi de réfléchir à la manière dont ces discours existent encore aujourd’hui, sous une forme plus raffinée peut-être.
Il faut ajouter que ces films ont été scénarisés, tournés et montés par des équipes entièrement masculines, du moins en ce qui concerne ceux qui contiennent un générique. Et il est plutôt amusant d’un point de vue féministe de pointer le ridicule du regard masculin décomplexé qui en émane. Les personnages féminins sont complètement démunis et ne comprennent rien à ces nouvelles technologies. Ce stéréotype sexiste est si tenace qu’un journaliste demande en blaguant à une étudiante en informatique si l’emploi de femmes en informatique pose problème à cause de tous ces chiffres. Pourtant, les femmes ont participé très activement aux débuts de l’informatique et la séquence d’ouverture du film est un clin d’œil à ces pionnières comme Ada Lovelace et Grace Hopper. Encore aujourd’hui, ce milieu est reconnu comme un boys club particulièrement hostile aux femmes.
Et puis, une fois émancipées des tâches ménagères, la manière dont les femmes occupent leur temps libre dans l’imaginaire masculin est d’un ridicule navrant ; bronzage, magazine de mode, sport et évidemment, magasinage. Il ne leur viendrait jamais à l’idée que les femmes préfèreraient profiter de leur liberté pour étudier, créer ou encore militer pour leurs droits. Dans une scène particulièrement déjantée, une femme atterrit dans une cuisine automatisée où il suffit d’insérer une carte perforée dans une fente et d’appuyer sur quelques boutons pour cuisiner un gâteau. Alors que la cuisine s’active, la femme disparaît derrière un paravent et réapparait vêtue pour jouer au tennis, puis, au golf et évidemment, en maillot de bain. Après avoir soufflé les bougies du gâteau, sans avoir à les allumer, la femme chante l’un des énoncés les plus importants du film : « everyone says the future is strange but I have a feeling somethings won’t change » (« tout le monde dit que le futur est étrange, mais je n’ai pas le sentiment que certaines choses changent »).
Bien entendu, les personnages de femmes mis en scène dans ces films sont tous issus de la classe moyenne, correspondent aux standards de beauté. Ces femmes sont bien habillées et maquillées et surtout, elles sont blanches. C’est un autre non-sens que j’ai voulu souligner dans le montage du film. Ce n’est que dans la scène finale qu’on voit des femmes racisées, et leur présence est d’autant plus marquante qu’elles sont absentes du reste du film. J’ai choisi d’axer le montage de cette séquence sur la diversité de femmes travaillant en informatique pour l’opposer à ces images fantasmées des femmes de l’époque.
R. B. : Au-delà de ce seul film, vous travaillez actuellement comme monteuse et assistante-monteuse, principalement en cinéma documentaire. Pouvez-vous nous dire en quoi la création de ce film vous accompagne lors de la réalisation d’autres projets?
A-G. L-H. : Les derniers films que j’ai montés contiennent aussi des archives, mais les approches des réalisatrices sont différentes et ce ne sont pas des films strictement de réemploi. Cependant, certains procédés demeurent dans ma manière de monter les archives. Par exemple, je suis persuadée que de la même manière qu’il peut être utilisé pour servir un propos féministe, le réemploi peut aussi être un outil efficace pour décoloniser le regard sur le territoire. C’est le cas dans quelques séquences du prochain film de Nadine Beaudet, Manicouagan, qui devrait sortir au courant de l’année 2024. On y retrouve des images en mouvement et des photos magnifiques des familles innues sur le Nitassinan, avant la construction des grands barrages. Par ailleurs, pour le montage du prochain film de la réalisatrice Jenny Cartwright, Les perdants, je retrouve ce même plaisir à aborder les archives avec humour. C’est aussi notre amour commun pour les archives et nos convictions féministes qui nous ont réunies pour ce film, qui est toujours en post-production au moment d’écrire ces lignes.
C’est une grande joie quand on me demande de collaborer à des projets qui comportent des archives puisque cela représente généralement un défi de taille pour le montage, mais aussi un immense plaisir à visionner, cataloguer, monter et remonter, sans cesse.
Bande-annonce : https://vimeo.com/712092940?share=copy
Site web du projet Intimités numériques : http://intimite.bigdata.grisq.org
Festivals et reconnaissances :
Un robot à soi a remporté le prix du meilleur court-métrage au Festival international du film d’histoire de Montréal (FIFHM) en 2022 en plus d’avoir été présenté en compétition dans plusieurs festivals internationaux dont le Sole Luna Doc Film Festival en Italie, le festival international du documentaire Beyond Borders en Grèce et le Aguilar Film Festival en Espagne. Au Québec, il a notamment figuré parmi la sélection de la 6e édition du Festival filministes et la compétition de courts-métrages de l’édition 2023 du Cinéma sous les étoiles.